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Acteurs et processus autour de l’héritage : l’Opéra d’État de Vienne, un exemple à plusieurs échelles (1869–1955)

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INTRODUCTION

L’Opéra de Vienne, symbole d’une riche tradition musicale, a fêté en 2019 ses cent cinquante ans d’existence, un anniversaire qui a donné lieu à une série de reportages, un concert en extérieur retransmis sur les antennes mondiales et la production de souvenirs multiples (CD, DVD et livres). Élément emblématique du patrimoine autrichien, il est aussi l’un des marqueurs forts de la topographie de la capitale, un témoin de l’architecture de la Ringstraße. Au regard des célébrations, nul ne saurait remettre en question le statut de l’Opéra de Vienne aujourd’hui. Il est pourtant le fruit d’un processus de patrimonialisation porté par des acteurs pluriels, qui s’est accéléré après la Seconde Guerre mondiale. Le présent article s’intéresse ainsi à la patrimonialisation comme processus d’identification des ressources d’un territoire, souvent liées aux objets et bâtiments, mais aussi aux pratiques et aux rites. La patrimonialisation crée une trame narrative entre le temps et l’espace, insufflant aux éléments qu’elle unit une direction et un sens communs. Elle soulève aussi le questionnement du rapport au passé depuis le présent, et des raisons – locales, nationales, internationales – qui poussent à cette appropriation du temps et de l’espace. L’exemple de l’Opéra de Vienne est particulièrement approprié pour répondre aux interrogations sur les processus de patrimonialisation.

Le Wiener Staatsoper est l’un des bâtiments de la Ringstraße voulus par l’empereur François-Joseph pendant le réaménagement urbain de la seconde moitié du XIXe siècle. August Sicard von Sicardsburg et Eduard Van der Nüll remportent le concours d’architecture pour l’Opéra en 1861 et le chantier débute en 1863. D’abord très critiqué, au point que l’un de ses architectes se suicidera

Eduard Van der Nüll se suicide le 3 avril 1868, épuisé par le chantier et atteint d’une grave dépression.

, l’Opéra est inauguré en 1869 et devient rapidement une scène artistique de premier plan, sous les directions de Gustav Mahler et Richard Strauss. Son importante décoration reflète le talent des artistes de l’époque, notamment des sculpteurs et des peintres. Ayant connu le règne des Habsbourg, l’austrofascisme, l’« Anschluss », l’Opéra est bombardé en 1945, puis reconstruit après la guerre par l’architecte Erich Boltenstern, alors que le pays est sous occupation alliée. Sa réouverture est célébrée en grande pompe le 5 novembre 1955, quelques mois après la proclamation de la Seconde République. L’Opéra fait donc partie d’un ensemble patrimonial complexe, tant urbain que musical, historique ou culturel. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des éléments les plus importants du patrimoine autrichien que l’UNESCO qualifie de « haut lieu de la musique européenne » (UNESCO World Heritage 2020). Il occupe une place majeure au sein du paysage urbain visuel viennois, à en juger d’après les cartes postales et les guides touristiques. L’Opéra de Vienne a aussi joué un rôle déterminant dans la construction d’une identité nationale, culturelle et territoriale de l’Autriche, en particulier après la Seconde Guerre mondiale. L’Autriche ayant connu des bouleversements historiques – changement de régimes, de frontières, ainsi qu’un développement de son appareil d’État bien différent de ses voisins européens, il s’agit d’un terrain et d’un exemple pertinents pour mettre en évidence certains mécanismes institutionnels et idéologiques autour de la construction du patrimoine et du territoire, tant matériel qu’immatériel. À l’aide d’un appareil théorique emprunté principalement au domaine francophone, nous souhaitons proposer un nouveau regard croisé sur la manière dont s’illustre en Autriche le processus de nationalisation-patrimonialisation. Faute de pouvoir prétendre à l’exhaustivité dans le cadre imparti pour ce texte, nous tenterons de dégager quelques pistes significatives autour des acteurs et des processus qui entourent le patrimoine, de leur conception à leur devenir.

INTERROGER LE PATRIMOINE
Le patrimoine : une « filiation inversée »

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (Char 1946 : 190). Cette formule de René Char montre l’ambivalence de l’héritage, de sa transmission et de sa réception. Nous ne choisissons pas ce qui nous est légué, de même que nous ne sommes pas totalement maîtres de ce qui subsistera de nous. Nous qui regardons le passé depuis le présent, ne sommes-nous pas les seuls créateurs de notre patrimoine, dans une forme de « filiation inversée » (Lenclud 1987 ; Davallon 2000) ?

Le terme « patrimoine », issu du latin patrimonium, un dérivé du mot pater, reste dans son sens premier et dans le sens qu’il a toujours d’un point de vue juridique, celui de l’héritage des biens parentaux. Il s’oppose donc aux biens acquis. Ce mot suppose d’un côté un héritage et, de l’autre, une filiation. Les mots anglais et allemand pour dire patrimoine, heritage et Erbe, sont à ce titre extrêmement clairs. La définition actualisée du mot français revient sur son double sens, à la fois juridique et social :

Ensemble des biens que l’on hérite de ses ascendants ou que l’on constitue pour le transmettre à ses descendants. […] Ensemble des biens, des richesses matérielles ou immatérielles qui appartiennent à une communauté, une nation et constituent un héritage commun.

(Académie Française 2020)

Cette double définition semble paradoxale : d’une part, le patrimoine familial est privé, l’héritier en est le seul dépositaire et il peut le vendre s’il le souhaite ; d’autre part, le patrimoine collectif est public, il appartient à tous et il est dans la plupart des cas inaliénable. Ces deux versants intègrent néanmoins un élément essentiel : le lien intergénérationnel, établi sur le mode d’une filiation verticale entre ancêtres et descendants. S’il est facile d’identifier le patrimoine privé – avec un inventaire après décès –, comment définir ce qui fait partie – ou non – du patrimoine public et collectif ? Qui en dresse l’inventaire ? Nathalie Heinich a publié une enquête qu’elle a menée au sein du service de l’Inventaire, organe du ministère de la Culture en charge du recensement des monuments historiques en France (Heinich 2009). Intitulée avec pertinence La Fabrique du patrimoine, son livre nous rappelle que le patrimoine est avant tout une construction, une production sociologique. C’est le service de l’Inventaire qui distingue ce qui relève, ou non, du patrimoine, selon une liste de critères nombreux, aspirant à une objectivité certaine. Cette reconnaissance institutionnelle, couramment appelée patrimonialisation, est le fruit de processus historiques, idéologiques, parfois économiques, et procède toujours d’une sélection.

