L’Opéra de Vienne, symbole d’une riche tradition musicale, a fêté en 2019 ses cent cinquante ans d’existence, un anniversaire qui a donné lieu à une série de reportages, un concert en extérieur retransmis sur les antennes mondiales et la production de souvenirs multiples (CD, DVD et livres). Élément emblématique du patrimoine autrichien, il est aussi l’un des marqueurs forts de la topographie de la capitale, un témoin de l’architecture de la Ringstraße. Au regard des célébrations, nul ne saurait remettre en question le statut de l’Opéra de Vienne aujourd’hui. Il est pourtant le fruit d’un processus de patrimonialisation porté par des acteurs pluriels, qui s’est accéléré après la Seconde Guerre mondiale. Le présent article s’intéresse ainsi à la patrimonialisation comme processus d’identification des ressources d’un territoire, souvent liées aux objets et bâtiments, mais aussi aux pratiques et aux rites. La patrimonialisation crée une trame narrative entre le temps et l’espace, insufflant aux éléments qu’elle unit une direction et un sens communs. Elle soulève aussi le questionnement du rapport au passé depuis le présent, et des raisons – locales, nationales, internationales – qui poussent à cette appropriation du temps et de l’espace. L’exemple de l’Opéra de Vienne est particulièrement approprié pour répondre aux interrogations sur les processus de patrimonialisation.
Le Eduard Van der Nüll se suicide le 3 avril 1868, épuisé par le chantier et atteint d’une grave dépression.
« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (Char 1946 : 190). Cette formule de René Char montre l’ambivalence de l’héritage, de sa transmission et de sa réception. Nous ne choisissons pas ce qui nous est légué, de même que nous ne sommes pas totalement maîtres de ce qui subsistera de nous. Nous qui regardons le passé depuis le présent, ne sommes-nous pas les seuls créateurs de notre patrimoine, dans une forme de « filiation inversée » (Lenclud 1987 ; Davallon 2000) ?
Le terme « patrimoine », issu du latin Ensemble des biens que l’on hérite de ses ascendants ou que l’on constitue pour le transmettre à ses descendants. […] Ensemble des biens, des richesses matérielles ou immatérielles qui appartiennent à une communauté, une nation et constituent un héritage commun.
Cette double définition semble paradoxale : d’une part, le patrimoine familial est privé, l’héritier en est le seul dépositaire et il peut le vendre s’il le souhaite ; d’autre part, le patrimoine collectif est public, il appartient à tous et il est dans la plupart des cas inaliénable. Ces deux versants intègrent néanmoins un élément essentiel : le lien intergénérationnel, établi sur le mode d’une filiation verticale entre ancêtres et descendants. S’il est facile d’identifier le patrimoine privé – avec un inventaire après décès –, comment définir ce qui fait partie – ou non – du patrimoine public et collectif ? Qui en dresse l’inventaire ? Nathalie Heinich a publié une enquête qu’elle a menée au sein du service de l’Inventaire, organe du ministère de la Culture en charge du recensement des monuments historiques en France (Heinich 2009). Intitulée avec pertinence
Au début du XXe siècle, Alois Riegl, historien de l’art autrichien, observait déjà que le monument historique – qu’il nomme « «
Le monument historique, au centre des débats scientifiques, administratifs et politiques au XIXe siècle, cède durant le siècle suivant sa place au patrimoine, outil d’autant plus efficace qu’il englobe d’autres éléments culturels propres aux territoires. Si l’usage de ce second terme hors du cadre juridique est relativement récent À sa création en 1964, André Chastel propose à André Malraux de nommer le service de « l’Inventaire des monuments et richesses artistiques de la France », mais dès les années 1970, le terme de patrimoine s’impose dans la terminologie du Ministère de la Culture : en 1978 est créée la direction du patrimoine, l’Année du Patrimoine en 1980… À l’international aussi, le terme est utilisé : dans la
Cette volonté d’inclusion vient à la fois des institutions publiques, mais aussi des personnes et associations privées. Comme le résume Jean-Marc Léniaud : « plaçant sous un même regard les beaux-arts et toutes sortes d’artefacts, [le patrimoine] a permis d’éviter l’écueil d’une vision hiérarchisante qui se limiterait aux seuls chefs-d’œuvre de l’art » (Léniaud 2007). Le patrimoine se détourne de l’objet unique au profit de l’ensemble représentatif : le monument historique seul n’intéresse plus, il doit désormais s’inscrire avec ses pratiques, ses acteurs, ses différents contextes comme une entité patrimoniale complexe et plurielle. En résumé, le patrimoine impose une certaine horizontalité, un lien entre les acteurs et les contextes, dans une logique de processus qu’il est possible de déconstruire et d’étudier. Il s’inscrit dans une démarche néo-matérialiste.
