Dans […] quel est donc ce je ne sais quoi de mystérieux que Delacroix, pour la gloire de notre siècle, a mieux traduit qu’aucun autre ? C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’
Après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois, et de son épouse le 28 juin 1914, élément déclencheur d’une guerre dont l’empereur François-Joseph ne voulait pas, c’en est fini de la Belle Époque : les promenades sur les grands boulevards, la fréquentation des cafés, des cabarets, des ateliers et galeries d’arts et des salles de concert n’est plus d’actualité. Et pour la grande bourgeoisie et les aristocrates fortunés, le temps des salons et des saisons, avec l’alternance de la période des spectacles et des réceptions dans les hôtels particuliers et de celle des séjours d’été dans les châteaux à la campagne, dans les villas de la côte normande ou dans les stations thermales ou balnéaires, est révolu : dès le 22 août 1914, 27 000 soldats français seront tués en une seule journée… Le temps de l’insouciance et de l’optimisme n’est plus : la guerre va prendre une ampleur inouïe et bouleverser les codes traditionnels pour devenir la Première Guerre mondiale. Alors que les premiers belligérants et leurs alliés s’attendaient à une simple redistribution des territoires des Balkans, le bilan du conflit est désastreux, qu’il s’agisse des conditions matérielles de la guerre, du nombre de victimes militaires et civiles, du nombre de blessés aux séquelles irréversibles ou des nouvelles frontières établies par le traité de Versailles (1919), qui redessine l’Europe, les traités de Saint-Germain (1919) et de Trianon (1920), qui procèdent au démantèlement de l’Empire austro-hongrois, et le traité de Sèvres (1920), qui règle le sort de l’Empire ottoman. L’Allemagne, dont le territoire a été fortement réduit, devient une démocratie ainsi que le Royaume-Uni, pour la première fois de leur histoire. Le bilan est encore aggravé par la grippe espagnole qui, à partir de janvier 1918, va infecter un tiers de la population mondiale.
Les traumatismes corporels, psychiques et culturels, qu’ils soient individuels, familiaux, régionaux, nationaux et inter-nationaux, sont divers et multiples… Sortis brutalement d’un monde qui semblait leur promettre bien-être et progrès pour un avenir proche, les êtres humains se retrouvent dans un champ de ruines, internes et externes, et dans un monde qui est à repenser, à reconstruire, pour que l’on puisse le réaccorder, d’une part, à celui qui vient de disparaître tout en restant présent en mémoire, et, d’autre part, à celui qui est à venir, avec la nécessité de garantir la paix et de restaurer la foi dans la prospérité et le bien-vivre. Rétablir des itinéraires de vie pour l’ensemble des survivants, qu’ils soient civils ou militaires, reste une tâche difficile et complexe, ne serait-ce que parce qu’il faut bien admettre que l’impensable n’était pas seulement possible puisqu’il s’est produit et que chacun et chacune sont devant le fait accompli. À tous niveaux de vie et de responsabilité, comment se remettre à avancer et sur quel chemin pour renouer avec le passé et trouver le passage pour un avenir susceptible de prolonger les traces anciennes de la « Belle Époque » sans pour autant renier les années d’une « boucherie héroïque » dont les horreurs ont dépassé dans des proportions insoupçonnées celles que dénonçait Voltaire.
Dans la mesure où l’ampleur des traumatismes relève de l’incompréhensible, la première des nécessités est de pouvoir en parler, de parvenir à dire et raconter ce qui s’est passé, pour en trouver le pourquoi et le comment, afin que ce qui a détruit tant et tant de vies, à tous points de vue, soit effectivement intégré à l’histoire, non seulement de chacun, mais à celle de toutes les communautés auxquelles tout individu appartient, et plus généralement à celle du « monde ». Toute reconstruction passe par des manifestations et des récits de témoignage. Les spécialistes de sciences humaines, historiens, sociologues et psychologues, ont établi des méthodes et des protocoles spécifiques pour que la « vérité » événementielle soit assumée, le plus objectivement possible, pour les uns par la certification de la documentation réunie et par la prise en compte des déterminations et des attentes sociales, et pour les autres, plus subjectivement, selon les troubles affectifs, psychologiques et comportementaux résultant des traumatismes engendrés.
