L’un des principaux centres de recherche et d’enseignement au XVIIIe siècle en Russie, l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, reste à ce jour un territoire peu exploré en ce qui concerne l’apprentissage des arts. Le cas de la section sculpture est d’autant plus marquant puisqu’aucune étude monographique ne lui est consacrée. Pourtant, cette section convainc ses contemporains et même produit des sculpteurs habiles. Dirigée par Johann Frantz Duncker de 1749 à 1762, elle inaugure l’apprentissage de cet art, longtemps désapprouvé par l’Église orthodoxe, qui condamne sa trop grande proximité avec l’idolâtrie. Sous le regard attentif de ce maître étranger, la sculpture est pour la première fois enseignée de façon académique en Russie, sous presque toutes ses formes, et ce une décennie avant la fondation de l’Académie impériale des beaux-arts en 1757. Il peut alors sembler curieux qu’aucune étude ne soit consacrée à l’héritage laissé par ce sculpteur. Le plus troublant demeure la manière dont les chercheurs russes et occidentaux ont traité l’apprentissage artistique au sein de cette institution, comme en témoigne l’auteur d’un ouvrage majeur sur les académies d’art en Europe, Nikolaus Pevsner, qui l’aborde laconiquement et avec des mots cruels : « L’Académie impériale fondée en 1724 par Pierre le Grand comportait une section beaux-arts dont le développement resta médiocre » (Pevsner, 2018 [1940] : 241). Dans les ouvrages plus contemporains concernant l’histoire de l’art russe, l’apprentissage de la sculpture ne semble commencer qu’à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle avec la fondation de l’Académie impériale des beaux-arts. De l’avis de ces mêmes spécialistes : « La seconde moitié du XVIIIe siècle est marquée par un autre phénomène rare dans l’histoire de l’art russe : le développement inattendu, brillant de la sculpture sous toutes ses formes. […] L’artiste français N. F. Gillet avait joué un grand rôle dès l’ouverture de l’Académie des beaux-arts en y instituant une classe de sculpture. » (Allenov, Dmitieva, Medvedkova 1991 : 234). Aucune place n’est ici accordée à Johann F. Duncker, ni même à sa classe de sculpture. Pourtant, l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg a donné lieu à une abondante bibliographie, bien que celle-ci soit surtout concentrée sur des questions liées aux réseaux que l’institution a tissés avec des personnalités et des instances européennes, principalement dans l’espace germanique (Kowalewcz 2004). Les personnalités étrangères présentes à l’Académie – en particulier les scientifiques comme Gerhard Friedrich Müller, Joseph Nicolas Delisle et Leonhard Euler – ont connu leur lot de travaux. Présentés tantôt comme des opportunistes cupides et vantards, tantôt comme des génies venus diffuser leurs savoirs à un empire en manque de sciences, ils n’en sont pas moins célèbres et toujours commentés aujourd’hui. Enfin, dans les nombreuses études retraçant l’histoire de l’Académie, aussi bien en français, anglais et allemand qu’en russe, les activités de la section d’art restent toujours les moins étudiées. Il faut attendre les années 2000 pour qu’en Russie des chercheuses comme Elena S. Steteskevich (2001) et Galina I. Smagina (2007) réinvestissent ce champ de recherche en y consacrant les premières monographies. Les apports de ces autrices concernent particulièrement l’apprentissage du dessin, laissant de côté celui des autres arts. Elles analysent également les modèles artistiques empruntés aux Occidentaux par les professeurs de l’Académie et les singularités dans la formation mise en place au sein de l’institution.
Au XVIIIe siècle, l’apprentissage de l’art en Russie est un enjeu profondément transnational. À Saint-Pétersbourg, capitale cosmopolite, prospèrent avant tout les sculpteurs français et italiens. Le manque d’expérience et de considération des Russes dans le travail de certains arts est vécu comme un véritable « retard culturel […] douloureusement ressenti » (Lappo-Danilevsky, Mozgovaya 2002 : 155) par un État et une noblesse qui aspirent à transposer les mœurs et les goûts occidentaux chez eux. Souvent dirigés par des artistes étrangers, formés en Occident et utilisant des méthodes et manuels importés sur place, les enseignements de sculpture proposés en Russie doivent avant tout instruire des praticiens locaux, qui peuvent répondre à la demande de la ville. Un paradoxe est pleinement perceptible : les Russes ne veulent plus dépendre de maîtres étrangers, toutefois, ils ont besoin d’eux pour former des sculpteurs locaux assez habiles pour exécuter tout type de commande.