Nous entendons par processus de patrimonialisation le procédé visant à affecter un sens à une entité, dans un rapport sémiologique donc. Ce sens peut être lié directement ou indirectement au passé de l’entité concernée ou de ceux et celles qui la consacrent. La patrimonialisation intervient toujours dans un espace-temps précis, déterminé par le contexte historique, institutionnel, géographique, économique, socio-culturel, lequel est plus ou moins évolutif. Plusieurs disciplines ont essayé de dessiner le modèle de ce processus (Davallon 2002 : 74–77) mais notre réflexion se fonde sur le modèle que propose le géographe Guy Di Méo, dont la méthodologie traite à la fois des objets et des « réalités idéelles » dans leur lien aux territoires :
[…] les processus de patrimonialisation appliqués à un objet (chose, œuvre, bien, bâtiment, site, paysage, etc.) ou à une réalité idéelle (idée, valeur, témoignage, événement, pratique, etc.) n’ont rien de naturel. Ils ne vont pas de soi. Ils expriment au contraire une affectation collective (sociale donc) de sens ; laquelle découle d’un principe de convention. Ce dernier traduit un accord social implicite (souvent territorialisé et institutionnalisé) sur des valeurs collectivement admises ; témoignage tacite d’une indéniable identité partagée. Pour qu’il y ait patrimoine, il faut donc des processus (sociaux au sens complet du terme) de patrimonialisation, soit des modalités bien précises de transformation d’un objet, d’une idée, d’une valeur en son double symbolique et distingué, raréfié, conservé, frappé d’une certaine intemporalité (même s’il est daté, paradoxe ?), soigneusement sélectionné…
Di Méo distingue quatre moments du processus de patrimonialisation. Le premier temps est celui de la prise de conscience patrimoniale : il s’agit d’un moment déclencheur, souvent lié à une crise importante, qu’elle soit sociale, politique, religieuse, économique. Le besoin de reconnaître son patrimoine dans des temps troublés serait même un indicateur du changement social engagé (Di Méo 2007 : 99). Le deuxième temps est celui du jeu des acteurs et des contextes : pas de patrimonialisation sans acteur, public ou privé, scientifique ou amateur. Notre conception de ce qui fait patrimoine est avant tout construite, généralement collectivement, parfois institutionnellement et souvent émotionnellement par rapport à notre passé. La troisième étape consiste à sélectionner les éléments qui formeront le patrimoine : le patrimoine n’existe en effet que par ses incarnations. Di Méo observe deux niveaux de sélection : le choix thématique et le choix des objets précis. Enfin, la dernière étape est celle de l’action : la conservation, l’exposition et la valorisation du patrimoine. Une fois la sélection passée, il faut alors intervenir et mettre en scène cet héritage choisi parmi les traces du passé. Le patrimoine doit justement incarner ces traces, il doit pouvoir être transmissible dans une dynamique autant portée vers le passé que vers le futur. S’il est endommagé, le débat sur la manière de le conserver débute. Conserver sans intervenir, restaurer, reconstruire ou réinterpréter, autant d’options sont possibles et compatibles avec le processus de patrimonialisation.
