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Civilisation (Landeskunde) et science de la culture (Kulturwissenschaft) dans la franco-romanistique : histoire d’un combat

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SYMPOSIUM CULTURE@KULTUR
Kulturwissenschaften – Histoire culturelle – Cultural Studies: Konzeptionen, Debatten/Des conceptions en débat
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C’est vers la fin du XXe siècle que la science de la culture a été spectaculairement revalorisée dans les disciplines littéraires, à telle enseigne qu’elle est destinée dans les premières décennies du XXIe siècle à devenir quasiment une « discipline de référence » bien au-delà des seules disciplines littéraires (Stierstorfer / Volkmann 2005 : 7).

Même en se ralliant à cette manière optimiste de signaler la montée en puissance de la science de la culture (Kulturwissenschaft), malgré les contestations, il serait erroné d’occulter un aspect qui perdure depuis plus d’un siècle : l’option de se consacrer intégralement à l’étude de la culture de pays étrangers n’a jamais été une tâche aisée dans l’université allemande. Cela dépendait (et dépend) de la question, qui est propre à toute discipline, des critères épistémologiques et des méthodologies appliquées au domaine d’étude choisi. Par ailleurs, il importe de souligner qu’il n’existe guère de discipline scientifique dont le contenu et les méthodes soient par essence autant tributaires des facteurs extérieurs, sociaux et idéologiques, que celle qui a pour spécialité d’analyser des phénomènes culturels dits « étrangers ».

La présente contribution se propose de signaler les difficultés auxquelles est confrontée la science de la culture si elle est appliquée à une « aire culturelle » (faute de disposer d’un autre concept opératoire, nous utilisons le terme allemand Kulturraum bien qu’il soit problématique, non seulement parce qu’il est équivoque mais aussi parce qu’il a été instrumentalisé à des fins racistes et expansionnistes par les nationaux-socialistes). A titre d’exemple et en raison de leur représentativité, seront synthétisés ici les débats ayant lieu entre les romanistes allemands à propos de la culture française, ce qui permettra d’examiner à la loupe quels défis sont en jeu. Une cause est bien évidemment le fait que la position des chercheurs professionnels ou profanes est tributaire des conjonctures politiques et des expériences individuelles, si bien qu’elle oscille entre deux pôles, celui d’une francophilie dont la connotation est parfois affective et celui, tout aussi émotionnel, d’un rejet de la prétendue « décadence » de « l’ennemi héréditaire ». Ce qui implique que le cas de la franco-romanistique peut illustrer quelles conclusions sont à tirer quant au contenu et aux méthodes de la « science de la culture », et ce par le biais d’une mise en perspective historique et de la prise en compte d’évolutions, de conflits, d’instrumentalisations politiques.

Les études en romanistique

Aujourd’hui encore, presque toutes les facultés de lettres allemandes englobent un département s’intitulant « Institut de romanistique » ou « Philologie des langues romanes ». On entend par là l’étude de la langue, la littérature, et donc aussi de la culture, le plus souvent française, espagnole et italienne, auxquels s’ajoutent, selon l’endroit, le portugais, le roumain, le catalan ou encore le rhéto-roman, le sarde, l’occitan. En outre, sous l’impulsion du colonialisme et des données postcoloniales, Afrique, Amérique latine, Caraïbes et Canada (Québec) sont des aires culturelles devenues des objets d’étude à part entière.

Traduction par F. Knopper de l’article, un peu raccourci, de K. P. Walter (2010), « Das Ringen um die französische Kultur, Landeskunde und Kulturwissenschaft in der Franko-Romanistik », in Barmeyer, Christoph (Hg.), Interkulturelle Kommunikation und Kulturwissenschaft. Grundbegriffe, Wissenschaftsdisziplinen, Kulturräume, Passau, Stutz, 337-357. Nous traduisons ici Kulturwissenschaft par « science de la culture » en conservant le singulier de façon à conserver une composante universelle et philosophique ; signalons que la discussion sur l’emploi du pluriel « sciences de la culture » a été problématisée par Gérard Raulet et Anne Challard Fillaudeau. Une autre approche, qui prendrait au contraire le contre-pied, serait de transposer l’ensemble de la formule au pluriel et de traduire par « sciences des cultures ».

Ces diverses langues dérivant du latin dit vulgaire, la reconstitution de cette famille linguistique a entraîné non seulement une approche comparée des enjeux épistémologiques mais aussi l’apprentissage de plusieurs langues, et le plurilinguisme fut longtemps un requis dans le cadre des études universitaires, ce qui est une spécificité germanique, un Sonderweg, dont il convient de chercher les causes, ce qui va nous conduire à examiner l’importance de la science de la culture.