Concomitante des stratégies politiques, d’abord russes, puis soviétiques, l’historiographie met davantage à l’honneur des figures nationales. Longtemps critiqué, voire ignoré, l’héritage laissé par Johann F. Duncker dans cet enseignement a presque disparu des livres d’histoire de l’art. Ses origines germaniques, et celles d’une grande partie des membres de l’Académie peuvent être l’une des causes de ce dénigrement. À travers cet article sont analysées les raisons ayant poussé les chercheurs à négliger la classe de sculpture de l’Académie impériale des sciences. Il est pour cela nécessaire de revenir sur son histoire alors qu’elle était dirigée par Johann F. Duncker, avant de tenter de définir la cause d’un tel oubli, ou d’un effacement historiographique.
Les origines de Duncker sont encore incertaines : il serait né en 1714 ou 1718, à Vienne ou à Cologne (Malinovsky 2007 : 217). Il a d’abord travaillé à Copenhague de 1736 à 1738, puis en Russie à partir de 1738, où il œuvra comme maître indépendant. À partir de 1746, il commença à sculpter, avec succès, pour la Chancellerie des bâtiments, instance gérant la construction à Saint-Pétersbourg. Il fut un artiste central de ce milieu du XVIIIe siècle, devenant le sculpteur et décorateur le plus en vue de la capitale russe et de sa région. Il travailla pendant plus de deux décennies sous la direction du célèbre architecte franco-italien Bartolomeo Rastrelli. Ensemble, ils réalisèrent le nouveau Grand Palais de Tsarskoie Selo, ainsi que l’Ermitage, la Grotta et le palais de Monbijou. Duncker produisait également des meubles, dont il fournissait les dessins avant de les réaliser lui-même ou de les faire exécuter par un autre (Logvinova 2014 : 313). De plus, il s’était forgé un important réseau professionnel notamment avec des membres de l’Église luthérienne de Saint-Pétersbourg comme l’architecte Georg Veldten Duncker était notamment le parrain de la fille de Georg Veldten, Anne Christine, baptisée le 17 avril 1763, alors que la femme de Veldten (Anne-Christine, née Paulsen) était la marraine de la fille de Duncker, Anna-Helena, baptisée le 24 novembre 1770, toutes les deux à l’église Sainte-Anne. TsGIA SPB. f. 708, op. 1, d. 31, Église luthérienne Saint-Anne, fol. 136 et TsGIA SPB. f. 708, op. 1, d. 31, fol. 239 verso.
En octobre 1748, Duncker travaillait déjà avec les membres de l’Académie à l’occasion de l’érection d’une colonne triomphante. Toutefois, à cause de son agenda trop chargé, il dut se retirer du projet – il réalisait à la même période les sculptures de l’iconostase et des chambres du palais de Tsarskoie Selo. Le 15 décembre 1749, il rejoignit officiellement l’institution, en signant son contrat pour diriger la classe de sculpture, bien qu’il enseignât à l’Académie depuis septembre de cette même année. Les procèsverbaux de l’institution mentionnent par ailleurs qu’il fut choisi pour ses capacités techniques, et non pour son potentiel de pédagogue (
Malheureusement, très peu de traces écrites du travail de Duncker concernant sa classe et ses élèves nous sont parvenues à ce jour. La majorité des informations connues ont été transmises par le directeur Jacob von Stählin dans ses mémoires (Malinovsky 1990). Duncker enseigna d’abord à ses étudiants à travailler l’argile, la cire et le bois, des matériaux qui avaient l’avantage d’être très malléables et peu chers. En 1755, il demanda à l’Académie de lui fournir du marbre et les outils pour le travailler (Suslova 1957 : 10, 47). Il semble que ce fut la première fois que la technique de la taille du marbre fut enseignée en Russie, du moins au sein de l’Académie. Au milieu du XVIIIe siècle, il s’agissait d’une compétence rare que seule une poignée de sculpteurs – sans doute tous étrangers – maîtrisait à Saint-Pétersbourg. Cette demande formulée par Duncker était un indice du niveau, déjà avancé, de ses étudiants. Contrairement à la cire et l’argile qui étaient surtout employées pour les études d’après nature et qui pouvaient être retravaillées, le marbre implique nécessairement un moment de gestation, car la reprise est impossible. L’élève prétendant au travail de ce précieux matériau démontrait une étude approfondie du sujet ainsi qu’une maîtrise de toutes les compétences pré-requises (Belioutine, Moleva 1956 : 299).