Les guerres n’ont certes pas manqué dans l’histoire tourmentée de l’Europe et dans les relations entre provinces, régions, royaumes, pays, et nations. Les artistes, quelle que soit leur discipline de création, ont toujours été invités à participer aux chants, aux cérémonies et aux commémorations concernant les victimes et les soldats. Mais l’actualisation des codes établis concernant la guerre et ses représentations, la célébration des héros, les hommages aux victimes, dans leurs formes traditionnelles, qui sera pratiquée dans les années qui vont suivre l’immédiate après-guerre, ne suffiront pas à réduire les terribles fractures et les profondes ruptures engendrées par la Grande Guerre. Comme il est coutume, de très nombreux monuments aux morts furent dressés dans les villes et villages, particulièrement en France et en Allemagne, qui comptaient un nombre écrasant de victimes. Pour autant les blessures restaient ouvertes, et pas seulement parce que les ratifications des traités laissaient beaucoup d’insatisfactions et d’amertumes. En France et en Belgique la cicatrisation de la terre est aujourd’hui toujours en cours ; sous la protection intemporelle des mausolées et des ossuaires, les démineurs restent mobilisés : un obus sur quatre n’a pas explosé, et même quatre sur cinq lorsqu’ils tombaient dans l’eau ou en zone humide. Par ailleurs certains obus pouvaient s’enfoncer jusqu’à trente mètres de profondeur selon la nature du terrain. Quasiment toutes les familles ont dû faire leur deuil d’un ou de plusieurs proches, s’occuper d’un invalide ou pleurer un disparu… Et l’histoire récente comme l’histoire ancienne, malgré leurs vestiges, leurs monuments et leurs multiples traces et évocations, malgré le florissement des philosophies sociales et tout ce qui constitue ordinairement des recours possibles pour revenir à une hypothétique normalité, ne fournissent pas de modèles de pensée et de représentation susceptibles de correspondre au rétablissement de la vie dans ses aspects positifs, – matériels, émotionnels et spirituels.
Une fois épuisées les « postures » et les « recettes » léguées par la tradition et les institutions, que reste-t-il sinon autant que possible le dire, le faire et le vivre autrement ? En passer par exemple par la « table rase », et faire comme si l’on pouvait repartir à zéro, ainsi que le suggère le dadaïsme de Tristan Tzara, étape préalable pour accéder à la surréalité, revenir au pur langage dégagé de tout ce qui masque et corrompt la réalité et la vérité des êtres et des choses :
C’est ainsi que les institutions scolaires et universitaires présentent généralement la naissance du surréalisme. En réalité, c’est en grande partie dans le tourbillon des mouvements artistiques et littéraires initiés par le symbolisme que se renoue le fil entre l’ancien monde englouti et le nouveau monde qui va peut-être presque naître.