Emergence de la romanistique à l’ère romantique

L’émergence de la romanistique dans les universités à l’époque du romantisme allemand est à rattacher à un intérêt accru porté aux langues et littératures romanes : réhabilité et idéalisé, le Moyen Age était censé correspondre à « la jeunesse des peuples et de l’humanité » (Bott 1982 : 9). Il était vu à l’échelle européenne et la mise à l’honneur des épopées, des romans courtois, du Minnesang, n’était pas pensable sans prendre en compte la culture française. La comparaison des productions culturelles française et germanique a débouché sur des analyses philologiques poussées, sur l’édition savante de textes anciens, sur un travail de traduction (Dante, Boccace, Montaigne, Cervantès, théâtre espagnol de l’Age d’Or).

Enfin, comme la réflexion politique se concentrait alors sur le concept d’Etat-nation (il ne faut pas oublier le traumatisme engendré par l’occupation napoléonienne), on réactiva le présupposé qu’une langue commune était nécessaire à la constitution d’une pensée collective et d’une culture commune à la nation. De là découlèrent des recherches étymologiques et grammaticales qui permirent de dégager les spécificités des langues et en particulier celles des langues dites « romanes ». C’est ainsi que Friedrich Christian Diez (1794-1876) a fondé une nouvelle discipline, die Neuphilologie, à l’université de Bonn ; ses travaux sur les troubadours et sa Grammatik der romanischen Sprachen (1836 etc.) font de lui le premier romaniste professionnel. Sans entrer dans les détails, signalons que c’est souvent à l’initiative des romanistes, puisqu’ils entendaient afficher leur spécialisation, que des chaires universitaires se sont également créées pour les études anglophones et pour la germanistique et que des séminaires de romanistique furent ouverts au fil du XIXe siècle (Christmann 1985).

Etude des faits et des données / Realienkunde vs étude de la culture / Kulturkunde (1870-1914)

Comme les autres disciplines littéraires, la romanistique considéra, à partir de la moitié du XIXe siècle, que la méthode idéale est le positivisme. A l’instar des sciences naturelles, il s’agissait d’observer, collecter, classer les phénomènes afin de dégager des logiques vérifiables empiriquement. Rien d’étonnant donc à ce que les recherches sur l’étymologie, la lexicologie, la grammaire historique et moderne, ainsi que l’édition historique et critique de textes soient passées au premier plan. Le volet culturel ne retenait l’attention que pour ce qui concernait des « faits » et le contexte matériel : par exemple, la configuration géographique et administrative ou bien le système éducatif. Cela relevait de la Realienkunde (étude des faits et des données).

Pour les romanistes, une autre considération a également joué un rôle : ils avaient la tâche de préparer les futurs enseignants à exercer leur métier dans les lycées « modernes » qui se différenciaient des lycées « classiques » humanistes. Cette préparation répondait aux projets impérialistes du Reich unifié en 1871. En effet, pour affronter la concurrence commerciale, diplomatique, militaire, il était judicieux de maîtriser des langues étrangères (d’abord le français puis l’anglais) et d’apprendre des données culturelles. Il revint alors aux universitaires, romanistes compris, de diffuser des connaissances sur les aspects concrets des pays et des habitants étudiés.

Mais la romanistique fait aussi partie des domaines dans lesquels la seule exploitation des faits ne répond pas à toutes les attentes. Depuis l’introduction aux Geisteswissenschaften (proches des sciences humaines / sciences de l’esprit) que Wilhelm Dilthey avait publiée en 1883, fondant l’herméneutique moderne, l’étude du discours et des manifestations culturelles s’est effectuée en fonction de facteurs internes : « comprendre » le sens en s’appropriant la psychologie d’autrui. Et c’est ainsi que se constitua une science de la littérature qui avait le mérite de ne pas se limiter à exploiter les textes pour en extraire des résultats mais qui les appréhendait comme des entités esthétiques chargées de sens. Les textes sont dorénavant traités en tant que supports culturels, véhiculant des particularités nationales et aidant à préciser ce qu’il était utile de savoir en ces temps de concurrence entre Etats impérialistes. Cela correspond à la naissance de notre prometteuse science de la culture : au lieu de seulement collecter et classer des épiphénomènes, on examine et interprète des productions culturelles. Cette orientation, qui ne tarda pas à susciter des discussions de méthodes et de statut, est celle de la Kulturkunde (étude de la culture, le terme qui était au demeurant employé à l’époque étant celui de « civilisation »).

