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Gospel francophone, une histoire culturelle et religieuse entre Caraïbes, Europe et Afrique de l’Ouest

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Dans la seule France métropolitaine, plus de 1.100 groupes et ensembles Gospels ont été répertoriés (Fath 2016 : 131). Dans l’espace transnational francophone, on dépasse les 10.000 structures, sans compter les solistes et chorales paroissiales qui se revendiquent de ce genre musical. La musique Gospel constitue aujourd’hui un vecteur très rassembleur. Qu’est-ce qui se joue dans la rencontre entre cette offre culturelle et des publics pluriels, dans et hors des églises ? A partir d’un terrain de recherche axé sur la francophonie, éclairé par une méthodologie sociohistorique (I), trois dynamiques interculturelles se déploient (II) : la fabrique d’une identité afropéenne1, la fabrique d’une musique “restaurative”, la fabrique d’une créolisation. Une offre culturelle formatrice (Bildung) qui ouvre in fine sur des questions à approfondir (III).

MUSIQUE GOSPEL ET INTERCULTURALITÉ: ASPECTS MÉTHODOLOGIQUES

Construire le Gospel francophone en objet de recherche ne va pas de soi. Un premier regard sur la méthode invite à revenir sur les conditions qui ont permis d’identifier ce terrain comme un chantier prometteur, à la croisée de la religion, du sécularisme et de la laïcité.

Le Gospel francophone comme objet de recherche

Les méga-Églises de type évangélique, en Europe – France, Allemagne (Brink 2020 : 20-21), Royaume-Uni –, au Canada et aux Etats-Unis, sont souvent très marquées par l’impact de l’immigration (Fath 2008). Les étudier a conduit à approfondir les enjeux, dans la sphère religieuse et protestante, de la multiculturalité et de l’interculturalité. Au travers de plusieurs études, l’hypothèse suivante s’est peu à peu affinée : loin de choisir le repli communautariste ou le statut de victime (Maskens 2013), la plupart des grandes Églises marquées par l’immigration recherchent des passerelles avec la culture du pays d’accueil, sur la base de pratiques interculturelles innovantes. La musique en constitue un fleuron. Dans ces milieux sociaux, elle est bien autre chose qu’un divertissement. Par ses pratiques, elle met en œuvre des mécanismes intégrateurs et interculturels. Par ses registres, elle mobilise un répertoire qui va du religieux à l’infrapolitique. Par ses circulations, elle révèle la force des réseaux d’influence, d’entraide, de collaboration parachurch (transversales aux paroisses et aux Églises locales). En un mot, l’expression musicale communautaire concentre, comme par un effet de loupe, la plupart des problématiques liées aux régulations religieuses et locales de la diversité, à la fois dans ses tensions et ses dynamiques communes. C’est sur la base de ces découvertes et de ces questionnements que la légitimité d’une enquête ciblée sur le Gospel en francophonie s’est confirmée, et s’est déployée non seulement sur le terrain des mega-Eglises, mais plus largement sur les Eglises, paroissses, réseaux du protestantisme évangélique francophone.

Cette investigation s’est d’autant plus justifiée que les travaux scientifiques sur le sujet sont très rares. Les synthèses abondent sur les Spirituals et le Gospel anglophone (Yourcenar : 1966, Martin : 1998, Chenu : 2000, Balen : 2001, Bertin, Wright : 2009), ou le rap, ou encore sur l’anthropologie du corps dans les Églises issues de l’immigration. Mais le genre musical du Gospel francophone, quant à lui, restait jusqu’à une date récente une terra incognita, ou presque. “Sait-on qu’il existe plus de livres publiés en France sur les Noirs américains que sur les Noirs de France ?” (Ndiaye 2008), Cette interpellation de Pap Ndiaye, qui vaut aussi pour les productions musicales, a motivé l’enquête, éclairée par l’histoire, la sociologie, mais aussi une approche globale et comparatiste : on ne peut ausculter les dynamiques interculturelles mises en œuvre par le Gospel sans partir d’une connaissance fine2 des cultures mises en jeu (Amérique du Nord, Caraïbes, Afrique de l’Ouest, Europe francophone).