Durant les années d’avant-guerre, l’effervescence dans le monde des intellectuels, des artistes, de toute la population qu’on appelle volontiers « la bohême », tout à la fois mondaine et frondeuse, est grande, à Paris certes, mais également dans les capitales européennes. D’abord décadentistes puis symbolistes, les adeptes de la modernité d’alors ont souvent plusieurs cordes à leur arc et pratiquent généralement avec bonheur poésie, arts plastiques, et musique, non sans de multiples variations, explorations, et provocations en tous genres, car ils contestent les codes établis et les académies, d’où leur appellation d’origine, « décadentistes », par anti-phrase. Les Romantismes allemand et anglais avaient déjà proposé de nouvelles perspectives, et Baudelaire apparaît comme le père spirituel du symbolisme qui bouleversera peu à peu la pensée créatrice des artistes et leurs œuvres dans la richesse de leur diversité, de la fin du XIXème siècle aux confins du XXème. Alors que traditionnellement la création artistique reposait sur l’articulation du couple « dire » et « représenter » dans les différents langages de spécialité propres aux arts, l’on est passé au « suggérer » et à l’« évoquer », en ayant recours aux multiples possibilités d’expression formelle propres à chaque langage artistique, et parfois même à de singuliers mélanges, avec un rapport au monde qui n’est plus celui de l’intellect –, raison et vérité conceptuelle –, mais celui d’une perception correspondante du sensible, du matériel et du spirituel, avec le recours à l’imagination, « la reine des facultés » selon Baudelaire, qui parle de son art en termes de « sorcellerie évocatoire » et de « magie suggestive ». Qu’il s’agisse de microcosme ou de macrocosme, tout est à déchiffrer, et la connaissance de soi comme de tout ce qui l’entoure passe par l’accord de la vie sensible avec la vie spirituelle, – dont les correspondances de Fourier, de Swedenborg et de Toussenel, revisitées par Nerval et Baudelaire : celles qui sont horizontales, – les synesthésies –, et celles qui sont verticales, – du terrestre au céleste, de ce qui relève des sens à ce qui relève de l’esprit.
Il est vrai aussi que les progrès technologiques ont incité les créateurs artistiques à revoir leurs codes et leurs manières de faire et de penser. Ainsi les dioramas et la photographie ont conduit à repenser ce qui relevait de la représentation. En peinture, le statut des portraits, des natures mortes, des représentations animales et florales se modifie. L’invention des tubes de peinture permet aux artistes peintres d’exercer leur art à l’extérieur : les lumières changent, le paysage sort des conventions de fonds de tableaux et devient un sujet à part entière… Bref, de 1880 à 1920, dans le flou immense de l’intense créativité artistique de l’époque que certains regroupent un peu abusivement en « symbolisme(s) », quitte à le décomposer à plus ou moins juste titre en étiquettes d’ « écoles », tant nous aimons figer les choses en mouvement pour essayer de mieux les comprendre, naissent et se développent l’impressionnisme (dès 1860) et le postimpressionnisme, le pointillisme et le divisionnisme, le fauvisme, le nabisme, le préraphaélisme, le synthétisme, le primitivisme, l’orphisme, l’expressionnisme et son corollaire abstrait, le futurisme italien, l’Art déco, l’Art nouveau, l’art abstrait, le nouveau réalisme, le cubisme, et le frémissement du surréalisme à venir. À l’inverse d’autres oublient le « Symbolisme », dont l’initiative est trop imprécise, entre France, Belgique, Russie etc., sous des prête-noms célèbres, mais sans véritables chefs de file clairement identifiés et revendiqués… L’héritage de Baudelaire ne cessera cependant d’être exploité et continue à l’être encore aujourd’hui, bien au-delà des frontières de l’Hexagone et de la Belgique.
Dans le fouillis et la diversité de la modernité artistique post-baudelairienne, se dessinent cependant des constantes, dont la rébellion et la révolte contre les ordres établis et la volonté de faire authentiquement dialoguer les langages artistiques entre eux, non sans remettre en question leurs définitions et leurs fonctions discursives. Certes les convictions idéologiques et les croyances des uns et des autres ne sont pas nécessairement identiques, voisines ou compatibles, d’autant que tous n’ont pas la même conception de la « réalité » et du « réalisme », puisque pour tous ce qui est en question c’est justement la relation à la réalité telle qu’elle est déterminée par les habitudes de discours, de représentations et de valeurs qui lui sont attachées.
Ce que l’on appelle ordinairement le dialogue des arts est au cœur des propositions des symbolistes. Non seulement il ne s’agit pas de décrire mais d’évoquer le monde en prospectant les images et leurs similitudes tout en prenant en compte les états d’âme, les atmosphères et les idées abstraites, et il s’agit aussi de rendre à chaque langage artistique toutes ses possibilités d’« impression » et d’« expression », y compris en faisant en sorte qu’ils « se prêtent réciproquement des forces nouvelles ».