Dans son modèle d’analyse, Guy Di Méo rapproche le processus de patrimonialisation de celui de la construction du territoire. Il note que l’un et l’autre ont « une double nature matérielle et idéelle, avec une tendance toujours accrue […] au fil du temps, à témoigner d’une incontestable dématérialisation, d’un glissement du concret vers l’abstrait, le représenté, à certains égards, vers l’imaginaire » (ibid. 2007 : 104). Le processus de territorialisation s’opère selon les mêmes étapes : prise de conscience, jeux d’acteurs, délimitation et singularisation du territoire, nomination et représentation pour mener à la valorisation. Tous deux semblent relever de la même dynamique, traitant des mémoires et des héritages, participant à l’inscription d’une communauté dans une continuité historique mais aussi spatiale. Le géographe insiste donc sur la « gémellité » des processus qui reposent sur deux piliers : le relais des marqueurs – objets, lieux, paysages – et celui des acteurs. Ce rapprochement avait déjà été souligné par d’autres auteurs, comme André Corboz (2001 : 209–229) et Dominique Poulot (2006 : 171–175).
Alors que le patrimoine privé se diffusait à l’échelle familiale, l’élargissement de la notion a eu pour conséquence un débordement sur l’espace public, partagé et vécu par d’autres. S’éloignant des œuvres d’art, le patrimoine est venu qualifier le vernaculaire, le folklore, les paysages naturels, il y a eu un « double effort progressif de patrimonialisation de l’espace et de spatialisation du patrimoine » (Di Méo 2007 : 105). L’expression de « lieux de mémoire », dans l’acception que lui donne Pierre Nora, illustre, elle aussi, le lien qui s’est créé entre temps et espace, faisant des marqueurs du patrimoine et du territoire de quasi-synonymes.
Le relais des éléments constituant patrimoine et territoire est assuré par plusieurs acteurs. Le patrimoine et le territoire nourrissent l’imaginaire de l’un et de l’autre, servant chacun à singulariser et à affirmer l’identité d’une communauté dans un espace-temps donné. Comprises comme des constructions politiques, économiques, idéologiques, ces deux entités reposent sur le discours de ceux et celles qui les réceptionnent, s’en saisissent puis le transmettent à leur tour. La patrimonialisation ne peut aboutir que grâce à l’action combinée de ces acteurs, qui sont à l’origine de ces constructions sociales :
La sélection des éléments patrimoniaux dépend étroitement du jeu de ces acteurs variés. On sait qu’il n’y a pas de patrimoine sans sélection des objets, des bâtiments, des lieux, des faits ou des événements qui forment l’héritage plus ou moins ancien des groupes sociaux spatialisés. Cette sélection intervient au moins à deux niveaux : celui des grands choix thématiques (les grands édifices plutôt que le petit patrimoine bâti par exemple) ; celui des objets plus précis qui vont devenir des signes patrimoniaux reconnus, protégés, éventuellement valorisés (telle fête ou telle usine plutôt que telles autres …).
Parmi ces acteurs, il faut noter l’alliance entre privé et public : institutions scientifiques, personnalités politiques, associations civiles, collectif populaire… Chacun porte un regard différent avec une motivation plus ou moins politique, idéologique, économique, mais tous œuvrent à l’affirmation du statut patrimonial en se faisant les relais entre les marqueurs au sein de la communauté.
Les deux guerres mondiales, dans notre cas d’étude comme pour de nombreux autres, ont été un moment déterminant de prise de conscience patrimoniale en Autriche. Pourtant, le pays jouissait déjà d’une administration dédiée à l’étude et à la conservation des monuments. Les dégâts causés par la Seconde Guerre mondiale, associés au retour à l’indépendance de l’Autriche, marquent surtout une prise de conscience « nationale-patrimoniale » (Bobbio 1992).