Aperçu des sources

Trois types de sources ont été mis à contribution. D’abord, les sources écrites. Quelques revues de Gospel francophone, souvent éphémères, fournissent des informations utiles, notamment Gospel and News. La presse confessionnelle protestante, lorsqu’elle aborde la question du Gospel, et la presse non-protestante, qu’elle soit catholique ou séculière, apportent aussi des éléments. De rares ouvrages biographiques ou autobiographiques s’ajoutent à la collecte (Boungou : 2008, Keiflin et Nsangu : 2011). Sans oublier les affiches de concert Gospel, et la consultation des sites internet des groupes Gospels. L’observation de terrain permet ensuite de compléter utilement les sources écrites : concerts, séjours en Afrique francophone subsaharienne où l’on peut décrypter in situ les usages sociaux de la musique Gospel, et observation participante lors des Angels Music Awards3. Un dernier corpus documentaire, et non le moindre, est constitué des sources audiovisuelles : albums CD, vidéos sur internet – exploitation d’un corpus de 400 clips, en particulier sur Youtube4 –, réseaux sociaux permettent d’appréhender le phénomène de la musique Gospel dans sa globalité, et de cerner à la fois la visibilité de cette musique, mais aussi le périmètre de son public, via notamment la consultation du nombre de “vues” des clips vidéo.

Écrire une socio-histoire postcoloniale du Gospel francophone

Une fois le terrain ciblé – l’espace transnational du Gospel francophone – et les sources délimitées, quelle approche retenir en sciences sociales ?

Ausculter le rapport entre Gospel et culture impose d’abord une approche compréhensive, articulant histoire et sociologie. L’histoire de ce genre musical prend sa source dans le commerce triangulaire des esclaves, la colonisation, puis la décolonisation et les flux d’immigration Sud-Nord. Telle est l’“identité narrative” du Gospel (Ricoeur, 1983), que les outils du sociologue permettent ensuite d’interroger, non sans garder à l’esprit que les acteurs étudiés ne sont pas aveugles aux enjeux culturels étudiés. Il convient d’éviter la tentation de l’alchimiste du social, qui prétendrait, à partir d’une empirie confuse, révéler les secrets de l’univers social étudié, subjuguant les acteurs eux-mêmes. L’enquête socio-historique ne prétend pas tout dire. Elle vise, plus modestement, à faire comprendre, à partir d’une démarche inductive qui ne plaque pas a priori un appareil théorique sur l’empirie, mais part des sources et du terrain pour tenter de dégager quelques lignes de force.

Écrire une socio-histoire postcoloniale du Gospel francophone implique aussi de sortir du nationalisme méthodologique. Lors d’une réunion d’historiens du christianisme organisée à Paris en 1997, au cours de laquelle André Vauchez et Marc Venard ont présenté la monumentale Histoire du christianisme, qu’ils ont dirigée en 14 volumes chez Fayard/Desclée, ils avaient rapporté une réaction de collègues universitaires allemands devant cette synthèse collective : katholisch und französisch (catholique et française)5. Pour appréhender les enjeux culturels posés par la diffusion postcoloniale de la musique Gospel dans l’espace francophone, la lunette nationaliste n’a pas sa place. Cap sur l’histoire globale et l’histoire connectée, nourrie par l’historiographie de l’esclavage, des colonisations et des décolonisations. En rappelant au passage que sur 23 francophones dans le monde, 22 ne sont pas Français. Ce point a été rappelé par le missiologue Jean-François Zorn (Fath & Willaime 2011 : 279-289). Ce qui revient à dire que la population française est très minoritaire dans la francophonie.

LE GOSPEL, VECTEUR DE TRANSFORMATION CULTURELLE ?