La technique de la taille était, quant à elle, d’abord enseignée sur du bois. Duncker considérait cette étape comme la dernière avant le passage au marbre, « car il est plus facile pour un élève d’apprendre à couper dans de la matière molle, c’est-à-dire un bois » (Suslova 1957 : 46). Ce matériau limitait toutefois les dimensions de l’ouvrage en cours d’exécution. Dans une optique de professionnalisation, les apprentis les plus habiles étaient invités à travailler sur les chantiers sur lesquels œuvrait Duncker Il semblerait que cela concernait les apprentis dont la formation était déjà considérée comme terminée. En mai 1755, la Chancellerie des bâtiments avait adressé une lettre à l’Académie pour que deux élèves en sculpture (Mikhail Pavlov et Piotr Stoletov) de la classe de Duncker soient dépêchés sur le chantier des appartements du Palais d’Hiver. Le professeur jugea qu’ils n’étaient pas encore prêts, et que cela serait une « folie » de les envoyer travailler sur un chantier (Suslova 1957 : 46–47). En Russie, l’envoi d’étudiants en art à l’étranger était davantage l’affaire de l’Académie impériale des beaux-arts, une institution fondée en 1757, qui inscrit officiellement dans son règlement de 1764 qu’elle « enverrait douze étudiants tous les trois ans, choisis parmi la promotion sortante » (Baudez 2011 : 144). Lors de son séjour, il est accompagné d’un autre étudiant : Nikolaï Bakhtourny. Formé d’abord au dessin, il commença à suivre les conseils de Pavlov à Paris et s’exerça avec lui à la sculpture (Kostychyn 2018 : 42). La correspondance que Pavlov eut avec l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, lors de son séjour parisien, est d’une richesse rare. Celle-ci est en grande partie publiée dans la monographie d’Elena Suslova (Suslova 1957), mais demande à être réexaminée au regard des travaux récents concernant la mobilité et l’apprentissage des artistes étrangers à Paris.
Fondée en 1724 à Saint-Pétersbourg, l’Académie impériale des sciences devait être dès ses débuts une « société des arts et des sciences » (Gavrilova 1973) comprenant ainsi une section ou une académie d’art en son sein. Le tsar Pierre le Grand avait imaginé son Académie comme le meilleur outil pour introduire, acclimater et diffuser les sciences et les arts en Russie, tout en cultivant ceux qui seraient utiles à son empire (Schulze 1985 : 318). Ce type d’institutions jouait déjà un rôle central en Occident. Des personnalités, comme Gottfried Wilhelm Leibniz, lorsqu’il était président de l’Académie royale des sciences de Prusse, incitaient le tsar à fonder son académie avec comme objectif de rapprocher culturellement et intellectuellement le monde slave du reste de l’Europe de l’Ouest (Raeff 1996 : 94).
Cette institution n’était pas seulement pensée comme un cénacle, elle répondait aussi au besoin de former un nombre important de Russes aux différentes sciences. Elle remplissait donc à la fois la fonction d’académie, d’université et de gymnase, ce qui lui permettait de « rendre gloire au développement des sciences tout en profitant à la population en éduquant les jeunes » (Smagina 2017 : 16). Une lourde tâche lui était ainsi attribuée : celle de former une nouvelle catégorie sociale, encore inconnue dans la Russie du début du XVIIIe siècle, des intellectuels, qui devraient concourir à la fortune de l’empire (Berelowitch 2019 : 327). Durant les deux premières décennies, la section arts répondait à la demande d’une main-d’œuvre, destinée à aider à la production et à la diffusion de matériaux scientifiques. L’institution était, avant tout, demandeuse de bons dessinateurs et graveurs afin d’illustrer les travaux des scientifiques. La production découlant de ces ateliers était une source de revenus indispensable au bon fonctionnement de l’institution. Ainsi pendant cette première période, les classes d’arts semblaient répondre à « un objectif strictement utilitaire de promouvoir la science et de desservir divers départements universitaires » (Pronina 1983 : 29).