L’Autriche a un rapport à son patrimoine bâti et à son territoire assez différent des autres pays européens, notamment l’Allemagne, la France ou l’Italie, du fait de son ancien statut d’empire multinational. Les nationalités cohabitent dans un territoire où l’appareil administratif impérial doit répondre aux besoins de l’État, abordant les questions de manière supranationale. Quand est créée en 1850 la commission centrale pour l’étude et la protection des monuments bâtis La
La vision défendue par Riegl s’entend dans le contexte politique de l’Empire des Habsbourg, la vision universaliste permet d’éviter que soient entretenus les sentiments nationalistes au travers de monuments. Tout en acceptant les spécificités artistiques de chaque région, l’État autrichien diffuse tout de même dans ces territoires un modèle culturel viennois, sorte de canon d’une identité patriotique autrichienne. Martina Nußbaumer et Cornelia Szabó-Knotik ont montré comment les topiques musicaux
Cette vision de l’identité autrichienne supranationale, ancrée dans les arts, s’effondre à la fin de l’Empire et avec l’indépendance des
À défaut de définir le monument autrichien comme national, la jeune République continue de porter les topiques de l’Autriche musicale, même s’ils s’inscrivent désormais dans un territoire plus restreint. Sous la Première République, les initiatives sont lancées localement : le festival de Salzbourg, par Max Reinhardt et Hugo von Hofmannsthal, les «
Le régime austrofasciste fait à son tour usage de ces topiques, mais l’hostilité affichée vis-à-vis de la musique moderne et la censure d’œuvres au répertoire plongent la vie musicale autrichienne dans une période creuse (Mayer-Hirzberger 2008). L’État cherche à conserver l’hégémonie culturelle comme outil d’influence et d’attractivité à l’international, en utilisant notamment l’Opéra dans ses campagnes d’affiches de promotion touristique Les affiches en plusieurs langues sont conservées par la Bibliothèque Nationale Autrichienne (ÖNB),
Alors que l’Autriche reste relativement épargnée par les premières années de guerre, à partir de 1943 débutent de nombreux bombardements – plus de 332 attaques aériennes, dont une cinquantaine à Vienne (Ulrich 1986 : 24). Toutes les activités musicales s’interrompent à l’été 1944 en raison de la guerre totale et le 12 mars 1945, l’Opéra de Vienne ainsi que d’autres édifices historiques de la capitale sont endommagés par un raid américain. Karl Renner déclare quelques semaines plus tard l’indépendance de l’Autriche et un gouvernement provisoire sous contrôle allié se met en place. L’importance des dégâts causés par le conflit sur le territoire autrichien soulève des questions sur la gestion par l’État, les
La destruction de l’Opéra provoque une vive émotion auprès des Viennois et des Autrichiens (Sinkovicz 2005). L’emploi du champ lexical religieux «
Le gouvernement autrichien mobilise des acteurs privés autour de l’Opéra : outre l’organisation du concours pour la reconstruction, il fait appel à des architectes pour rejoindre le comité du chantier (Stuhlpfarrer 2019). Dès la fin de l’année 1945, sont lancés auprès des citoyens autrichiens des appels au don de matériaux, partitions et capitaux (
En appui des acteurs publics, des acteurs privés s’engagent aussi d’eux-mêmes pour le chantier. D’anciens artistes, critiques et collaborateurs de l’institution s’organisent pour lever des fonds pour la reconstruction, en Autriche comme à l’étranger (Trümpi 2019 : 272–83). L’Orchestre Philharmonique (
L’implication de la plupart de ces acteurs dans le devenir de l’Opéra prédate souvent 1945, mais la destruction de l’édifice les unit de manière nouvelle. La situation économique d’après-guerre ne permet pas à l’État d’assumer le coût des travaux de reconstruction. En associant la population à la reconstruction de l’Opéra, cela permet d’éviter les critiques portées contre la priorité accordée à ce chantier par rapport à ceux des logements (Vocelka 1985). La mobilisation ancre aussi les instances gouvernantes dans leur rôle de manière plus claire : l’État se place en maître d’œuvre du chantier, il rend visible son investissement en installant un grand panneau devant l’Opéra à partir de 1947. Bien que l’Autriche soit un État fédéral, la ville de Vienne n’est que peu présente dans le déroulement du chantier. Lorsqu’en 1955, les troupes de l’Opéra de Vienne quittent le
Si Les alliés font aussi dons de matériaux et financent le chantier : les Soviétiques en premier (
Il est d’abord celui de la continuité des topiques
Si le choix thématique se porte donc d’abord sur la dimension de tradition musicale associée au bâtiment, en lien avec les topiques
Les processus de patrimonialisation, en tant qu’attribution d’une valeur et d’un sens collectifs d’appartenance et d’identité, permettent ainsi de créer une dynamique fédératrice parmi des acteurs nécessaires à la cohésion d’une vie collective. Les membres du gouvernement, musiciens, industriels, habitants, qui sont aussi les gardiens du patrimoine, forment alors un relais entre tous les éléments qui composent ce qu’eux reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine national. Ils se placent tant dans le rôle d’héritiers que de continuateurs.