Au début du XXe siècle, Alois Riegl, historien de l’art autrichien, observait déjà que le monument historique – qu’il nomme « gewordenes Denkmal » pour insister sur le phénomène même de la monumentisation – naît d’une découverte ou d’une redécouverte d’objets et d’édifices par des groupes qui s’approprient « les accomplissements de générations depuis longtemps disparues et [considèrent] les œuvres de ses prétendus ancêtres comme partie de leur propre activité créatrice » (Riegl [1903] 1984 : 50–51). La naissance du monument historique, qui marquait selon Jean Davallon l’instauration d’une nouvelle configuration de la relation du présent au passé (Davallon 2006 : 81), est contemporaine du principe politique du nationalisme. Les monuments et les œuvres d’art font alors partie du « kit DIY

« Do-it-yourself », expression anglaise qui signifie « faites-le vous-même », le plus souvent associée au bricolage.

de la nation » (Löfgren 1989 : 38–39) servant le discours mythifiant des origines et de l’intemporel, en tant qu’éléments constitutifs d’une culture propre à un territoire donné. Sont alors sélectionnées parmi les traces du passé celles qui correspondent à la vision choisie de nos ancêtres, pour former des frontières culturelles face aux autres nations.

Le monument historique, au centre des débats scientifiques, administratifs et politiques au XIXe siècle, cède durant le siècle suivant sa place au patrimoine, outil d’autant plus efficace qu’il englobe d’autres éléments culturels propres aux territoires. Si l’usage de ce second terme hors du cadre juridique est relativement récent

À sa création en 1964, André Chastel propose à André Malraux de nommer le service de « l’Inventaire des monuments et richesses artistiques de la France », mais dès les années 1970, le terme de patrimoine s’impose dans la terminologie du Ministère de la Culture : en 1978 est créée la direction du patrimoine, l’Année du Patrimoine en 1980… À l’international aussi, le terme est utilisé : dans la Convention pour la protection du patrimoine culturel mondial proposée par l’UNESCO en 1972, le mot choisi pour équivalent en anglais est heritage. En 1975, l’Union Européenne célèbre l’année européenne du patrimoine.

, il s’impose très rapidement. Le monument et l’œuvre d’art supposent l’un et l’autre une forme de génie créatif et une unité. Si le patrimoine s’est imposé, c’est que le regard porté sur les objets et édifices du passé s’est transformé. Le recul historique nécessaire à leur appréciation a diminué, les critères de distinction se sont élargis et le patrimoine est devenu le terme parapluie pour recouvrir au même titre qu’un monument historique des objets du quotidien, des éléments d’architecture aux propriétés uniques ou considérés comme représentatifs d’une période/région, voire des sites naturels (Heinich 2009 : 15). Le terme a aussi englobé des pratiques et rites culturels, relevant davantage du folklore que des Beaux-Arts, ce qui est aujourd’hui appelé le patrimoine immatériel. Cette universalisation de ce qui fait patrimoine montre un désir d’embrasser l’aspect collectif et partagé d’un héritage commun.

Cette volonté d’inclusion vient à la fois des institutions publiques, mais aussi des personnes et associations privées. Comme le résume Jean-Marc Léniaud : « plaçant sous un même regard les beaux-arts et toutes sortes d’artefacts, [le patrimoine] a permis d’éviter l’écueil d’une vision hiérarchisante qui se limiterait aux seuls chefs-d’œuvre de l’art » (Léniaud 2007). Le patrimoine se détourne de l’objet unique au profit de l’ensemble représentatif : le monument historique seul n’intéresse plus, il doit désormais s’inscrire avec ses pratiques, ses acteurs, ses différents contextes comme une entité patrimoniale complexe et plurielle. En résumé, le patrimoine impose une certaine horizontalité, un lien entre les acteurs et les contextes, dans une logique de processus qu’il est possible de déconstruire et d’étudier. Il s’inscrit dans une démarche néo-matérialiste.

Patrimonialisation et territoire : le modèle de Guy Di Méo

Nous entendons par processus de patrimonialisation le procédé visant à affecter un sens à une entité, dans un rapport sémiologique donc. Ce sens peut être lié directement ou indirectement au passé de l’entité concernée ou de ceux et celles qui la consacrent. La patrimonialisation intervient toujours dans un espace-temps précis, déterminé par le contexte historique, institutionnel, géographique, économique, socio-culturel, lequel est plus ou moins évolutif. Plusieurs disciplines ont essayé de dessiner le modèle de ce processus (Davallon 2002 : 74–77) mais notre réflexion se fonde sur le modèle que propose le géographe Guy Di Méo, dont la méthodologie traite à la fois des objets et des « réalités idéelles » dans leur lien aux territoires :

[…] les processus de patrimonialisation appliqués à un objet (chose, œuvre, bien, bâtiment, site, paysage, etc.) ou à une réalité idéelle (idée, valeur, témoignage, événement, pratique, etc.) n’ont rien de naturel. Ils ne vont pas de soi. Ils expriment au contraire une affectation collective (sociale donc) de sens ; laquelle découle d’un principe de convention. Ce dernier traduit un accord social implicite (souvent territorialisé et institutionnalisé) sur des valeurs collectivement admises ; témoignage tacite d’une indéniable identité partagée. Pour qu’il y ait patrimoine, il faut donc des processus (sociaux au sens complet du terme) de patrimonialisation, soit des modalités bien précises de transformation d’un objet, d’une idée, d’une valeur en son double symbolique et distingué, raréfié, conservé, frappé d’une certaine intemporalité (même s’il est daté, paradoxe ?), soigneusement sélectionné…