Depuis Schiller et son concept de Bildung, synthétisé dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, on sait combien la culture peut être un vecteur de formation et transformation de la personne (Schiller : 1794). Trois terrains illustrent, au travers du Gospel francophone, une capacité non seulement à former, mais aussi à transformer par la culture ainsi véhiculée.

La fabrique d’une culture afropéenne

Le premier terrain est la fabrique d’une culture afropéenne. Le Gospel francophone vient du Gospel anglophone. Il s’ancre, au départ, en terreau nord-américain. Né des working songs6 et des Spirituals7, il s’est affirmé dans les Églises au moment de l’émancipation (Guerre de Sécession). Connoté comme un genre musical nord-américain, il se signale cependant aujourd’hui par un déploiement significatif dans l’aire francophone non-métropolitaine : Afrique de l’Ouest, Caraïbes, Guyane en particulier. En tant que composante, aujourd’hui, de ce que l’on décrit de plus en plus communément comme les Afrocultures transnationales, ce Gospel francophone qui s’est déployé en Afrique de l’Ouest8 et dans les Caraïbes9 ne construit pas seulement ses référentiels par rapport à la Black Culture états-unienne. Tel qu’il s’exprime dans les répertoires du Gospel francophone, ou simplement dans ses modes de présentation, il regarde plutôt vers l’Afrique et les Caraïbes, sans renier pour autant l’importance fondatrice du réferentiel de l’émancipation de l’esclavage. Écoutons le pasteur Setodzo, qui exerça notamment comme chef de chœur en Alsace dans le quartier difficile de Hautepierre à Strasbourg :

“On ne doit pas banaliser l’esclavage. Ni l’esclavage d’hier, ni les esclavages d’aujourd’hui […]. L’Africain a le droit d’aller à la source de sa mémoire, et sauver cette mémoire. […] Cette maison, qu’on appelle àla maison Wood, à Lomé10, de descendre dans cette cave, ce sous-sol qui ne fait qu’à peine un mètre, et de voir que c’est là qu’on entassait des individus, de voir combien cela a été cruel à notre humanité à un moment donné, je crois que cela nous interpelle, et ça nous met en garde. […] On doit davantage l’enseigner. […] Le Gospel est né dans ces caves là et on ne peut pas chanter du Gospel à distance de cette histoire-là. L’histoire de l’esclavage n’est pas la mémoire des Africains, c’est notre mémoire commune […] alors soyons tous solidaires et vigilants” (Setodzo: 2010).

Dans l’expression vocale, les registres, les instruments, les intonations, les chorégraphies, les tenues des choristes, mais aussi le recours généreux à des chanteuses et des chanteurs afrodescendants pour assurer les premiers rôles, une “fierté noire” articule aujourd’hui, via les répertoires du Gospel francophone, héritage africain et ancrage européen : dans les thématiques, cette articulation intègre, en France, la question de la colonisation/décolonisation mais aussi de la réconciliation entre Antillais et Africains - ; dans l’instrumentation et la rythmique, elle incorpore aussi des apports de l’Afrique de l’Ouest et du centre (Balafon, Djembé). Deux héritages entremêlés qui participent très précisément à la construction de l’afropéanité, au sens donné notamment par Leonora Miano (2020).

La fabrique d’une musique ‘restaurative’ en métropole

L’acculturation progressive du Gospel en France dite métropolitaine a par ailleurs participé à la fabrique d’une musique restaurative, dans le contexte où un nouveau mode de relation Afrique-Europe se met peu à peu en place. Confrontés à l’essor démographique et au mal-développement, les nouveaux États indépendants d’Afrique de l’Ouest ont nourri, à partir de la fin des années 1970, des flux d’émigration croissants vers l’Europe et la France. De moins de 20.000 au début des années 1960, les migrants subsahariens sont environ 700.000 en France cinquante ans plus tard (INSEE 2023). Parmi eux, beaucoup de chrétiens, catholiques et… de protestants déjà francophones. L’arrivée de nombreux Français antillais en métropole, dans les années 1970, constitue un autre facteur d’évolution.