S’engage donc dès le début du chantier une valorisation importante de l’Opéra de Vienne et de ce qu’il incarne. Les ensembles de l’Opéra de Vienne se produisent à nouveau, alors que le chantier de reconstruction de l’édifice, notamment..., est suivi de près par la presse nationale, le concours pour la reconstruction de l’auditorium.
Parce que le patrimoine ne peut exister que s’il est exposé, visité, vécu par ses différents acteurs, le chantier est ouvert aux visites du public dès l’automne 1946 ( Parmi ces visites, des photos documentent la visite de Maria Jeritza, de Nehru et Indira Gandhi (Musée du Théâtre, Bibliothèque et archives du musée du Théâtre de Vienne Carton « Wiener Staatsoper», non répertorié) et d’un groupe de diplomates (Bibliothèque Nationale Autrichienne ÖNB,
Dès la fin de la guerre, le gouvernement autrichien fait part de sa volonté de voir les ensembles de l’Opéra reprendre des tournées à l’étranger. Grâce au soutien des puissances d’occupation alliées, notamment pour l’obtention de visas (Hurdes, Cherrière 1946), l’Opéra se produit en France, Belgique, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Italie, ou encore en Allemagne (Láng et Láng 2006). Réciproquement, les Alliés envoient des troupes jouer en Autriche : l’Armée Rouge (
L’Opéra de Vienne et les institutions musicales ont été un véritable outil de gouvernance, des éléments stratégiques d’une politique intérieure et extérieure cruciale pour l’affirmation d’une République autrichienne libre et indépendante (Mayer-Hirzberger et Szabo-Knotik 2005 ; Scherer 2020). Si son processus de patrimonialisation répond aux impératifs politiques, idéologiques et mémoriels, dans un moment de crise nationale, il ne faut pas négliger l’intérêt économique et diplomatique de l’Opéra, qui représentait déjà pour les régimes politiques antérieurs un outil stratégique. D’une part, il permettait de conforter la place hégémonique de puissance culturelle autrichienne et d’attirer des touristes, d’autre part, les tournées extérieures de ses ensembles assuraient la visibilité de l’Autriche à l’international (Werba 1997 ; Ehs 2014 ; Ther 2019).