La section des arts à l’Académie était formée d’un complexe d’ateliers d’art, appelés chambres, où le maître de chaque discipline répondait à des commandes. Les étudiants étaient principalement des soutiens – tels des assistants – qui aidaient le maître dans son travail. Ce système était assez différent de celui des académies d’art en Occident. Depuis la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture de Paris, institution et ateliers devenaient deux espaces bien distincts. Au sein de l’Académie royale, l’étudiant acquérait surtout les techniques du dessin, passait des concours, tout en assimilant un bagage artistique théorique. À l’atelier, celui-ci était soumis à l’autorité d’un maître qui lui transmettait sa spécialité – peinture ou sculpture – sans que l’Académie interfère. À Saint-Pétersbourg, l’atelier et le maître qui le dirigeait étaient administrés par l’Académie impériale et étaient tenus de suivre les règles en vigueur. La formation dispensée dépendait toujours du directeur de la chambre, du maître de l’atelier, et la qualité de l’enseignement relevait des capacités pédagogiques de ce dernier (ibid. : 30). Le système pédagogique de ces deux premières décennies posait deux problèmes majeurs dans la formation des étudiants. Premièrement, bien souvent par manque de temps, les maîtres d’atelier ne pouvaient pas transmettre complètement leurs connaissances. En effet, œuvrant dans un des principaux lieux de production, avec la Chancellerie des bâtiments et les manufactures, les professeurs étaient souvent débordés par les commandes et ne pouvaient répondre aux attentes pédagogiques de leurs étudiants. Deuxièmement, lorsque l’enseignement était possible, celui-ci se faisait uniquement du maître à l’élève, sans ouverture à d’autres disciplines. Il s’agissait le plus souvent d’un transfert des traditions et des compétences directes, d’une génération à l’autre. Ce système est naturellement associé à celui de l’époque médiévale en Occident. Cela signifie généralement que les modèles transmis étaient uniquement ceux du maître. Ils étaient composés d’une gamme spécifique d’images, empêchant toute diversité. Ce type d’enseignement, particulièrement limité, ne pouvait pas répondre aux besoins de la Russie, et surtout de Saint-Pétersbourg, sans cesse en demande de personnes qualifiées pour répondre à une commande en constante expansion (ibid. : 32).
Le nouveau règlement proposé par les professeurs Johann Daniel Schumacher et Grigorij Nikolaevič Teplov, et accordé à l’Académie par l’impératrice Élisabeth Petrovna – la fille de Pierre le Grand – le 4 août 1747, vint officiellement légaliser l’étude des arts au sein de l’institution. Si sa structure et son fonctionnement de base restaient relativement similaires, ce nouveau règlement s’accompagnait d’une revalorisation des dotations de l’Académie. La section des arts devenait indépendante financièrement (Schulze 1985 : 318) ce qui lui permit ainsi d’ouvrir (ou de rouvrir) des classes de spécialités, comme celles de peinture, d’architecture et de sculpture. De plus, certaines tâches purement éducatives furent mises en place au sein des ateliers, ce qui traça les prémices du futur système pédagogique (Pronina 1983 : 38). Au milieu du XVIIIe siècle, l’Académie des sciences et des arts demeurait la seule i nstitution publique en Russie qui pouvait prétendre donner à ses étudiants un programme permettant de se spécialiser dans une discipline artistique, tout en acquérant un bagage théorique conséquent. Jacob von Stählin, « académicien et courtisan », en plus d’occuper les charges de professeur de dessin, dirigea cette nouvelle section d’art avec une infatigable énergie (Liechtenhan 2002 : 321 et Smagina, Somov 2021 : 93–94). Sans doute ses origines germaniques purent déterminer le choix des professeurs qui furent placés à la tête de chaque classe d’art.
Depuis le règlement de 1747, les cours d’art à l’Académie étaient gratuits et accessibles à tous, à l’exception des serfs. Certains élèves pouvaient même recevoir un salaire pour des services rendus, en travaillant notamment sur des commandes passées à l’Académie. Il fallait motiver une majorité de jeunes à venir étudier ces disciplines qui avaient alors encore du mal à convaincre. Les premiers étudiants de la section des arts provenaient en grande partie de l’Académie. Il s’agissait d’apprentis d’autres disciplines issus des sciences ou des langues qui souhaitaient acquérir des bases solides en dessin, avant de potentiellement continuer à se spécialiser dans une discipline artistique. Les étudiants qui n’étaient pas de l’Académie avaient été envoyés par d’autres instances comme la Chancellerie, l’Amirauté, les manufactures, pour se former sur des techniques précises. D’autres encore s’étaient directement inscrits dans les classes d’art pour y suivre les cours, sans provenir d’aucune institution C’était notamment le cas de Mikhail Pavlovitch Pavlov que Johann F. Duncker considérait comme son meilleur élève (Suslova 1957 : 5). En décembre 1748, la Chancellerie des bâtiments envoya un de ses apprentis étudier à l’Académie des sciences. Dans le rapport rédigé à cette occasion, il est mentionné que celui-ci devait assimiler à la fois le dessin et la langue allemande (Steteskevich 2001 : 126).