Ces populations francophones et chrétiennes, souvent plus pratiquantes que les métropolitains, enrichissent les paroisses et nouvelles Églises protestantes de toutes tendances (souvent évangéliques et pentecôtistes), et apportent avec elles une créativité musicale dont la France métropolitaine va s’inspirer. Gospel chords singers, dirigés par Monique Ange-Ertain, Psalmodial, Gospel Voices… Souvent en lien avec le protestantisme, les troupes naissent les unes après les autres depuis les années 1990. Les plus importantes sont Gospel Dream en 1990, Gospel pour 100 voix en 1998, New Gospel Family en 2001, et Total Praise Mass Choir lancé en 2003 par l’église Centre du Réveil Chrétien (CRC)11, Gospel Kids, créés en 2004 dans le quartier de Hautepierre, à Strasbourg, par Alfonso Nsangu… Par leur échelle et leur ambition, ces chorales bien entraînées ouvrent de nouveaux espaces et créent l’événement. Ainsi, Gospel pour 100 voix, “réunion de choristes venus des meilleurs ensembles gospel d’Europe” (Priscille Muller-Lafitte 2006), multiplie les concerts spectaculaires dans les salles parisiennes les plus prestigieuses (Palais Omnisport de Bercy, Palais des Congrès, Zénith…). C’est le cas aussi de la New Gospel Family, composé en assez large partie de choristes français, en majorité franciliens, qui investit à maintes reprises le Zénith de Paris…. et se produit aussi Bataclan en 202112, comme pour exorciser les attentats du 13 novembre 201513.

Quant aux précurseurs que sont les Chérubins14, ils retrouvent une seconde jeunesse et attirent aussi les foules. Depuis Sarcelles, ils éditent un album en 2004, porté par une chorale de 65 personnes qui chante en anglais, en français, en créole, en boulou et en lingala (Les Chérubins 2004). “Écouter de la musique ensemble” (Pecqueux 2015) produit des effets sociaux. Cette musique rassemble, de fait, des chrétiens, des agnostiques, des athées (Giraud César 2015), des fidèles d’autres religions, des métropolitains, des immigrés et des descendants d’immigrés. Formes et contenus du Gospel font travailler les publics sur le rapport au mal, le poids du stigmate, la force des dominants, et la question de la vengeance. Face au mal, le Gospel propose la consolation. Face au stigmate, il propose la confiance, et le refus des habits de victime. Face à la force des dominants, il développe l’imaginaire de l’émancipation. “Que les faibles disent je suis fort / Que les pauvres disent je suis riche / Que l’aveugle dit je peux voir / Ce que Dieu a fait en moi”, chante la Kinoise Dena Mwana (Hosanna, 2011). Les héritages de l’esclavage et de la colonisation sont retravaillés, en écho avec le thème biblique de la “sortie d’Égypte” du peuple hébreu. Via la référence forte au Nouveau Testament, aux Évangiles (Gospel veut dire Evangile en anglais), c’est une réconciliation, une restauration qui est proposée, offrant un parallèle avec la justice restaurative (Zehr 2012). Au-delà du simple divertissement, l’offre de Gospel propose un mode de réparation qui va au-delà de la punition ou de la dénonciation, pour viser (comme la justice restaurative) à améliorer le destinataire. A l’inverse des rhétoriques du ressentiment, qui enferment les communautés dans des cloisons hermétiques, les répertoires du Gospel contribuent à établir des passerelles, notamment entre Africains, Antillais et Européens, travaillés par les mémoires fracturées de l’esclavage et du commerce triangulaire15. En témoigne, parmi bien d’autres exemples, la chorale New Gospel Family16. Elle intègre des choristes de tous les horizons de la francophonie (Afrique, Antilles, France), enrichit régulièrement son répertoire entre “classiques Gospel” et nouvelles tendances. Elle s’est notamment produite…. au Bataclan, le 25 septembre 202117, devant un public lui aussi très diversifié.