(Di Méo 2007 : 89)

Di Méo distingue quatre moments du processus de patrimonialisation. Le premier temps est celui de la prise de conscience patrimoniale : il s’agit d’un moment déclencheur, souvent lié à une crise importante, qu’elle soit sociale, politique, religieuse, économique. Le besoin de reconnaître son patrimoine dans des temps troublés serait même un indicateur du changement social engagé (Di Méo 2007 : 99). Le deuxième temps est celui du jeu des acteurs et des contextes : pas de patrimonialisation sans acteur, public ou privé, scientifique ou amateur. Notre conception de ce qui fait patrimoine est avant tout construite, généralement collectivement, parfois institutionnellement et souvent émotionnellement par rapport à notre passé. La troisième étape consiste à sélectionner les éléments qui formeront le patrimoine : le patrimoine n’existe en effet que par ses incarnations. Di Méo observe deux niveaux de sélection : le choix thématique et le choix des objets précis. Enfin, la dernière étape est celle de l’action : la conservation, l’exposition et la valorisation du patrimoine. Une fois la sélection passée, il faut alors intervenir et mettre en scène cet héritage choisi parmi les traces du passé. Le patrimoine doit justement incarner ces traces, il doit pouvoir être transmissible dans une dynamique autant portée vers le passé que vers le futur. S’il est endommagé, le débat sur la manière de le conserver débute. Conserver sans intervenir, restaurer, reconstruire ou réinterpréter, autant d’options sont possibles et compatibles avec le processus de patrimonialisation.

Dans son modèle d’analyse, Guy Di Méo rapproche le processus de patrimonialisation de celui de la construction du territoire. Il note que l’un et l’autre ont « une double nature matérielle et idéelle, avec une tendance toujours accrue […] au fil du temps, à témoigner d’une incontestable dématérialisation, d’un glissement du concret vers l’abstrait, le représenté, à certains égards, vers l’imaginaire » (ibid. 2007 : 104). Le processus de territorialisation s’opère selon les mêmes étapes : prise de conscience, jeux d’acteurs, délimitation et singularisation du territoire, nomination et représentation pour mener à la valorisation. Tous deux semblent relever de la même dynamique, traitant des mémoires et des héritages, participant à l’inscription d’une communauté dans une continuité historique mais aussi spatiale. Le géographe insiste donc sur la « gémellité » des processus qui reposent sur deux piliers : le relais des marqueurs – objets, lieux, paysages – et celui des acteurs. Ce rapprochement avait déjà été souligné par d’autres auteurs, comme André Corboz (2001 : 209–229) et Dominique Poulot (2006 : 171–175).

Alors que le patrimoine privé se diffusait à l’échelle familiale, l’élargissement de la notion a eu pour conséquence un débordement sur l’espace public, partagé et vécu par d’autres. S’éloignant des œuvres d’art, le patrimoine est venu qualifier le vernaculaire, le folklore, les paysages naturels, il y a eu un « double effort progressif de patrimonialisation de l’espace et de spatialisation du patrimoine » (Di Méo 2007 : 105). L’expression de « lieux de mémoire », dans l’acception que lui donne Pierre Nora, illustre, elle aussi, le lien qui s’est créé entre temps et espace, faisant des marqueurs du patrimoine et du territoire de quasi-synonymes.

Le relais des éléments constituant patrimoine et territoire est assuré par plusieurs acteurs. Le patrimoine et le territoire nourrissent l’imaginaire de l’un et de l’autre, servant chacun à singulariser et à affirmer l’identité d’une communauté dans un espace-temps donné. Comprises comme des constructions politiques, économiques, idéologiques, ces deux entités reposent sur le discours de ceux et celles qui les réceptionnent, s’en saisissent puis le transmettent à leur tour. La patrimonialisation ne peut aboutir que grâce à l’action combinée de ces acteurs, qui sont à l’origine de ces constructions sociales :

La sélection des éléments patrimoniaux dépend étroitement du jeu de ces acteurs variés. On sait qu’il n’y a pas de patrimoine sans sélection des objets, des bâtiments, des lieux, des faits ou des événements qui forment l’héritage plus ou moins ancien des groupes sociaux spatialisés. Cette sélection intervient au moins à deux niveaux : celui des grands choix thématiques (les grands édifices plutôt que le petit patrimoine bâti par exemple) ; celui des objets plus précis qui vont devenir des signes patrimoniaux reconnus, protégés, éventuellement valorisés (telle fête ou telle usine plutôt que telles autres …).

(Di Méo 2007 : 101)

Parmi ces acteurs, il faut noter l’alliance entre privé et public : institutions scientifiques, personnalités politiques, associations civiles, collectif populaire… Chacun porte un regard différent avec une motivation plus ou moins politique, idéologique, économique, mais tous œuvrent à l’affirmation du statut patrimonial en se faisant les relais entre les marqueurs au sein de la communauté.

L’OPÉRA DE VIENNE : UNE PATRIMONIALISATION À DIFFÉRENTES ÉCHELLES
Le contexte d’une prise de conscience « nationale-patrimoniale »

Les deux guerres mondiales, dans notre cas d’étude comme pour de nombreux autres, ont été un moment déterminant de prise de conscience patrimoniale en Autriche. Pourtant, le pays jouissait déjà d’une administration dédiée à l’étude et à la conservation des monuments. Les dégâts causés par la Seconde Guerre mondiale, associés au retour à l’indépendance de l’Autriche, marquent surtout une prise de conscience « nationale-patrimoniale » (Bobbio 1992).