La pose de deux plaques commémoratives à l’Opéra de Vienne achève de consacrer son statut : en matérialisant le caractère mémoriel de l’édifice, il est officiellement présenté comme un élément du patrimoine. La plaque intérieure, installée dans la partie ancienne au niveau de la cage d’escalier principale, témoigne du chantier achevé et rappelle le nom des membres du gouvernement présents lors de l’inauguration. La plaque extérieure en particulier le distingue parmi d’autres bâtiments de la ville comme un bâtiment « digne d’être vu ». Conçue par Walter Harnisch, elle est installée lors de la
L’Opéra de Vienne a été pendant la période d’après-guerre et de l’occupation alliée un catalyseur des représentations historiques et culturelles, au point que sa réouverture le 5 novembre 1955 est présentée – aujourd’hui encore – comme la « renaissance de l’Autriche et un « symbole de liberté » (Kramer 2005 : 87). La signature du Im Herbst dieses Jahres wird das österreichische Volk und mit ihm die ganze Welt ein kulturelles Ereignis von einmaliger Bedeutung feiern. Ich meine hier die Eröffnung der Wiener Staatsoper, zu der die ganze Welt bei uns zu Gaste sein wird und welche Millionen von Menschen im Rundfunk und am Fernsehapparat miterleben werden. […] Die ganze Welt würde es begrüßen, wenn die unsterblichen Klänge des Gefangenenchores aus „ Fidelio“ „Heil sei dem Tag, Heil sei der Stunde, die lang ersehnt“ aus einem endgültig befreiten Österreich ertönen würden. Daher unsere Bitte an die vier Großmächte: Leistet rasche Arbeit und gebt uns Gelegenheit, dieses kulturelle Weltereignis mit der Feier unserer endgültigen Befreiung zu vereinen! Österreich wird die Aufgabe, die es freiwillig übernimmt, im Geiste der wahren Menschlichkeit und eines echten Friedenswillens durchführen, so wie es wieder im „ Fidelio“ heißt: „Es sucht der Bruder seine Brüder, und kann er helfen, hilft er gern.“ Dies soll Österreichs Leitmotiv für die Zukunft sein.
Puisque, selon Roland Barthes, « l’image est re-présentation, c’est-à-dire en définitive résurrection » ([1964] 1993 : 573), cette renaissance de l’Autriche devait être partagée avec tous et toutes.
La patrimonialisation relève d’un processus de sélection qui permet de choisir, parmi les traces du passé et les pratiques qui y sont liées, celles qui correspondent à une vision officielle des ancêtres et d’une culture de référence. Elle s’appuie tant sur des traces matérielles que sur des idées, pour mettre en scène dans l’espace public un héritage choisi à des fins politiques, idéologiques, économiques. La patrimonialisation « raconte une histoire, mythique ou historique, parfois les deux. Elle cherche souvent à justifier une cause, à rappeler une mémoire, à valoriser une séquence (temps révolu) passée de la vie sociale dans un but d’édification. » (Di Méo 2007 : 103). Dans le cas de l’Opéra de Vienne, la patrimonialisation a permis de renégocier et de se réapproprier le passé, afin d’y puiser une filiation offrant un sens positif à la nouvelle société pour laquelle il a été reconstruit. Elle marque le début d’une prise de conscience nationale-patrimoniale dans un pays où l’identité culturelle et territoriale a été différemment définie selon les régimes politiques.
À partir de cette institution patrimonialisée ont pu se développer d’autres structures complétant petit à petit le récit porté par les topiques La délimitation de la zone reconnue correspond environ au 1 arrondissement de la capitale. […] associée aux grands compositeurs, du classicisme viennois à la musique moderne. Le centre historique de Vienne abrite une grande variété d’éléments architecturaux, notamment des palais baroques et des jardins ainsi que l’ensemble de la Ringstrasse [
Cette reconnaissance mondiale va de pair avec l’appartenance de cet héritage à une communauté désormais transnationale, à l’ensemble de l’humanité et non plus simplement aux Viennois et aux Autrichiens. L’Opéra de Vienne est devenu un élément patrimonial et n’a donc plus besoin de justifier son statut. Le processus de patrimonialisation l’a englobé dans une vision simplifiée et esthétisée du passé et des valeurs qu’il porte, rendant possible sa réception – voire sa consommation – par tous, indépendamment de sa nation ou communauté d’appartenance.
D’autres exemples de patrimonialisation ont également contribué à ancrer l’identité nationale autrichienne : l’un des plus importants est celui engagé autour des Alpes et du paysage de montagne, tel que Reinhard Johler en a analysé le processus (2015 : 211–230). Le paysage est d’ailleurs désigné par les Autrichiens comme l’élément le plus «