La fabrique de la créolisation

Enfin, l’impact culturel de la musique Gospel francophone participe aussi à la fabrique de la créolisation. On désigne par là un processus d’hybridation, de métissage culturel paisible, sans hiérarchisation entre une langue dominante et une langue dominée, nourri par les référentiels culturels du ‘territoire circulatoire’ ‘afro-caribéen. La créolité est un concept forgé en particulier par Edouard Glissant, mais que l’on retrouve aussi en germe chez Jean Bernabé, Raphaёl Confiant, Patrick Chamoiseau (1989). Le sociologue Jean-Claude Girondin, dans ses travaux sur les Églises antillaises (Girondin 2003 ; Girondin 2004 : 147-165), l’a repris et contribué à le populariser dans le champ des sciences sociales des religions en France. Dans un même couplet, on peut passer du lingala au français, ou du créole antillais au suisse roman…. et pourquoi pas créer du neuf. Ces processus ne vont pas de soi. A l’heure de la montée des populismes, la rencontre, le mélange, le “sang-mêlé” continuent de déranger en Europe. Et le métissage n’est pas toujours bienvenu, comme le rappelle Bertrand Dicale dans Maudits métis (2011). L’univers Gospel en francophonie propose, de ce point de vue, une alternative aux cloisonnements identitaires. Toutes les catégories de population y sont, en principe, les bienvenues, à la fois en tant qu’interprètes potentiels, mais aussi en tant que porteurs d’influences. Le Gospel ne sert pas un discours qui clive entre nous et les autres. Il ne repose pas d’abord sur un principe de séparation, mais sur un principe d’accueil. Il défend une inclusivité afropéenne qui laisse aussi la part belle (c’est à noter) aux femmes : ce qui est loin d’être le cas de toutes les musiques dites religieuses, ou induites par la religion.

Via différents dispositifs et interactions, le Gospel contribue ainsi, non seulement à la pluralisation culturelle mais aussi à davantage d’interculturalité : les cultures ne se juxtaposent pas (Wieviorka 1996), elles s’interpénètrent, s’enrichissent mutuellement, se recomposent dans de nouvelles grammaires (Crispi 2015 : 17-30 ; Girondin & De Coninck 2015).

ENTRE CULTURALISATION, GLOBALISATION ET SPIRITUALISATION

Ferment possible de transformation, vecteur d’interculturalité, la musique Gospel francophone reste d’expression récente : sa visibilité s’est amorcée il y a seulement un demi-siècle. Ce qui laisse d’autant plus place aux questions quant aux clefs d’interprétation à donner, avec notamment trois axes d’investigation. En quoi les processus à l’oeuvre témoignent des phénomènes respectifs de spiritualisation, culturalisation, globalisation ?

Spiritualisation ? Une musique ni sacrée, ni religieuse

Par sa forte teneur chrétienne, le Gospel renvoie naturellement aux terrains du sacré, de la religion et de la spiritualité. Harold Bailey allait jusqu’à affirmer que “la vraie musique Gospel, c’est un sermon intelligible, mis en musique” (cité dans Dyson 1993 : 322). En France, et peut-être aussi en Allemagne (heilige Musik), on a pris l’habitude de ranger sous l’étendard de “musique sacrée” tout ce qui relève de la musique religieuse, et qui invite une collectivité à l’élévation spirituelle. Cette définition très extensive vient en partie du catholicisme. Elle s’est trouvée renforcée aussi par le marketing culturel, qui peut ainsi englober des genres très divers sous le concept rassembleur d’un “sacré” qu’on se garde de trop définir. Le festival francophone des musiques sacrées de Fès, au Maroc, organisé depuis 2001 dans la ville impériale, est un exemple de cette utilisation extensive du mot “sacré”. On regroupe, dans une même enveloppe, des genres très divers, incluant le Gospel18.