L’Autriche a un rapport à son patrimoine bâti et à son territoire assez différent des autres pays européens, notamment l’Allemagne, la France ou l’Italie, du fait de son ancien statut d’empire multinational. Les nationalités cohabitent dans un territoire où l’appareil administratif impérial doit répondre aux besoins de l’État, abordant les questions de manière supranationale. Quand est créée en 1850 la commission centrale pour l’étude et la protection des monuments bâtis

La Kaiserl. Königl. Central-Commission zur Erforschung und Erhaltung der Baudenk-male installe rapidement des conservatoires régionaux en Bohème, en Vénétie, en Hongrie ou en Dalmatie, qui mènent des travaux de recherche et d’intervention sur les édifices de toutes les régions de l’Empire.

, elle a pour vocation de s’intéresser aux édifices présents sur l’ensemble du territoire (Brückler 2020). Le rapport aux objets et aux édifices devait se comprendre dans une toute autre logique que celle de l’affirmation de la nation au sein du territoire. Les conservateurs autrichiens défendent une vision universaliste des monuments artistiques et historiques, sans tenir compte d’une valeur nationale. Cette posture, défendue notamment par Alois Riegl, contraste avec la conception que Luigi Bobbio identifie comme « nationale-patrimoniale » (1992) des États-nations européens au XIXe siècle. Les premières commissions de protection et d’études des monuments historiques sont souvent liées de très près au développement de l’appareil institutionnel de l’État-nation : c’est le cas pour la France (Bercé et Foucart 2000 ; Andrieux 2011 ; Pomian 2015) ou pour l’Allemagne (Scharf 1984 ; Wolff 1992 ; Falser 2008). Chaque pays dresse l’inventaire de ses monuments nationaux, alimentant une métaphore de l’héritage historique et artistique comme gage de légitimité et de souveraineté. Pour Georg Dehio, historien de l’art allemand, c’est la valeur nationale qui détermine le critère de conservation d’un monument (Dehio 1914 : 268). À rebours de ses voisins européens, Alois Riegl s’oppose à cette conception de valeur nationale, qu’il juge bien trop restrictive et égoïste, car elle supposerait que l’on reste insensible dès lors qu’on observe une œuvre d’art d’une autre nationalité (Riegl 1905 : 88). Riegl a d’ailleurs participé à des chantiers d‘étude et de restauration sur tout le territoire impérial, notamment en Dalmatie.

La vision défendue par Riegl s’entend dans le contexte politique de l’Empire des Habsbourg, la vision universaliste permet d’éviter que soient entretenus les sentiments nationalistes au travers de monuments. Tout en acceptant les spécificités artistiques de chaque région, l’État autrichien diffuse tout de même dans ces territoires un modèle culturel viennois, sorte de canon d’une identité patriotique autrichienne. Martina Nußbaumer et Cornelia Szabó-Knotik ont montré comment les topiques musicaux Musikstadt Wien et Musikland Österreich se sont construits autour cette « vaterländisch-österreichische Identität », diffusée ensuite sur l’ensemble du territoire (Nußbaumer 2001 et 2007 ; Szabó-Knotik 2004). L’Opéra illustre parfaitement le modèle de diffusion de ce que doit être la culture sous l’Empire, qui soutient après 1869 la construction d’une série de théâtres « clones » par le cabinet Fellner & Hellmer dans les grandes villes des Kronländer. Ces salles relient visuellement les territoires excentrés à la capitale habsbourgeoise, elles imposent aussi un certain conformisme au modèle culturel viennois (Prokopovych 2019). L’investissement des scènes théâtrales et musicales sur ces territoires était d’autant plus important que l’Empire reconnaissait dans ces salles de spectacle un lieu d’expression de sentiments nationaux (Ther 2014 : 2019).

Cette vision de l’identité autrichienne supranationale, ancrée dans les arts, s’effondre à la fin de l’Empire et avec l’indépendance des Kronländer. L’Autriche s’inscrit après la Première Guerre mondiale dans des frontières bien plus étroites, ce qui soulève de nouveaux enjeux de gestion territoriale. La jeune République doit administrer le patrimoine des Habsbourg – au sens juridique – la famille en perdant la possession en 1919 (StGBl. Nr. 209/1919). Elle doit prévenir l’exportation d’objets d’art et d’histoire par l’Église et les grandes familles, ainsi que les réclamations de restitution de biens émanant d’États étrangers (Huguenin-Bergenat 2010). La disparition de nombreux biens pousse la Première République à faire de la conservation des monuments une prérogative constitutionnelle (BGBl-Alt 450/1920). Pourtant, lorsqu’est votéé en septembre 1923 la première loi de protection des monuments, le texte stipule qu’est considéré comme monument tout objet, mobilier ou immobilier, créé par l’homme, dont la conservation et la protection présentent un intérêt public, à savoir dès qu’il présente une importance historique, artistique ou culturelle (BGBl 533/1923). L’intérêt national reste exclu de la définition – désormais officielle – du monument autrichien, un héritage direct de la vision du monument pendant l’Empire. L’organisation de l’administration en charge des monuments se calque aussi sur l’ancien modèle impérial, elle dépend du ministère fédéral, avec des relais en région.

À défaut de définir le monument autrichien comme national, la jeune République continue de porter les topiques de l’Autriche musicale, même s’ils s’inscrivent désormais dans un territoire plus restreint. Sous la Première République, les initiatives sont lancées localement : le festival de Salzbourg, par Max Reinhardt et Hugo von Hofmannsthal, les « Meisteraufführungen Wiener Musik », tous deux créés en 1920. Vienne peine toutefois à garder le rythme sur les autres grandes villes musicales – Paris, Londres, Milan, New York –, comme en témoigne le peu d’avant-premières mondiales qu’accueille l’Opéra dans l’entre-deux-guerres (Rode-Breymann 1994).

Le régime austrofasciste fait à son tour usage de ces topiques, mais l’hostilité affichée vis-à-vis de la musique moderne et la censure d’œuvres au répertoire plongent la vie musicale autrichienne dans une période creuse (Mayer-Hirzberger 2008). L’État cherche à conserver l’hégémonie culturelle comme outil d’influence et d’attractivité à l’international, en utilisant notamment l’Opéra dans ses campagnes d’affiches de promotion touristique

Les affiches en plusieurs langues sont conservées par la Bibliothèque Nationale Autrichienne (ÖNB), Bildarchiv und Grafiksammlung, PLA16306234, PLA16306235, PLA16306236, PLA16306247, PLA16307132, PLA16307133, PLA16308810.

