Quelle que soit la thématique abordée pour l’Alsace de l’entre-deux-guerres, il n’est guère possible de faire abstraction du contexte sociopolitique particulier. Par « contexte », il faut comprendre la complexité et l’hétérogénéité des situations, accepter qu’il est, en soi, dynamique et que ses nombreuses composantes sont non seulement inséparables les unes des autres mais qu’elles interagissent entre elles, créant encore un autre type de dynamique.
Partant, une question – centrale ? – dans la création littéraire porte sur les traces que laisseront ou non les événements qui travaillent le contexte, et tout particulièrement la Grande Guerre et les vingt années porteuses de conflits touchant à l’« identité » (revendiquée du moins par une majorité d’habitants) qui la suivent, dans les productions (en allemand ou en en dialecte) des auteurs vivant en Alsace, entre 1914 et 1939.
Après la guerre franco-prussienne de 1870 et la défaite de la France, l’Alsace et une partie de la Lorraine deviennent, au sein du tout nouvel empire allemand, un «
Si la population semble exprimer un immense soulagement à la fin de la guerre, comme partout ailleurs dans les pays belligérants, le retour à la vie d’« avant » semble bien complexe. Dans l’immédiat, pour ceux qui avaient été soldats (380 000 Alsaciens et Lorrains
50 000 ne reviendront pas de la guerre et 150 000 sont blessés (Grandhomme 2013 : 81).
Globalement, la majorité des Alsaciens n’a probablement pas envisagé qu’elle allait (re)devenir française, c’est-à-dire changer de cadre politique, culturel, idéologique et structurel de référence (cf. les témoignages chez Grandhomme 2013 : 156–157). La France va, de fait, choisir la « patrie » des habitants de l’Alsace, en leur lieu et place, en les classant selon des critères généalogiques, en gardant les « vrais » Alsaciens et en expulsant les autres, par le biais de commissions de triage (
Dans ces conditions, la guerre et ses suites immédiates ont un impact bien différent encore qu’ailleurs dans la
Dans cette logique, la question du choix même des écrivains à retenir se pose notamment en ce qui concerne les auteurs qui ne continueront pas à vivre en Alsace après 1918 – volontairement ou non – et/ou qui ne revendiquent pas d’attache particulière avec l’Alsace, d’une part, et, d’autre part, les écrivains dont l’œuvre a largement dépassé les frontières de l’Alsace et que l’histoire littéraire retient dans les littératures nationales, comme René Schickele, Yvan et Claire Goll, Otto Flake, Ernst Stadler, Hans Arp ou, dans un autre registre, Oskar Wöhrle, pour n’en nommer que quelquesuns. Leur œuvre a été nettement plus travaillée que celle d’écrivains dont l’aura a été considérée, à tort ou à raison, comme plus modeste ou d’écrivains qui s’adressent consciemment à un public régional ou local et qui, dans leur majorité, restent dans une forme de production littéraire traditionnelle (une sorte de «
C’est l’œuvre des écrivains « régionaux » ou « locaux », qui publient d’ailleurs souvent abondamment, qui sera donc examinée principalement. Ceux qui choisissent d’écrire essentiellement ou exclusivement en alsacien, en privilégiant, selon les auteurs, le théâtre ou le lyrisme, la prose étant essentiellement produite en allemand, plus rarement en alsacien, écrivent sans doute, pour la plupart, pour un public qui leur ressemble, ce qui ne signifie pas pour autant que, qualitativement, leurs productions seraient majoritairement moyennes ou médiocres, même si l’intérêt littéraire est très inégal et très fréquemment convenu, très proche d’une C’est l’un des reproches essentiels qu’adresse (déjà !) le très nationaliste Götze dès 1917 à la production alsacienne (en langue allemande) durant la guerre pour conclure que, décidément, « Krieg und Kunst haben unmittelbar wenig miteinander zu tun » (Götze 1917 : 29).
C’est l’importance de la quantité de textes produits et publiés qui pourrait laisser penser que, durant l’entre-deux-guerres, le conflit auquel toutes les familles ont été confrontées serait sans doute assez fréquemment évoqué ou pourrait servir de cadre pour une forme littéraire. D’autant que, dans la vie politique régionale, les suites du « grand tournant » de 1918 sont d’une actualité brûlante au quotidien et concernent toute la population au moins d’un point de vue linguistique, religieux et culturel, mais aussi d’un point de vue social, économique, et bien d’autres champs de la vie. C’est tout particulièrement vrai durant la période du « malaise alsacien ».