Outre les champs de ruines, les victimes, les blessés, les handicapés et les gueules cassées, les tranchées ouvertes, les sites naturels bafoués et empoisonnés, la Grande Guerre laisse un chaos éthique, esthétique, sociologique, idéologique et philosophique. Avec des nuances et des différences selon les lieux, tout ou presque est à reconstruire pour renouer le fil de la vie, celui des vivants et des survivants, celui de la famille, de la communauté, celui du cadre de vie, de l’espace et de l’environnement, celui du temps aussi, du rythme des jours et des semaines, des mois, des saisons et des années, du rapport à soi, aux autres, aux disparitions et à ce monde pas encore nouveau devenu si difficile à ressentir et à comprendre.
Pour que la cicatrisation parvienne à se faire, il faut d’abord panser les blessures, exorciser la douleur et le contraste si affligeant des souvenirs heureux et des horribles souffrances qui leur ont succédé avec les angoisses et les incertitudes du présent, et pouvoir enfin se projeter dans un véritable avenir… Le nécessaire travail de résilience qui permet aux individualités et à leur communauté de se réadapter à la vie en parvenant à intégrer à la réalité des événements qui ont dépassé leur entendement, au point de ne plus reconnaître le monde qui était le leur et à ne plus se reconnaître eux-mêmes, passe par une catharsis d’autant plus difficile que les langages, – leurs normalités du dire et leurs conventions discursives –, sont eux aussi en crise. Et cependant il faut parvenir à sortir de la stupéfaction, de la sidération et de l’hébétude, même si parfois elles sont liées à une forme de fascination analogue à celle que peut exercer le crime sur la sensibilité populaire, et parvenir à réharmoniser les émotions et les pensées, en sachant qu’il en va de « l’âme » comme du « corps » : même lorsque les douleurs physiques ont disparu, les cicatrices restent et témoignent de l’impossibilité d’un véritable oubli, d’autant que la tentation ou le « goût du néant » menace. Et même la douce Nuit qui marche, chère au poète, n’est que le linceul passager d’un sommeil qui n’est plus réparateur puisque ne s’inscrivant que dans le temps du recueillement.
Les legs des traditions institutionnelles, coutumières ou cérémonielles, qui rythment les années de l’après Grande Guerre, par nécessité et par habitude, tentent bien de témoigner des combats et des horreurs qui ont fait tant de dégâts en les inscrivant dans les paysages familiers des places de villes et de villages, des parcs et des cimetières, des musées et salles d’exposition aussi – sous forme de monuments aux morts, de mausolées, de statues, de plaques de mémoire et de tableaux –, mais ils ne peuvent suffire à recréer un univers de paroles, de discours et de représentations propres à redonner espoir, confiance et foi dans une vie nouvelle et authentiquement « revitalisée ».
Félix Valloton, peintre suisse formé à l’Académie Julian à Paris, inhumé au cimetière Montparnasse, fit partie d’une mission artistique sur le front en 1917. En 1915–1916 il avait produit une série de bois gravés intitulée
De nombreux artistes, de part et d’autre, ont été mobilisés. Certains ont été tués, d’autres blessés, quelques-uns ont été écartés du front pour raisons de santé, d’âge ou de charges familiales. D’autres n’étaient pas mobilisables. Pour autant, les grands centres intellectuels et artistiques que sont Berlin, Vienne et Paris ne restent pas inactifs, tout particulièrement dans la capitale française, dans le quartier Montparnasse, la butte Montmartre et à Puteaux. Ainsi Pablo Picasso, Amedeo Modigliani et Leonardo Foujita, non mobilisables, se retrouvent-ils dans les cafés de Montparnasse ou chez Marie Vassilieff
Peintre russe d’origine ukrainienne, surnommée « la cigale des steppes », qui a fermé en 1914 son académie de Montparnasse afin d’ouvrir une cantine pour artistes désargentés, laquelle devint rapidement un lieu de rendez-vous pour nombre d’artistes aujourd’hui connus et reconnus.