Les éléments évoqués précédemment sont absents des ouvrages généraux actuels sur l’art russe. Les raisons de cette carence bibliographique, concernant la formation artistique dispensée par la communauté germanophone, sont pour l’heure encore incertaines. Toutefois, il pourrait s’agir d’une stratégie employée particulièrement par les Français, les Italiens, ainsi que les Russes, afin d’effacer cette parenthèse germanique dans l’histoire artistique de la Russie. Cette stratégie s’est jouée en deux temps.
Le premier est contemporain de la classe de sculpture. Les propos des voyageurs et commentateurs étrangers sur l’état de l’art à Saint-Pétersbourg au siècle des Lumières étaient assez durs en ce qui concernait le foyer artistique russe, souvent considéré comme une copie médiocre des productions occidentales. Certains, à l’image de Sabathier de Cabre en 1772, n’en percevaient toujours pas l’existence et n’envisageaient même pas son apparition : « Les arts ne fleuriront jamais en Russie et n’y seront pas même portés au point où ils sont en Allemagne. » (Cabre 1869 : 13) Cette dernière partie de phrase permet d’observer la faible considération qu’avait ce Français de l’art en Allemagne. L’auteur considérait également la Russie comme un territoire vide, une feuille blanche, où il était possible de prétendre à la supériorité de sa culture et de son art. Saint-Pétersbourg devint le terrain de rapports de force idéologiques des différentes communautés nationales et internationales présentes sur place. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les Allemands sont très nombreux dans la société russe, et exercent une emprise considérable sur la cour de Saint-Pétersbourg. L’impératrice Anne qui régna de 1730 à 1740, avait d’ailleurs choisi un Allemand du nom de Ernst Johann von Biron comme favori et grand chambellan. L’historiographie a appelé Vladislav Rjeoutski a particulièrement travaillé cette question et notamment de la présence de français, gouvernants ou professeurs, dans l’éducation du jeune noble (Rjeoutski 2016). Ce fut le cas de Piotr Stoletov, formé au côté de Pavlov par Duncker, qui dès 1758 devint l’assistant du sculpteur français Nicolas-François Gillet à l’Académie impériale des beaux-artes (Kostychyn 2018 : 45).
Dans un second temps, un nouvel effacement de la présence germanique dans la formation des sculpteurs débuta à la fin du XIXe siècle, lorsque les premières études françaises concernant l’histoire de l’art russe virent le jour. Au cours de son existence, l’Académie des sciences connut plusieurs fois des moments de lutte contre « l’emprise étrangère » (Vaselova 2020 : 199). Chez les historiens russes, l’académicien « allemand » était alors perçu comme une personne qui « contrariait le développement de la science russe » et « méprisait foncièrement et écrasait tout ce qui est russe » (ibid. : 200). Dans ces écrits, les liens culturels franco-russes et « l’influence française » connaissent quant à eux un meilleur traitement que ceux des pays germaniques. Pour Marc Raeff, la grande proximité géographique du monde slave et avec ses voisins allemands pouvait expliquer cette différence de traitement. Évoquer « l’influence française » semblait « politiquement moins dangereuse parce que plus indirecte et plus lointaine » (Raeff 1996 : 91).