. Mettant en avant l’héritage artistique des « grands maîtres », l’État se présente comme « le gardien de la culture allemande face au Troisième Reich non-allemand » (Ehs 2014 : 63). S’il envisage sa culture comme allemande, et non autrichienne, cela explique peut-être pourquoi le régime austrofasciste se désintéresse de la question de monuments et de leur conservation. Il réorganise l’administration qui en avait la charge, la réduisant à un simple bureau avec peu d’effectifs et de moyens (BGBl 47/1934). Quelques mois avant l’« Anschluss », les conservateurs autrichiens présentent déjà « l’art autrichien comme art de la grande Allemagne » (Frey 1938 : 114–118). L’ancien directeur du bureau de conservation des monuments autrichiens reconnaît que « le concept de monument national n’existait guère en Autriche » (Seiberl 1938, 125). Sous la tutelle de l’administration berlinoise, la vision autrichienne universaliste du monument héritée de l’Empire s’efface, au profit de la conception nationale allemande (Euler-Rolle 2019 : 27). La reconnaissance d’objets et de sites au titre de patrimoine se concentre sur la quête d’origine commune, notamment par une attention particulière portée à l’archéologie (Pollak 2015) et sur les fermes comme marqueurs de l’imaginaire allemand (Dow et Lixfeld 1994). Si le rattachement au Reich allemand relègue Vienne au rang de ville secondaire, la musique joue encore un rôle déterminant dans la promotion, cette fois, d’un art allemand commun. L’Opéra de Vienne est investi d’une mission de légitimation et de représentation de ce que le pouvoir politique cherche à transmettre : l’idée d’une grande culture allemande commune et partagée autour de grands maîtres, que les soldats doivent protéger (Rathkolb 2019).

Alors que l’Autriche reste relativement épargnée par les premières années de guerre, à partir de 1943 débutent de nombreux bombardements – plus de 332 attaques aériennes, dont une cinquantaine à Vienne (Ulrich 1986 : 24). Toutes les activités musicales s’interrompent à l’été 1944 en raison de la guerre totale et le 12 mars 1945, l’Opéra de Vienne ainsi que d’autres édifices historiques de la capitale sont endommagés par un raid américain. Karl Renner déclare quelques semaines plus tard l’indépendance de l’Autriche et un gouvernement provisoire sous contrôle allié se met en place. L’importance des dégâts causés par le conflit sur le territoire autrichien soulève des questions sur la gestion par l’État, les Länder et les villes de la reconstruction des édifices, en particulier ceux ayant une valeur historique et artistique. Que conserver, que restaurer et pourquoi ? Guy Di Méo constate que « la prise de conscience patrimoniale est aussi celle d’une page tournée et de la nécessité de s’engager, collectivement, dans une nouvelle aventure territoriale » (2007 : 101). L’image de la page tournée s’illustre parfaitement à l’échelle de l’Autriche : à la sortie de Seconde Guerre mondiale, le pays doit se redéfinir par rapport à son histoire et à son territoire. Il doit redéployer son appareil d’État et réappréhender les frontières qui lui sont reconnues par les Alliés. La reconstruction nécessaire d’édifices détruits par la guerre, qui plus est des institutions culturelles, suppose de délimiter et sélectionner de ce qui constitue le patrimoine national parmi tous les héritages. Par l’ampleur des dégâts sur le bâtiment et le rôle d’institution artistique de premier plan qu’il joue depuis sa construction, l’Opéra est l’un des édifices qui participent à cette prise de conscience nationale-patrimoniale à l’échelle de la ville et du pays.

Acteurs, contextes et sélection des éléments

La destruction de l’Opéra provoque une vive émotion auprès des Viennois et des Autrichiens (Sinkovicz 2005). L’emploi du champ lexical religieux « Wiedergeburt » (Kralik 1955 : 85), « Wiederauferstehung » (Neues Österreich 1948), « Leidensweg » (Das kleine Volksblatt 1949) dans les textes portant sur l’édifice témoigne de la projection sur l’Opéra d’une blessure collective (Zapke 2019 : 245–255). Ce vocabulaire présente le patrimoine détruit comme un patrimoine-martyr et accrédite d’une certaine manière l’Opfermythos ou mythe de la victime : ces ruines prouveraient que la culture autrichienne a été attaquée. Notons d’ailleurs que si le bombardement est américain, la presse autrichienne blâme les autorités nazies pour l’incendie de l’Opéra (Wiener Kurier 1945). L’utilisation à répétition du possessif « unsere » pour parler de l’institution dans la presse et les discours politiques marquent alors le destin commun pour les Autrichiens, les distinguant des Allemands, dans le rétablissement de cette institution. La mobilisation autour de l’Opéra de Vienne détruit reflète les dynamiques qui s’effectuent dans les processus de patrimonialisation, où acteurs publics et privés œuvrent conjointement à la reconnaissance comme patrimoine de sites ou de pratiques. Cette implication multiple permet de lancer le processus de manière réussie : tant les pouvoirs publics que les acteurs privés s’accordent sur le caractère patrimonial du lieu et sur ce qu’il représente. Tous les acteurs soutiennent donc les démarches d’affirmation de son statut. Parmi les acteurs publics, le plus engagé est l’État autrichien. Malgré les difficultés économiques et politiques que rencontre le gouvernement provisoire autrichien, il garde le contrôle des grandes institutions culturelles. L’Opéra de Vienne est une propriété de l’État depuis la déclaration de la Première République en 1918 et la loi d’expropriation des possessions impériales de 1919. Dès le mois de mai 1945, le gouvernement provisoire autrichien prend position en déclarant la nécessité absolue de reconstruire l’Opéra et encourage une reprise rapide de la programmation musicale (Raab 1945). Il organise la mise en place d’un comité pour le chantier, en convoquant des fonctionnaires de l’office fédéral des monuments, l’administration des bâtiments d’État, de l’administration fédérale des théâtres, des ministères des Finances, du Commerce, de l’Instruction. À l’État s’ajoute la municipalité de Vienne, qui met à disposition des ensembles de l’Opéra de Vienne un salle supplémentaire pour se produire, le Volksoper (Neues Österreich 1945a). La ville prend à sa charge deux tiers du budget de l’Orchestre Philharmonique en 1947 (Szabó-Knotik 2004 : 247).