D’une part les propositions du symbolisme et des symbolistes dans leur diversité se sont répandues à la fin du XIXème siècle dans toute l’Europe, grâce notamment au « groupe des XX » de Bruxelles, et d’autre part les innovations et les bouleversements techniques, scientifiques et théoriques qui se développeront durant le XXème siècle sont déjà initiés avant 1914. Le train express, le métropolitain, le téléphone, l’automobile et l’avion se perfectionnent et transforment en profondeur la relation humaine au temps et à l’espace.
Grâce à de nouveaux outils, l’exploration macroscopique et microscopique du monde progresse et, avec Einstein, Becquerel, Pierre et Marie Curie, de nouvelles interrogations concernant la matière surgissent. Même si les travaux du docteur Freud sont déjà en chantier en 1890, on peut dater ses découvertes concernant l’inconscient du 21 septembre 1897 lorsqu’il renonce officiellement à la théorie de la séduction pour celle du fantasme. Ce foisonnement scientifique et technologique, voire « mécaniste », est abondamment relayé et diffusé par les journaux et les revues qui, à l’époque, intéressent vivement les artistes, écrivains, peintres, poètes et compositeurs. Les métalangages ou langues de spécialités s’interpénètrent et les expérimentations se multiplient : d’une certaine façon les arts et les sciences contribuent au développement de nouveaux modes de pensée et de représentation, dans lesquels la connaissance sensible l’emporte sur le rationalisme, alors que l’« imagination » reste fondamentalement « la reine des facultés » tout en se nourrissant des inventions et des découvertes scientifiques : la peinture de Paul Signac en témoigne pour ce qui est de la lumière ; celles de Fernand Léger et de Marcel Gromaire, avec
En 1916 l’immense atelier que le peintre suisse Émile Lejeune met à disposition de ses amis artistes, – les lieux disponibles sont rares dans le contexte de la guerre –, devient la salle Huygens, salle d’expositions et de spectacles, sous les estampilles des sociétés « Lyre et Palette » et « Palette et Musique », et véritable vivier de la création artistique où se retrouvent poètes, peintres, littérateurs, sculpteurs, musiciens, collectionneurs et amateurs d’art jusqu’au début des années vingt. Le groupe des Six, qui pour l’heure répond au vocable « Nouveaux jeunes » –, Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc et Germaine Tailleferre –, y réalise des performances. Et l’on est déjà au-delà de l’impressionnisme et du wagnérisme…
Le 18 mai 1917, un projet de spectacle « pluridisciplinaire » auquel tenaient tout particulièrement Jean Cocteau et Erik Satie trouve son aboutissement au théâtre du Châtelet : il s’agit de De cette alliance nouvelle, car jusqu’ici les décors et les costumes d’une part, la chorégraphie d’autre part, n’avaient entre eux qu’un lien factice, il est résulté une sorte de sur-réalisme où je vois le départ d’une série de manifestations de cet Esprit Nouveau, qui, trouvant aujourd’hui l’occasion de se montrer, ne manquera pas de séduire l’élite et se promet de modifier de fond en comble, dans l’allégresse universelle, les arts et les mœurs, car le bon sens veut qu’ils soient au moins à la hauteur des progrès scientifiques et industriels
Dans l’
Et si le ballet renvoie à « une sorte de sur-réalisme » c’est parce que la visée était de représenter « quelque chose de plus réel que la réalité », d’où le titre de présentation « Ballet réaliste ». Même s’il est possible que les mots de « sur-réalité » et de « sur-réalisme » aient été prononcés et peut-être suggérés à Guillaume Apollinaire par Jean Cocteau et Picasso, il est certain que le vocable, réinterprété par André Breton et devenu célèbre quelques années plus tard, a été « créé », au sens théâtral du terme, par l’auteur des Tout bien examiné, je crois qu’il vaut mieux adopter surréalisme que surnaturalisme que j’avais d’abord employé. Surréalisme n’est pas encore dans les dictionnaires et il sera plus commode à manier que surnaturalisme déjà utilisé par MM. les philosophes.