1914-1939 : Caractéristiques de l’approche essentialiste (Wesenskunde)

C’est une orientation culturelle essentialiste qui a été privilégiée durant la Première Guerre et jusqu’en 1939. La dénomination en usage est la Wesenskunde (littéralement : science de l’être profond) et les problématiques abordées étaient presque exclusivement pensées en relation à la France. Ainsi, face aux conditions du Traité de Versailles qui était ressenti comme une humiliation par la population allemande, l’orientation culturelle a été essentialiste et l’accent mis sur les spécificités des Français, voire sur leur « agressivité ».

Cette science antithétique de la culture englobe deux aspects, lesquels illustrent les préjugés (dé)valorisants qui, en réalité, conditionnaient cette analyse soi-disant neutre des caractères allemands et français. Le premier préjugé était l’infériorité morale et intellectuelle qui serait congénitale aux Welches, le second était l’utilisation qui pouvait être faite de cet argument pour réhabiliter l’identité allemande et la replacer au pinacle des nations culturelles. Etudier la culture française équivalait à régénérer l’intérêt pour ce qui était national et allemand.

Cette approche a eu une variante qui consista à ajouter la dimension d’un antagonisme, la culture devenant alors agonale. Pris d’un élan martial, des spécialistes de la culture française mirent leur science au service d’un conflit guerrier, qui leur paraissait vraisemblable ou même nécessaire, afin d’obtenir la révision d’un traité de Versailles dont ils estimaient que les clauses étaient dégradantes et afin de restaurer la grandeur, qu’ils disaient ancestrale, d’une Allemagne puissante. Ici, la science de l’être profond possédait deux orientations idéologiques. D’un côté la comparaison systématique avec les formes dans lesquelles se manifestait la culture française se devait de « prouver » la décadence des Français et la supériorité des Allemands et d’ainsi légitimer le recours à la « rationalité » militaire, à une inévitable confrontation armée avec les puissances occidentales, et ce au profit des intérêts géopolitiques et économiques de la nation, en particulier au regard de la reconquête de la prééminence de sa pensée philosophique en Europe et dans le monde. D’un autre côté l’investissement des savants dans l’analyse de la culture française, de ses lacunes et faiblesses, serait une contribution concrète au réarmement national. Un représentant de cette science antithétique de la culture fut Eduard Wechssler (Wechssler 1922, cité d’après Bott 1982). Tout cela fut un terreau favorable à la science de la culture telle qu’elle se présenta et fut appliquée après 1933.

A l’inverse, des personnalités illustres comme Klemperer ou Curtius ont fait partie de ceux qui ont développé une approche humaniste de la culture durant la République de Weimar (…).

1940-1945 : la connaissance de la culture française utilisée au service de la guerre

Cette approche humaniste de la culture de Klemperer et Curtius ne pouvant plus avoir cours après 1933, plusieurs de ses tenants, en particulier ceux d’origine juive, durent s’exiler ou furent contraints de garder le silence, comme dans le cas de Klemperer. Même Curtius composa avec l’esprit du temps dans la mesure où il réactualisa l’aire géographique des études romanes et se consacra à des espaces qui semblaient plus éloignés, à la littérature italienne et espagnole du Moyen Age et de la Renaissance, domaines moins exposés voire bienvenus puisque l’Italie de Mussolini et l’Espagne de Franco étaient traitées en partenaires fascistes. Cette ouverture fut instrumentalisée pour enrichir l’antagonisme culturel et fut même interprétée comme constituant un engagement concret au service de la guerre à partir de 1939. Cette triste compromission scientifique ne mérite pas une analyse détaillée. Nous nous contentons de mentionner « l’opération Ritterbusch » (Hausmann 1998 : Teil III) qui a été soutenue activement par la romanistique. Sous l’impulsion du ministère de l’éducation (Reichsministerium für Erziehung, Wissenschaft und Volksbildung), le juriste Paul Ritterbusch, recteur de l’université de Kiel, avait lancé, peu avant l’offensive à l’ouest du printemps 1940, un appel à l’intention des universitaires littéraires pour les pousser à prendre part à l’effort de guerre en apportant le témoignage de la supériorité philosophique et littéraire de l’Allemagne et en cautionnant l’idéologie national-socialiste.