Le gouvernement autrichien mobilise des acteurs privés autour de l’Opéra : outre l’organisation du concours pour la reconstruction, il fait appel à des architectes pour rejoindre le comité du chantier (Stuhlpfarrer 2019). Dès la fin de l’année 1945, sont lancés auprès des citoyens autrichiens des appels au don de matériaux, partitions et capitaux (Neues Österreich 1947). Il leur est proposé de payer pour une pierre sur laquelle sera inscrite leur nom et leur garantissant une place à la première lors de la réouverture – alors qu’aucune date n’est encore fixée. L’État les invite aussi à devenir musiciens et figurants dans les nouvelles productions musicales (Österreichische Zeitung 1946). L’appel au don est encore mis en avant en 1949 dans une brochure accompagnant la publication-anniversaire des 80 ans de l’Opéra (Gigler 1949 : 65).

En appui des acteurs publics, des acteurs privés s’engagent aussi d’eux-mêmes pour le chantier. D’anciens artistes, critiques et collaborateurs de l’institution s’organisent pour lever des fonds pour la reconstruction, en Autriche comme à l’étranger (Trümpi 2019 : 272–83). L’Orchestre Philharmonique (Neues Österreich 1945c) et l’association du Chœur de l’Opéra de Vienne (Neues Österreich 1945b) participent au financement de la reconstruction. D’autres institutions donnent de l’argent pour la reconstruction, comme les sociétés de production de films Wien-Film et Austria-Film (Neues Österreich 1945d).

L’implication de la plupart de ces acteurs dans le devenir de l’Opéra prédate souvent 1945, mais la destruction de l’édifice les unit de manière nouvelle. La situation économique d’après-guerre ne permet pas à l’État d’assumer le coût des travaux de reconstruction. En associant la population à la reconstruction de l’Opéra, cela permet d’éviter les critiques portées contre la priorité accordée à ce chantier par rapport à ceux des logements (Vocelka 1985). La mobilisation ancre aussi les instances gouvernantes dans leur rôle de manière plus claire : l’État se place en maître d’œuvre du chantier, il rend visible son investissement en installant un grand panneau devant l’Opéra à partir de 1947. Bien que l’Autriche soit un État fédéral, la ville de Vienne n’est que peu présente dans le déroulement du chantier. Lorsqu’en 1955, les troupes de l’Opéra de Vienne quittent le Volksoper, l’État intègre la salle aux théâtres fédéraux. En récupérant le contrôle d’une scène importante, il réaffirme Vienne dans son rôle de capitale fédérale, en montrant que c’est l’État qui a la main sur les institutions culturelles prestigieuses.

Si Les alliés font aussi dons de matériaux et financent le chantier : les Soviétiques en premier (Neues Österreich 1945e), puis les Britanniques et les Américains (Neues Österreich 1946). Ils n’interviennent cependant en rien dans la gestion et le déroulé de la reconstruction. Dans ce processus, la sélection des objets patrimoniaux reflète à la fois les acteurs qui y sont impliqués que des choix de société, car elle s’accompagne systématiquement d’une justification de cette sélection, de la mise en place d’un récit. Mais quel est le récit raconté dans cette sélection d’éléments patrimoniaux ?

Il est d’abord celui de la continuité des topiques Musikstadt Wien et Musikland Österreich (Nußbaumer 2007). Dans une ville et un pays où l’héritage musical a fait l’objet d’attentions constantes, il est justifié de sélectionner la salle d’opéras, ses ensembles et ses spécificités comme patrimoine national : le bal de l’Opéra, l’Orchestre Philharmonique, les grands interprètes et les anciens directeurs. En tant qu’institution patrimonialisée, il alimente la vision d’une Autriche dont le patrimoine national est la musique. Le patrimoine permet la mise en place d’un discours sur les origines, sur l’héritage et sur la manière dont la communauté peut s’en saisir pour perpétuer et faire prospérer l’identité construite. Heinrich Kralik l’illustre parfaitement lorsqu’il établit au sujet de l’Autriche d’après-guerre que : « Das erste Kapitel des neuerstehenden Gemeinwesens war Musik » (Kralik 1955 : 85). La musique sert, à ce moment de l’histoire autrichienne, de lien au passé positif.

Si le choix thématique se porte donc d’abord sur la dimension de tradition musicale associée au bâtiment, en lien avec les topiques Musikstadt Wien et Musikland Österreich, l’Opéra jouit d’une plus grande attention par rapport à d’autres salles de spectacle dans la capitale ou dans le pays. Appartenant au parc immobilier de la Ringstraße, l’intérêt porté à ce bâtiment parmi ceux construits sous le règne de François-Joseph peut se comprendre comme la sélection, au sein de l’héritage habsbourgeois, d’un lieu qui entre en adéquation avec la nouvelle conception de l’État, sans nostalgie ni référence à un système politique passé. Il s’agit de se réapproprier des éléments passés de ce territoire, afin de créer – ou plutôt de recréer un grand récit national. Les débats sur le type de reconstruction à mener illustrent pleinement ce processus de sélection : toutes les parties anciennes qui peuvent être sauvées sont restaurées, alors que l’auditorium est reconstruit selon l’ancienne forme mais dans un agencement repensé et une décoration nouvelle (Stuhlpfarrer 2019). Si l’épigraphe à la gloire de François-Joseph est conservée, les salles et les loges impériales ne sont pas reconstruites. Elles disparaissent du nouveau plan, l’espace est réaffecté à l’usage du public général. Les thèmes choisis pour la décoration des nouveaux espaces font écho à ceux de l’ ancienne décoration : Orphée et Eurydice pour le rideau de fer de Rudolf H. Eisenmenger et La Flûte enchantée dans les tapisseries du même Eisenmenger, pour la salle conçue par Ceno Cosak. Le choix de conserver l’esprit et l’usage de l’édifice permet d’assurer la continuité symbolique du bâtiment et son emplacement dans l’espace, tout en actualisant sa structure pour un usage plus contemporain.