Abondante, la production littéraire nécessite des choix et des arbitrages. Nous avons pris le parti – sans doute discutable – de retenir les quatre anthologies publiées entre 1919 et 1939, chaque éditeur, faisant lui-même des choix esthétiques, idéologiques, quantitatifs, etc. qui lui étaient propres. C’est en confrontant les choix que se dégagent à la fois des noms et des thématiques, et plus précisément celle de la guerre et de ses suites (ou non), qu’a été établi le corpus de travail. Il s’agit là d’un premier indicateur, à la fois des options thématiques et des orientations plus idéologiques des anthologies. Une dernière anthologie, « La littérature dialectale alsacienne », en cinq volumes, parue à la fin du XXe siècle, retient pour les deux périodes de 1870–1918 et 1918–1945, un certain nombre d’écrivains qui ont, en quelque sorte, traversé le temps et été jugés dignes d’y figurer. Au total, il s’agit ainsi de plus d’une centaine d’écrivains dont les productions littéraires sont évoquées.
Cependant, relativement peu d’écrivains ont évoqué la guerre et ses horreurs, la vie des soldats et des civils, ses conséquences politiques, sociales, culturelles, ..., du moins, dans les textes retenus.
En revanche, si les questions d’appartenance nationale et/ou de loyauté sont abordées de manière biaisée en 1919 ou de manière personnelle très tranchée pour la France, de nombreux auteurs prennent une position explicite et implicite autocentrée : leur appartenance première, dans la logique même des années 1900, c’est l’Alsace, c’est le fait de se sentir profondément alsacien, sans que l’on sache nécessairement ce que les uns et les autres entendent par là
Nicolas Stoskopf (2019) souligne, d’une part, que ce sentiment semble déjà ancien et que, d’autre part, il ne s’agit pas d’une invention de l’intelligentsia du tournant du siècle, en citant la correspondance que la mère de Gustave Stoskopf, adressait à son fils : « Du moment qu’ils [les Français] donnent l’hospitalité aux Anglais, Américains, etc., pourquoi faire une exception pour les Alsaciens et pourquoi leur demander le plus grand sacrifice qu’on puisse faire, celui de renoncer à jamais à leur patrie et leur fortune, car on est pourtant alsacien avant d’être français ou allemand » (lettre du 7 mars 1888, Stoskopf G. 2019 : 111).
La première anthologie qui parait dès 1919, réunie par Louis Edouard Schaeffer (1902–1988) est assez singulière : tout en indiquant qu’il l’avait pensée comme complément ou supplément à la grande anthologie de Désiré Müntzer Lorsque Schaeffer évoquait ses souvenirs, il rappelait que Stoskopf ne le prenait pas au sérieux et l’appelait « d’r Schaeffer in de kurze Hosse » (archives privées). Il est vrai qu’en 1919, il n’avait que 17 ans tandis que Stoskopf, à 50 ans, était une figure établie et reconnue. Écrit en 1919, il a été mis en musique par Marie-Joseph Erb (Matthis 1957 : 41–42 ; 199).
Globalement, si l’on excepte cette première anthologie Pseudonyme de Curt Krüger, psychiatre (1897-?).
Ces anthologies montrent surtout une absence criante : ni la souffrance des soldats, ni les tourments et la vie difficile des civils, ni le patriotisme francophile tonitruant de 1919 remplissant le recueil
Serait-ce parce que les écrivains auraient été muets sur ces sujets ? Une revue de détail montre qu’ils ne sont pas nombreux à avoir évoqué, d’une manière ou d’une autre, cette période. Était-ce parce qu’il s’agissait, concernant la guerre, de blessures encore ouvertes, de l’impossibilité de mettre des mots sur l’indicible ? Pour essayer de ne rien raviver ? Pour tenter de tourner une page ? Par crainte de ne pas paraître comme un bon patriote français en ces temps d’après-guerre particulièrement complexes et conflictuels ? Pour éviter une exploitation par les acteurs des conflits politiques sévères qui allaient agiter la société alsacienne durant une bonne quinzaine d’années ? Ou étaitce tout simplement parce que la guerre ne présentait plus d’intérêt pour les auteurs (et/ou leurs lecteurs) dans un contexte nouveau ?