L’examen de la participation des milieux des romanistes aux nombreux colloques et à la publication collective Frankreich. Sein Weltbild und Europa. Gemeinschaftsarbeit der deutschen Romanistik, parue en 1941 et éditée par Fritz Neubert, romaniste de Breslau, ainsi que le dépouillement minutieux de leurs correspondances effectué par Hausmann incitent à tirer un bilan contrasté. D’un côté le nom de collègues éminents tels que ceux de E.R. Curtius ou H. Friedrich manquent dans une large mesure, ce qui fait comprendre leur réticence à se joindre à l’entreprise ou à ne l’accepter que sous la contrainte, d’un autre côté on ne peut que s’étonner de l’aveuglement de certains spécialistes, lesquels ont cru de toute évidence que les apports de leurs recherches servaient seulement à mieux faire connaître la culture française (car ce n’est que de cette dernière qu’il fut question à partir de 1940) et que leur contribution leur permettrait d’enrichir la liste de leurs publications personnelles, et ce sans avoir conscience que leur engagement au service de la guerre avait une portée idéologique

Cf. Werner Krauss (1900-1976), arrêté pour antifascisme après le 20 juillet 1944 et envoyé en camp de concentration ; il jouera un rôle de premier plan parmi les romanistes de RDA.

. Les cas de ceux qui avaient manifestement l’intention de détruire « l’ennemi héréditaire » sont plus rares. Même s‘il est nécessaire de rappeler que la plupart des romanistes se plièrent docilement, du moins passivement, à la publication de leurs travaux scientifiques sous l’égide de l‘idéologie nazie et prirent leurs distances vis-à-vis de leurs anciens collègues qui s’étaient exilés, il ne faudrait pas sous-estimer le fait que l’intérêt et la sympathie pour les langues romanes et la littérature des pays concernés impliquaient nécessairement ouverture et sens de l’altérité, si bien que leurs élèves et successeurs n’ont pas été incités à perpétuer les schémas de la pensée nationale-socialiste (Hausmann 1998 : 357).

Nouveau départ : L’étude de la civilisation française (Landeskunde) sous le signe de la réconciliation (1945-1970)

Comme mentionné plus haut, la romanistique, avant même 1914, avait pris deux orientations : soit elle s’attachait à la connaissance des faits (Realienkunde), soit elle se concentrait sur l’interprétation des fondements intellectuels et des caractéristiques essentialistes (Kulturkunde). C’est cette seconde orientation qui avait eu la prééminence jusqu’en 1945 et c’était surtout à la France que les chercheurs s’intéressaient. Après l’effondrement de 1945, le balancier méthodologique a oscillé en sens inverse et privilégié durant au moins deux décennies une approche positiviste des cultures romanes, sous la dénomination de Landeswissenschaft ou Landeskunde (civilisation). Au demeurant, cela vaut surtout pour la République Fédérale d’Allemagne car, dans la République Démocratique Allemande, les déplacements à l’étranger étaient difficiles de sorte que c’étaient des perspectives historiques qui étaient privilégiées ou bien des positions marxistes dogmatiques qui étaient relayées et ne permettaient que des généralités sur les relents de capitalisme dans la culture française. Quant à l’Espagne fascisante de Franco, elle ne présentait guère d’intérêt.

Il y a deux explications à ce changement d’orientation après 1945. Tout d’abord, on se penchait sur les faits culturels afin de clairement se distancier des errements d’une science de l’être profond qui avait sans vergogne renoncé aux critères scientifiques pour stimuler le bellicisme et servir les prétentions völkisch. Cette remise en cause entraîna l’excès inverse et une stratégie d’évitement envers toute analyse comparative essentialiste.

En outre, il y avait un grand retard à rattraper afin de fournir une base solide à l’orientation maintenant choisie (Bock 1978 : 189, cité par Kolboom 2002 : 376), puisque la présentation de « l’ennemi héréditaire » avait été si caricaturale et lacunaire que les composantes de l’altérité culturelle en avaient été opacifiées. Le terme allemand de Landeskunde rappelait le verbe künden, qui signifie enseigner, diffuser une information, ce qui s’insérait dans le processus de la réconciliation franco-allemande qui commença dans les années 1950 et prépara la coopération ensuite définie par le célèbre Traité de l’Elysée de 1963. Ce dernier envisageait de mettre en place des passeurs, des « multiplicateurs », auxquels incombait le rôle de rendre possible et de consolider la nouvelle amitié de la France et de l’Allemagne. Les universités construisirent des parcours de formation pour futurs enseignants : outre une didactique renforcée des langues étrangères, du français et généralement d’une autre langue romane, on veilla à une bonne connaissance du pays, des habitants et de leur culture, et à l’acquisition de compétences communicationnelles permettant d’ajuster son comportement lors de la rencontre et de la confrontation à la culture de l’autre.