L’année 1917 fut particulièrement horrible. Mais paradoxalement les deux représentations que nous avons évoquées constituent non seulement des événements majeurs pour les développements artistiques, éthiques et politiques qui gagnent toute l’Europe et constitueront des modes de cicatrisation dans la mesure où se dessinent pour les individus, les communautés et les institutions de nouvelles modalités de discours et de pensée pouvant restaurer l’« espoir » d’un avenir « autre » et produire de nouvelles définitions de l’« engagement », des rapports sociaux et des relations au monde, et donc de nouveaux modes de représentations de soi et de la réalité environnante…
Pourquoi nous être attaché à rappeler ce que fut l’apport du foisonnement symboliste et à montrer comment il avait infiltré profondément le nouveau et le renouveau auxquels aspiraient non seulement « la bohême » artistique, mais bien des élites intellectuelles et scientifiques en Europe, si ce n’est parce qu’alors même que se produit le cataclysme d’un conflit hors normes, au plus fort de la tourmente, fructifient paradoxalement les germes de la reconstruction et de la résilience. Apollinaire, voyant les drapeaux installés pour célébrer le 14 Juillet, déclarait déjà le 13 juillet 1909 dans un « Poème lu au mariage d’André Salmon » : « […] je ne me suis pas dit […] on renouvelle le monde en reprenant la Bastille. […] Je sais que seuls le renouvellent ceux qui sont fondés en poésie. » Et l’on songe en écho à cette affirmation de Baudelaire : « La poésie est ce qu’il y a de plus réel, c’est ce qui n’est complètement vrai que dans un Projet d’article concernant le peintre « réaliste moderne » Gustave Courbet, intitulé
Au-delà des chahuts, des polémiques et des arrières plans politico-idéologiques provoquées par les représentations de […] La force de la France éclate de toutes parts sous le tonnerre d’avril. Impossible d’interrompre ce besoin de créer, ce jaillissement, cette écume de verdure irrésistible qui s’oppose au lourd esthétisme germain. Nous souhaitons que le public considère
Il ne s’agit plus seulement de « redonner un sens plus pur aux mots de la tribu ! », comme le proposait Mallarmé, mais de bousculer sans interdit l’ensemble des codes établis, quels que soient la discipline, le domaine et le langage de création : genres, tonalité, sémantique, modes d’énonciation, registres, syntaxe, rythme etc… L’heure est à l’expérimentation de tous les possibles, sans barrière entre l’extravagance, la fantaisie et la gravité des « sujets », l’objectif étant de libérer la parole pour un discours à plusieurs voix, poétique, pictural, musical et apparemment loufoque, susceptible de faire voir et entendre la « vraie » réalité contre celle qui ne cesse d’être convenue, trompeuse, hypocrite et donc susceptible d’incompréhensions, de polémiques et de conflits. Bref, une entrée ou un retour dans cette « vitalité » dont parlait Baudelaire. Apollinaire, dans une conférence sur Il ne faut pas oublier qu’il est peut-être plus dangereux pour une nation de se laisser conquérir intellectuellement que par les armes. C’est pourquoi l’esprit nouveau se réclame avant tout de l’ordre et du devoir qui sont les grandes qualités classiques par quoi se manifeste le plus hautement l’esprit français, et il leur adjoint la liberté. Cette liberté et cet ordre qui se confondent dans l’esprit nouveau sont sa caractéristique et sa force.
…peut-être pour préciser la profondeur « sur-réelle » de son drame qui s’inscrivait dans le vivre d’actualité à son époque – la guerre, le féminisme, la natalité, la presse… – sous l’apparence d’une « folie poétique » produite par une imagination délirante dans une mise en scène fantaisiste. La bouffonnerie et le rire n’excluent pas le tragique engendré par la guerre et peuvent constituer une forme salutaire d’exutoire dans un processus cathartique : le rire correspond à une gaieté moderne, profonde et tragique.