Trois moments spécifiques auraient pu pousser à l’écriture :
la guerre vécue de l’intérieur ou non, comme soldat ou non, le positionnement par rapport à la guerre en soi et le pacifisme qui en est alors fréquemment son corolaire, les conséquences de la guerre : le « grand tournant » de 1918 comme conséquence centrale, au moins sur le plan des appartenances nationales ou des devenirs sociaux, vu de façon positive ou négative.
C’est dans des textes publiés en 1930 que la guerre est présente en soi dans l’œuvre de Nathan Katz. En évoquant la mort d’un ami, il décrit les circonstances de cette mort :
Et la même année paraît
L’accusation terrible, sans appel, qu’il porte contre ses semblables d’être devenus des meurtriers et des incendiaires dont d’autres petites gens comme eux sont les victimes tombe comme un couperet, cette absurdité lui est insupportable, incompréhensible.
Et son poème,
Le pacifisme, l’entente entre les peuples, la compréhension mutuelle, la douleur humaine universelle, Katz les a thématisés très tôt, lorsqu’il était en Russie. Dans les deux petits ouvrages en allemand, d’une centaine de pages chacun, où alternent prose et poèmes,
Dans le texte qui donne le sous-titre au recueil ( Denke dir eine Mutter, die sich über die Wiege ihres Kindleins neigt; in ihren Augen das stolze junge Glück des Besitzens, und spreche [sic] mir sie nach die Worte: „Ono psi!“ … „Es schläft“… Spreche [sic] es mir nach: „il dort!“… Du wirst fühlen, hier ist etwas, das ist Gesetz der Menschheit überhaupt!... Mutter!... Kind!... Hier ist eines der Bande, das ist über jedes Nationalitätsgefühl erhaben!... Und nun: Weil du mit einer Mutter eines fremden Volkes mitempfinden konntest, weil eine Liebe zu jenem Volke in dir zu leben beginnt, wirst du deiner Heimat Volk gegenüber weniger patriotisch fühlen?! Muss sich dir nicht die Frage aufdrängen: Verdankst du nicht diesem fremden Volke vieles, was du geworden bist?! Ja, hat nicht auch dieses fremde Volk an der Kulturentwicklung deines Volkes mitgearbeitet?
Et il conclut, en optimiste indécrottable, en plein milieu de la guerre: « Es liegen schon einzelne hohe Worte in den Munden: „Weltfrieden!“ „Völkerbund“. Der alte Fanatismus liegt zwar noch lastend auf den Massen, aber die Welt geht besserer Zeit entgegen! (p. 52)
D’autres poètes plaident aussi pour une paix entre les hommes, pour la fin de la guerre ou de toutes les guerres. Dans la plupart des cas, c’est l’aspect humain, le destin familial et humain qui les amènent à ce type de demandes, qui n’est pas spécifique à l’Alsace, par ex. : Muller 1922, partie « Krieg un Friede » (p. 73–92), en particulier le poème de 1915
Dans son recueil de poésies de 1919,
De ce vécu de la guerre, Jean-Marie Schelcher tirera, en 1992, une sorte de « docufiction », en dialecte, … Bi eim Dode isch mà noch betriàbt. Bim zweite nemmt 's scho ab. Bim hundertschte oder toisigschte fühlt mà ewerhäupt nitt meh… Do lüagt mà nur noch, denn mà làbt jo grad met dà Kadawer zàmme un isch so stark abghärtet, ass mà sàlbscht bim Wàltuntergang hechschtàfalls dàtt stüne.