Réorientation de la romanistique à partir des années 1970

Si l’on tient compte du retard accumulé en matière de corrections à effectuer après la Seconde Guerre et si l’on se réfère à ce qu’Alfred Grosser a considéré comme constituant « l’infrastructure humaine » qui est le socle du rapprochement franco-allemand (Grosser 1997 : 81)

Manfred Villinger a eu l’obligeance de nous fournir la référence précise de cette citation.

, il parut plausible, du moins en un premier temps, d’accorder la prééminence à la civilisation (Landeskunde) pour répondre à ces attentes didactiques et de donner la priorité à l’étude de la France. Donc de rectifier le cap et de favoriser la pensée critique dans la science de la culture. Puis, au début des années 1970 et jusqu’à aujourd’hui, le regard s’est aussi tourné vers d’autres cultures, en particulier hispanophones, deux motifs pouvant expliquer ce changement fondamental de paradigmes.

Les contestations de mai 1968 se sont certes rapidement assagies et la « révolte estudiantine » s’est apaisée suite aux mesures prises par les autorités politiques des pays respectifs. En revanche, le combat mené pour imposer des schémas de pensée alternatifs et la remise en cause de phénomènes sociaux traditionnels ont à moyen et long terme enclenché des changements dans les mentalités et suscité des modernisations structurelles de la part de l’establishment. Cela vaut tout particulièrement pour les activités scientifiques en général et notamment pour les disciplines littéraires, chacune se livrant à un examen approfondi de son fondement théorique. Pour ce qui est de la science de la culture, cette réorientation impliquait forcément que l’on veuille se détourner du fatras de faits réels qui étaient collectés et énumérés par des assistants plus ou moins compétents – si l’on reprend le sévère verdict formulé par Curtius bien avant 1968 –, et que l’on se lance dans un plaidoyer en faveur d’une interprétation critique et analytique des pratiques culturelles étrangères, mais sans pour autant revenir aux objectifs qu’avait eus la science de l’être profond. Des publications programmatiques telles que le numéro spécial d’Argumente intitulé Kritik der Frankreichforschung 1971-1975, paru en 1977 (Nerlich 1977) prouvent dans quelle mesure, d’abord sous l’impulsion d’intellectuels de gauche, l’intérêt commença à se porter sur la redéfinition d’une identité de la science de la culture et de sa vocation à développer une argumentation raisonnée prenant en compte considérations historiques et sociologiques. Conférer à la civilisation (Landeskunde) le statut de science (Landeswissenschaft) a été ensuite l’objectif affiché par la Section qui traita de cet enjeu programmatique lors du 11e Congrès de l’Association des romanistes à Ratisbonne en 1981.

Corollairement se manifesta le souhait de réviser le contenu de la recherche et de l’enseignement. Mais ce n’a plus été, cette fois, au nom des futurs enseignements que son orientation a été structurée. Tout au contraire : étant donné la baisse démographique, la carrière d’enseignant, auparavant prisée car censée garantir le bénéfice d’une retraite de fonctionnaire, avait perdu ce prestige aux yeux des nouvelles générations. La crise de l’emploi incita les romanistes à envisager d’autres profils professionnels et à se tourner vers des formations innovantes dont les bénéficiaires pourraient accéder au monde de l’entreprise, grâce à leurs connaissances linguistiques et civilisationnelles ainsi que grâce à une formation interdisciplinaire et à l’acquisition de compétences en matière de communication, ce qui les rendait flexibles et les préparait à la vie active. Cette ouverture délibérée à une professionnalisation autre que celle de l’enseignement a incité, dans les années 1980, à concevoir de nouveaux parcours de formation et à ouvrir des enseignements en science de la culture : citons les universités de Giessen et Kassel ainsi que celle de Passau, dont les cursus de « management culturel » seront ensuite copiés ailleurs plus ou moins ouvertement. Puisqu’il était nécessaire de davantage tenir compte des requis de l’application des connaissances au monde du travail, la maîtrise d’autres langues romanes que le français fut prévue, en particulier celle de l’espagnol pour les liens avec l’Amérique latine. En tout cas, à la suite de cette double innovation, la disciplinaire et la professionnalisante, la science de la culture est désormais devenue, à côté des disciplines traditionnelles que restent philologie et littérature, le troisième pilier de la romanistique.