Dans cette période d’avant-guerre, les chercheurs français focalisèrent leur attention sur la Russie pour y trouver la trace du modèle culturel français. Cet objet d’étude était un nouveau moyen de montrer une prétendue supériorité française et par la même une occasion de se détourner du monde germanique. Le terrain d’étude russe et son développement artistique devinrent « de nouveaux lieux d’affrontement désormais culturel avec l’impérialisme allemand » (Rjeoutski 2006 : 293). Bien loin des idées d’explorations d’un champ d’étude qui pourrait amener la culture russe sur le devant de la scène, les projets que portaient ces auteurs français étaient avant tout le contournement de l’Allemagne : « Face à la pression du modèle germanique dans les années qui suivent la défaite de 1870, la Russie n’est pas seulement un recours militaire, elle est aussi un espace de référence vierge » (Guichard 1999). L’omniprésence des germanistes français parmi les chercheurs qui investirent ce nouveau champ de recherche est un indice de plus dans ce détournement de l’Allemagne. Louis Réau – ancien germaniste et père des historiens de l’art français spécialistes de la Russie – affirmait en 1938, dans son les sculpteurs français ont trouvé dans la Russie nouvelle de Pierre le Grand, où tout était à créer, un champ d’action presque illimité. Nulle part, ils ont rencontré moins d’obstacles puisqu’ils ne trouvaient en face d’eux aucune concurrence nationale ou étrangère ; nulle part ils n’ont fait lever une plus riche moisson puisque l’École de sculpture russe de la fin du XVIIIe siècle est à proprement parler leur création.
Johann Frantz Duncker et sa classe de sculpteurs devaient sans doute être connus de Réau, mais celui-ci se garda de la mentionner, tout comme il se garda d’évoquer la présence continue d’artistes issus des sphères germanophones à Saint-Pétersbourg.
Dans la première moitié du XXe siècle, l’absence d’études en Allemagne, comparables à celles de Réau, traitant de l’histoire des relations culturelles entre le monde germanique et le monde slave, accentua ce poncif. De manière plus générale, Pavel Brekov (1958 : 64) puis Marc Raeff remarquèrent, qu’« il n’y a[vait] pas d’ouvrage sur le rôle de la culture allemande semblable à celui d’Haumant Émile Haumant (1910), Ernest Joseph Simmons (1935), Ettore Lo Gatto (1932–1943),
Du côté russe, l’histoire de la classe de Duncker resta dans l’ombre de l’Académie. La première fois que la section d’art a été évoquée, ce fut par les travaux de Piotr Pekarsky (1870) sur l’histoire de l’Académie des sciences, puis par ceux de Piotr Petrov (1838), qui portait son attention sur le cas des étudiants russes qui séjournèrent en Europe. Il fallut toutefois patienter jusqu’au début du XXe siècle pour voir éclore autour de revues telles que
Pendant l’époque soviétique, l’histoire de l’art de la période impériale était un sujet tabou. La présence des étrangers dans la formation artistique est rabaissée, voire fortement critiquée. L’ouvrage publié en 1956 par Eli Belioutine et Nina Moleva sur le
Depuis la chute de l’URSS, et même un peu avant avec des expositions comme « Георг Фридрих Шмидт (1712–1775). Гравер короля [Georg Friedrich Schmidt (1712–1775). Graveur royal] » organisée par le musée de l’Ermitage du 6 septembre au 19 novembre 2017. « Братья Гроот: портретист и зверописец. Немецкие художники при Российском дворе [Les frères Groot: un portraitiste et un peintre animalier. Artistes allemands à la cour de Russie] » organisée par le Musée Tsaritsyno à Moscou du 1 juin au 17 septembre 2017.
Les premiers résultats de cette historiographie, si contrastée, poussent à ouvrir le champ de recherche, et ne plus se limiter à des études bilatérales, souvent renforcées par des expositions : France-Russie, Russie-Angleterre, Russie-Italie… La classe de Duncker n’était pas seulement un lieu où un étranger transmettrait son savoir : il s’agissait d’un lieu de rencontre entre la tradition et la nouveauté dans l’apprentis-sage, entre Saint-Pétersbourg et l’Occident. Cette Académie, fondée dans la ville alors la plus cosmopolite de Russie, véritable laboratoire des formes et des idées, permit à de jeunes Russes d’acquérir les bases d’un enseignement académique de la sculpture pour qu’ensuite à leur tour ils puissent les transmettre. Ce sont ces élèves qui donnèrent naissance à l’école de sculpture russe au milieu du XVIIIe siècle.
Il paraît ainsi indispensable de dépasser les rapports de force qui ont construit cette historiographie, en déplaçant le regard du chercheur : celui-ci n’observant plus comment une aire culturelle a influencé la Russie, mais comment la Russie s’est nourrie de tous ces modèles — anciens et modernes, étrangers et locaux — pour définir sa propre identité artistique. En adoptant une approche transnationale pour ce sujet, l’héritage laissé par les membres de l’Académie peut être pris dans son ensemble et ne plus être assujetti aux enjeux nationaux et internationaux.