Ce sont plutôt dans les pièces de théâtre en dialecte que la complexité et les intrications multiples de la guerre et de ses conséquences sont évoquées. Le plus étonnant cependant, c’est qu’aucune des anthologies ne les mentionne, en particulier celle de 1933, dont l’éditeur pouvait avoir connaissance de l’ensemble des textes. Il est possible qu’aux yeux des éditeurs, les critères artistique et littéraire n’aient pas été remplis. Si la pièce de Bopp et de Boesch Nie wur ich de Kriej vergesse ! Un ich will ne nit vergesse ! So lang ich läb, will ich mir vor Aue füehre, was der Kriej füer Elend angericht het; ich will dran denke, füer dass ich ne hasse kann, de Kriej, – dass ich ne wittersch pflanze kann, der [sic] Hass vum Kriej, vum rucksichtslose Massemord. […] Anna, dü waisch nit, was so e Kriej üs eim macht…
Si l’on repense à la centaine d’auteurs évoqués, liste dont Naegelen est absent, et le peu de cas qui semble avoir été fait de la guerre, il faut s’interroger sur les thématiques qui ont été retenues par les écrivains. Un élément central pourrait consister dans le fait que, de manière plus fréquente encore qu’avant 1914, la question du positionnement ethno-politique et de l’appartenance nationale (France ou Allemagne) semble connaître une autre réponse : c’est l’appartenance à la « petite patrie » qui l’emporte largement, l’Alsace, célébrée sur tous les tons, qui semble être la ligne d’horizon presque exclusive de la plupart des écrivains, que ce soit dans le lyrisme ou sur scène, même si, pour certains, l’Alsace est le dernier élément auquel on peut se raccrocher lorsque le désespoir semble total :
Menschenfetzen, Drahtverhaue, Steine, Baumstümpfe fliegen durcheinander durch die Luft. […] Die Menschheit brüllet auf im Wahnsinnsschmerz, […] doch machtlos ist sie gegen diese Menschenhöllen, Höllenteufel. Wahnsinn, wohin ich mich auch drehe, ringsum ein Tollhaus, rundum Hölle. […] Ich möchte schreien, doch die Stimm’ erstickt. Ich möchte fliehen, doch die Beine zittern. […] Doch aus dem Dunkel der Umnachtung und des Wahnsinns steigt ein Bild in lichtem Glanz von weit, aus einer andern Welt zu mir hernieder:
D’une manière ou d’une autre, ils ont presque tous évoqué l’Alsace, par le biais de la nature et les paysages, par les villes et les villages, par le sentiment amoureux, par les us et coutumes, par les activités des hommes, mais aussi par la langue et par l’identité qu’elle confère à ses habitants. Par ailleurs, il est frappant de voir que les écrivains prolixes et populaires comme Ferdinand Bastian (1868–1944), certes auteur de comédies, mais aussi de Les quatre anthologies ne mentionnent ni l’un ni l’autre, excepté celle de Schaeffer qui évoque un « Prolog » écrit par Bastian pour la réouverture du Théâtre Alsacien de Strasbourg. Il précise, à propos de Bastian : « Es betritt nicht gern jeder Dichter den politischen Boden. » (Schaeffer 1919 : 2) C’est ce qu’il semble penser dans la plaquette qu’il publie en 1918 : « Mini Absicht isch, Euch e bissel Heimetluft ze schicke, die Euch e Stüendel Gemüetsrüehj verschaffe soll. » (Stephan 1918 : 1)
Cette littérature ne garde que peu de traces de la guerre et de ses conséquences (ou alors essentiellement en creux) sauf si l’on considère que le centrage sur l’Alsace, comme valeur-refuge, comme espace matriciel construit dans les discours depuis la fin du XIXe siècle et alimenté depuis lors par une recherche patrimoniale justifiant une sorte d’Alsace éternelle est précisément la conséquence majeure à la fois de la guerre et de ses suites immanentes. Ce centrage sur l’Alsace permet de contourner la guerre, mais se trouve aussi totalement en phase avec le discours sociopolitique circulant dans la société durant l’entre-deux-guerres. Il s’agit d’une construction représentationnelle qui confère une singularité par rapport aux États, à la fois atemporelle et inscrite dans des signes tangibles non littéraires (culturels, religieux, linguistiques, …).
Un travail plus approfondi de l’ensemble des publications des auteurs cités, mais aussi et surtout un examen précis des comptes rendus dans la vaste palette de la presse entre 1918 et 1939, y compris la presse satirique, permettraient de mieux comprendre la rareté des traces qu’aura laissé la Grande Guerre en soi dans la littérature en Alsace. Il n’est pas impossible que le Second conflit mondial et l’annexion de fait de l’Alsace à l’Allemagne nazie (1940–1945), plus traumatiques encore, aient contribué à jeter, par la suite, les traces de la Grande Guerre dans les oubliettes de la mémoire.