La situation actuelle : Nouvelle prise de conscience de la valeur de la science de la culture

On a assisté vers le milieu des années 1990 à un nouvel élan qui est dû à la prise en compte de la pluridisciplinarité et de son pouvoir intégrateur. D’importants jalons ont été posés dans ce secteur par Hans-Jürgen Lüsebrink et Dorothee Röseberg, comme cela fut manifeste en 1993, année du 23e Congrès des romanistes à Potsdam. Tous deux, dans une Section à l’intitulé programmatique de « civilisation et science de la culture », ont exposé dans quelle mesure le concept de Kulturwissenschaft peut s’appliquer au domaine de la romanistique (Lüsebrink / Röseberg 1995).

Bien qu’il soit impossible de synthétiser l’immensité et les apports de la production scientifique de H.-J. Lüsebrink, retenons ici un pan heuristiquement opératoire de sa définition de Kultur. Lüsebrink entend par Kultur « l’ensemble des formes symboliques de la communication ainsi que leurs supports textuels, iconographiques ou autres, par le truchement desquels une société échange entre ses membres, se décrit, se présente, et met en place des schémas conceptuels, des cadres esthétiques, des modes de vie et des rôles sociaux » (Lüsebrink 1995a : 25). Une telle approche définitoire est fort utile d’une part parce qu’elle souligne que les manifestations culturelles ne sont pas des données « objectives » et encore moins des spécificités concernant l’être profond, mais qu’il s’agit de schémas et discours interprétatifs au moyen desquels des groupes ou des sociétés s’efforcent de s’étudier, de se comprendre, de se décrire, et ce vis-àvis de soi et/ou d’autres collectivités ; ce n’est qu‘en respectant ces prémisses qu’une analyse ou une explication appropriées des mêmes phénomènes paraissent possibles. D’autre part, cette énumération de ce qu’il faut entendre par formes symboliques de communication permet d’élargir le champ de recherche que couvre la science de la culture : ce ne sont plus seulement les canons de la « grande culture » qui méritent considération, mais il est aussi légitime de traiter, à parité égale, des modes de communication destinées à un large public, à savoir des écrits (comme les romans populaires), des formes d’expression intermédiales (comme les chansons populaires ou historiques, les tubes à la mode, les bandes dessinées) et les discours non-écrits (emblèmes, architecture, mises en scène comportementales, vaste domaine que constituent les lieux de mémoire nationaux, etc.). En outre, Lüsebrink insiste sur la nécessité d’inclure les massmedias contemporains (cinéma, radio, télévision, internet) et de les traiter comme objets de recherche significatifs, si bien que les romanistes gagnent à explorer les prometteuses sciences des médias.

Röseberg (2001) souligne de façon explicite dans quelle mesure, au regard des consternantes expériences que la romanistique a faites à cause des déviations de la science de l’être profond, les manifestations culturelles sont des artefacts qui peuvent se former et se consolider en fonction des configurations sociales et historiques, et qui peuvent en fin de compte aussi se modifier au gré de conjonctures pragmatiques concrètes. Au lieu de choisir comme préalable l’objectif de mettre en lumière des constantes « pérennes », c’est un concept dynamique de la culture qui doit servir de point de départ aux enquêtes que les chercheurs mènent sur la genèse et l’évolution des domaines et des objets de recherche définis par Lüsebrink. La conséquence de cette dynamisation du concept de culture est d’encourager l’étude des implications de la perception de l’autre et de soi, d’autant que l’analyse comparative des cultures, des processus de transferts et d’échange a gagné en importance et joue désormais un rôle central dans l’établissement de la communication interculturelle.

Ce récent changement de paradigmes et cette valorisation herméneutique et épistémologique du sens conféré à la « culture » ont une portée considérable : à la différence des approches précédentes, il ne s’agit plus d’opposer l’étude des faits à celle de l’essence culturelle mais d’intégrer ces deux options. Autrement dit, à l’instar du romaniste Frank Baasner, d’être en mesure de « regrouper la littérature, la langue, l’art, les medias, la configuration sociale, les modes de vie et les mentalités, et de les commenter en fonction de leur contexte » (Baasner / Thiel 2004 : 7).

eISSN:
2545-3858
Lingue:
Tedesco, Inglese, Francese