Les processus de patrimonialisation, en tant qu’attribution d’une valeur et d’un sens collectifs d’appartenance et d’identité, permettent ainsi de créer une dynamique fédératrice parmi des acteurs nécessaires à la cohésion d’une vie collective. Les membres du gouvernement, musiciens, industriels, habitants, qui sont aussi les gardiens du patrimoine, forment alors un relais entre tous les éléments qui composent ce qu’eux reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine national. Ils se placent tant dans le rôle d’héritiers que de continuateurs.

Conservation, exposition et valorisation

S’engage donc dès le début du chantier une valorisation importante de l’Opéra de Vienne et de ce qu’il incarne. Les ensembles de l’Opéra de Vienne se produisent à nouveau, alors que le chantier de reconstruction de l’édifice, notamment..., est suivi de près par la presse nationale, le concours pour la reconstruction de l’auditorium.

Parce que le patrimoine ne peut exister que s’il est exposé, visité, vécu par ses différents acteurs, le chantier est ouvert aux visites du public dès l’automne 1946 (Wiener Kurier 1946). Il est aussi le lieu de passage obligatoire des invités de prestige dans la capitale : artistes comme personnalités politiques étrangères

Parmi ces visites, des photos documentent la visite de Maria Jeritza, de Nehru et Indira Gandhi (Musée du Théâtre, Bibliothèque et archives du musée du Théâtre de Vienne Carton « Wiener Staatsoper», non répertorié) et d’un groupe de diplomates (Bibliothèque Nationale Autrichienne ÖNB, Bildarchiv und Grafiksammlung, US 12.809/1 ; US 12.809/2 ; US 12.809/3).

. Les projets du concours pour la reconstruction de l’auditorium sont exposés à l’intérieur des salles restaurées de l’Opéra (Die Weltpresse 1948). Elles accueillent aussi d’autres manifestations publiques tout au long du chantier : concerts (Neues Österreich 1949), présentations de livres (Wiener Kurier 1950), défilés de mode (Archives INA 1952). L’État soutient un grand nombre de publications portant sur les arts autrichiens, notamment la musique, qui mettent en lumière la richesse culturelle spécifique du pays (Pirchan, Witeschnik, et Fritz 1953 ; Fritz 1954 ; Kralik 1955 ; Beetz 1955 ; Lessing 1955 ; Graf 1955 ; Ullrich 1956).

Dès la fin de la guerre, le gouvernement autrichien fait part de sa volonté de voir les ensembles de l’Opéra reprendre des tournées à l’étranger. Grâce au soutien des puissances d’occupation alliées, notamment pour l’obtention de visas (Hurdes, Cherrière 1946), l’Opéra se produit en France, Belgique, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Italie, ou encore en Allemagne (Láng et Láng 2006). Réciproquement, les Alliés envoient des troupes jouer en Autriche : l’Armée Rouge (Österreichische Volksstimme 1946), la troupe de l’Opéra de Paris (Wiener Zeitung 1950), le ballet britannique Sadlers-Wells (Die Weltpresse 1946), la distribution américaine du Porgy and Bess de George Gershwin, ainsi que l’American National Ballet Theater se produisent à Vienne. En se confrontant aux autres troupes et publics, cette nouvelle vision nationale du patrimoine est confortée par le regard porté sur eux en tant qu’autrichiens.

L’Opéra de Vienne et les institutions musicales ont été un véritable outil de gouvernance, des éléments stratégiques d’une politique intérieure et extérieure cruciale pour l’affirmation d’une République autrichienne libre et indépendante (Mayer-Hirzberger et Szabo-Knotik 2005 ; Scherer 2020). Si son processus de patrimonialisation répond aux impératifs politiques, idéologiques et mémoriels, dans un moment de crise nationale, il ne faut pas négliger l’intérêt économique et diplomatique de l’Opéra, qui représentait déjà pour les régimes politiques antérieurs un outil stratégique. D’une part, il permettait de conforter la place hégémonique de puissance culturelle autrichienne et d’attirer des touristes, d’autre part, les tournées extérieures de ses ensembles assuraient la visibilité de l’Autriche à l’international (Werba 1997 ; Ehs 2014 ; Ther 2019).

La pose de deux plaques commémoratives à l’Opéra de Vienne achève de consacrer son statut : en matérialisant le caractère mémoriel de l’édifice, il est officiellement présenté comme un élément du patrimoine. La plaque intérieure, installée dans la partie ancienne au niveau de la cage d’escalier principale, témoigne du chantier achevé et rappelle le nom des membres du gouvernement présents lors de l’inauguration. La plaque extérieure en particulier le distingue parmi d’autres bâtiments de la ville comme un bâtiment « digne d’être vu ». Conçue par Walter Harnisch, elle est installée lors de la Wiener Festwochende l’année 1956 dans le cadre d’un programme de l’Office de tourisme « Wien – eine Stadt stellt sich vor » (Wiener Tourismusverband 2005 : 14). Cette mise en scène du patrimoine dans la ville, à travers l’utilisation de plaques apposées sur les Sehenwürdigkeiten, officialise l’importance et l’unicité de ces lieux dans l’espace urbain, mais surtout l’inscrit comme repère du territoire urbain au sein d’une cartographie revisitée à destination cette fois d’un large public.