Au-delà de l’importance attribuée au comique, à la bouffonnerie et à la clownerie aux côtés de l’ironie et de la satire, ce sont les « forces nouvelles » que se prêtent « réciproquement les arts » qui sont à souligner. Assurément « Le Dialogue des Arts » existe depuis longtemps, comme l’a montré Gérard Denizeau dans son livre au titre éponyme sous-titré « architecture peinture sculpture littérature musique » auquel il faudrait ajouter « cinéma ». « Le livre de dialogue », selon l’expression d’Yves Peyré, est pratiqué à la fin du XIXème siècle et tout au long du XXème, particulièrement en ce qui concerne la peinture et la poésie (Peyré 2008 ; Bergez 2008). Et depuis les années 1871, la « Mélodie » française est venue concurrencer le « Lied » germanique. En février ou mars 1917, Claude Debussy compose une pièce pour piano longtemps restée inédite, qu’il intitule d’un alexandrin de Baudelaire extrait du « Balcon », « Les Soirs illuminés par l’ardeur du charbon » (Baudelaire [1869] 1976 : 37), qu’il offre en remerciement à son pourvoyeur de charbon. Maurice Ravel écrira entre 1929 et 1931 un Concerto pour la main gauche à la « véhémence tragique » pour le pianiste autrichien Paul Wittgenstein qui avait perdu le bras droit au cours de la guerre. La première de
Ajoutons encore que
Certes l’héritage du symbolisme romantique, dont le « programme » peut se résumer à cette phrase de Mme de Staël :
[…] il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier la terre en écoutant l’harmonie céleste, et considérer l’univers entier comme un symbole des émotions de l’âme.
…n’est plus d’actualité dans les années de guerre et d’après-guerre. En revanche les créateurs d’art apprennent à faire front en unissant leurs forces et en mutualisant en quelque sorte leurs possibilités d’expression et celles du ou des langages qu’ils maîtrisent ou qu’ils comprennent
Qui se souvient aujourd’hui que Pablo Picasso a écrit en 1941 une pièce de théâtre en six actes intitulée
Nous sommes en partie responsable du fait que la dimension anthropologique de la stylistique est revenue dans le champ des disciplines artistiques depuis plusieurs années, et nous continuons à penser qu’elle est une méthode d’analyse critique qui permet en diachronie et en synchronie de préciser la pertinence des discours que les créateurs nous tiennent par la médiation des objets d’art dans lesquels ils sont toujours présents. Et si les œuvres d’art peuvent contribuer à nous remettre dans la vie c’est aussi parce qu’elles ne cessent de nous faire
Sous cet angle, la Grande Guerre a provoqué une sorte d’excitation, d’exacerbation et d’urgence dans le monde de la création artistique comme si toute l’effervescence des années d’avant-guerre avait pour aboutissement de parvenir à faire voir à tout prix au milieu de l’angoissante et mortelle tourmente et de ses décombres « la vie en beau » selon l’expression de Baudelaire dans « Le mauvais Vitrier » : changer le regard et la vision de l’insoutenable horreur à l’aide de « verres de couleur », « des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis », des « vitres qui fassent voir la vie en beau ». Il est probable que la guerre de 14 ait poussé à son paroxysme une certaine fusion orgiaque de l’archaïsme et de la modernité, qui s’inscrivait au cœur de l’esthétisation de la vie. Il ne s’agit nullement de perdre la mémoire, mais, au-delà de ce qu’il est coutume d’appeler « le devoir de mémoire », donner à cette guerre insensée le seul sens qu’elle puisse avoir : « C’est à ce niveau seulement que la guerre pouvait avoir un sens, au niveau de la souffrance individuelle ». Telle est l’affirmation portée en 1989 par Modris Eksteins, après qu’il s’est longuement intéressé à la genèse et au succès immédiat du livre d’Erich Maria Remarque, La guerre était affaire d’expérience personnelle, et non d’expérience collective. Elle s’apparentait désormais davantage à l’art qu’à l’Histoire.
Et c’est essentiellement par les discours proposés par l’exceptionnelle créativité artistique pluridisciplinaire du symbolisme et de tous les mouvements qui ont bourgeonné et fleuri en se nourrissant de sa sève que l’histoire humaine, celle de tout un chacun, se réaccordera à l’Histoire sociale.