L’Opéra de Vienne a été pendant la période d’après-guerre et de l’occupation alliée un catalyseur des représentations historiques et culturelles, au point que sa réouverture le 5 novembre 1955 est présentée – aujourd’hui encore – comme la « renaissance de l’Autriche et un « symbole de liberté » (Kramer 2005 : 87). La signature du Staatsvertrag marquait quelques mois plus tôt solennellement la page tournée du passé et le retour à l’indépendance ; la réouverture de l’Opéra dans une salle liant architecture passée et contemporaine ouvrait le nouveau chapitre de l’Autriche. Pour Julius Raab, la retransmission de cette soirée en direct à la radio et à la télévision est d’ailleurs capitale :

Im Herbst dieses Jahres wird das österreichische Volk und mit ihm die ganze Welt ein kulturelles Ereignis von einmaliger Bedeutung feiern. Ich meine hier die Eröffnung der Wiener Staatsoper, zu der die ganze Welt bei uns zu Gaste sein wird und welche Millionen von Menschen im Rundfunk und am Fernsehapparat miterleben werden. […] Die ganze Welt würde es begrüßen, wenn die unsterblichen Klänge des Gefangenenchores aus „ Fidelio“ „Heil sei dem Tag, Heil sei der Stunde, die lang ersehnt“ aus einem endgültig befreiten Österreich ertönen würden. Daher unsere Bitte an die vier Großmächte: Leistet rasche Arbeit und gebt uns Gelegenheit, dieses kulturelle Weltereignis mit der Feier unserer endgültigen Befreiung zu vereinen! Österreich wird die Aufgabe, die es freiwillig übernimmt, im Geiste der wahren Menschlichkeit und eines echten Friedenswillens durchführen, so wie es wieder im „ Fidelio“ heißt: „Es sucht der Bruder seine Brüder, und kann er helfen, hilft er gern.“ Dies soll Österreichs Leitmotiv für die Zukunft sein.

(Raab 1955 : 11)

Puisque, selon Roland Barthes, « l’image est re-présentation, c’est-à-dire en définitive résurrection » ([1964] 1993 : 573), cette renaissance de l’Autriche devait être partagée avec tous et toutes.

CONCLUSION

La patrimonialisation relève d’un processus de sélection qui permet de choisir, parmi les traces du passé et les pratiques qui y sont liées, celles qui correspondent à une vision officielle des ancêtres et d’une culture de référence. Elle s’appuie tant sur des traces matérielles que sur des idées, pour mettre en scène dans l’espace public un héritage choisi à des fins politiques, idéologiques, économiques. La patrimonialisation « raconte une histoire, mythique ou historique, parfois les deux. Elle cherche souvent à justifier une cause, à rappeler une mémoire, à valoriser une séquence (temps révolu) passée de la vie sociale dans un but d’édification. » (Di Méo 2007 : 103). Dans le cas de l’Opéra de Vienne, la patrimonialisation a permis de renégocier et de se réapproprier le passé, afin d’y puiser une filiation offrant un sens positif à la nouvelle société pour laquelle il a été reconstruit. Elle marque le début d’une prise de conscience nationale-patrimoniale dans un pays où l’identité culturelle et territoriale a été différemment définie selon les régimes politiques.

À partir de cette institution patrimonialisée ont pu se développer d’autres structures complétant petit à petit le récit porté par les topiques Musikstadt Wien et Musikland Österreich : le festival de Bregenz, créé en 1946, de nouvelles statues ou monuments de compositeurs, l’ouverture de musées dédiés à la musique et aux musiciens dans le pays, l’ajout d’Ehrengräber au cimetière central de Vienne pour des artistes liés à la musique, entre autres. La mise en tourisme et l’apparition d’un public international sur le territoire, aidés par la diffusion visuelle de tableaux, photos, vidéos, timbres, cartes postales et guides de voyage ont favorisé l’inscription de cette double identité patrimoniale et territoriale, faisant de l’Autriche le pays de la musique par excellence. L’inscription en 2001 du centre-ville historique de Vienne

La délimitation de la zone reconnue correspond environ au 1 arrondissement de la capitale.

sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO consacre à l’échelle mondiale le statut patrimonial de ces éléments. L’UNESCO la justifie comme suit :

[…] associée aux grands compositeurs, du classicisme viennois à la musique moderne. Le centre historique de Vienne abrite une grande variété d’éléments architecturaux, notamment des palais baroques et des jardins ainsi que l’ensemble de la Ringstrasse [sic] datant de la fin du XIXe siècle.

(UNESCO World Heritage 2020)

Cette reconnaissance mondiale va de pair avec l’appartenance de cet héritage à une communauté désormais transnationale, à l’ensemble de l’humanité et non plus simplement aux Viennois et aux Autrichiens. L’Opéra de Vienne est devenu un élément patrimonial et n’a donc plus besoin de justifier son statut. Le processus de patrimonialisation l’a englobé dans une vision simplifiée et esthétisée du passé et des valeurs qu’il porte, rendant possible sa réception – voire sa consommation – par tous, indépendamment de sa nation ou communauté d’appartenance.

D’autres exemples de patrimonialisation ont également contribué à ancrer l’identité nationale autrichienne : l’un des plus importants est celui engagé autour des Alpes et du paysage de montagne, tel que Reinhard Johler en a analysé le processus (2015 : 211–230). Le paysage est d’ailleurs désigné par les Autrichiens comme l’élément le plus « typiquement autrichien » (Brix, Bruckmüller, et Stekl 2004 : 13). Viennent ensuite les personnalités historiques – politiques d’après-guerre et monarques Habsbourg – et les artistes – musiciens en tête. Lorsque l’on atterrit à l’aéroport de Vienne, les visages de Mozart et de Sissi, ainsi que les belles vallées alpines, sont les premières images qui nous accueillent, preuves s’il en faut que les processus ont définitivement rempli leur fonction de définition d’une identité patrimoniale – qu’ils sont ce que l’Autriche veut être et la manière dont elle veut être perçue.

eISSN:
2545-3858
Lingue:
Tedesco, Inglese, Francese