Pour les anthropologues, le “sacré” est ce qui permet de séparer ce qui relève du profane (non religieux) de ce qui renvoie à la surnature (réalités spirituelles). Le sacré élève, renvoie à un principe supérieur et pose une frontière. Dans la culture héritée du catholicisme, le sacré se trouve souvent associé aux sacrements et à la liturgie de la messe, qui permettent précisément de sécuriser et délimiter le périmètre symbolique au sein duquel la présence surnaturelle de Dieu se manifeste aux croyants. La musique sacrée se revêt dès lors d’une certaine dimension liturgique. Le Gospel est certes souvent interprété dans un cadre d’église, à l’intérieur d’une chapelle, d’un temple, voire d’une cathédrale. Il revêt, dès lors, une certaine dimension liturgique, c’est-à-dire qu’il intervient au sein d’un ensemble de rites, cérémonies, lectures et prières, qui constituent le culte, ou la messe. Il s’invite même parfois, de manière improvisée, à l’appui du propos du prédicateur, le chœur Gospel reprenant telle ou telle punchline du pasteur pour mieux faire passer le message. Mais cette musique se joue aussi hors les murs, et c’est à partir de l’héritage semi clandestin des Negro Spirituals qu’elle s’est affirmée, assez loin des liturgies instituées. Par ailleurs, elle s’ancre principalement dans l’héritage protestant, qui tend à désacraliser le cultuel et démocratise l’accès à Dieu. Plus besoin de prêtres mis à part, d’institution comprise comme “moyen de salut”. Dans la tradition protestante, le sacerdoce devient universel19, et l’accès au divin se trouve simplifié. Le Gospel en porte la marque. Il ne sépare pas, ne délimite pas de frontière. Il rassemble, il partage, il circule dans, et hors des églises, des chapelles, des temples. Dès lors, parler à son sujet de “musique sacrée” n’est pas complètement satisfaisant.

Faut-il alors plutôt le définir comme une musique religieuse ? Al’évidence, c’est au sein du périmètre de la religion qu’est né, qu’a grandi, et que s’exprime toujours aujourd’hui la musique Gospel. C’est à partir de la religion chrétienne, centrée sur l’incarnation du “Fils de Dieu”, Jésus-Christ, venu pour sauver l’humanité perdue, que le Gospel peut se comprendre. Quels que soient les répertoires, quels que soient les styles, le Gospel présente la foi chrétienne, se réfère à l’Évangile. C’est aussi parmi les chrétiens que les chorales Gospel recrutent de manière privilégiée, même s’il existe des ensembles Gospel animés par des choristes de différentes religions, voire même athées. Le Gospel est fait pour le culte, l’assemblée. C’est d’abord un chant d’Église. Dans le culte du dimanche d’une église afro-américaine, “partout, le chant occupe une place centrale : il est le moyen de la prière, il prépare et continue le sermon qui, lui-même, n’est pas sans dimension musicale ; il réunit le pasteur, les autres participants au service (diacres, chœurs, musiciens) et l’assemblée des fidèles; il les soude dans un idiome qui manifeste leur appartenance commune à une culture de groupe” (Martin 1998 : 14). Quelles que soient les définitions de la religion, qu’elles soient fonctionnalistes (axées sur la fonction sociale) ou substantives (axées sur le contenu et la relation à l’invisible)20, la musique Gospel s’inscrit a priori dans cet univers. Le Gospel entend communiquer avec le surnaturel (Dieu et ses anges). Cette musique entend relier les fidèles (l’accent y est mis sur la chorale et l’importance du public), elle s’appuie sur une régularité et quelques formes fixes.

Cependant, d’autres éléments invitent à une certaine prudence avant de qualifier le Gospel avant tout comme religieux. La religion socialement constituée s’appuie en effet sur des institutions, des régulations, voire des lois, et un clergé. Beaucoup de sociologues font aujourd’hui de ces trois éléments (institutions, règles, clergé) le critère pour distinguer religion et spiritualité. Or, le Gospel est porté par une culture protestante profondément horizontale, décléricalisée, démocratique, transitive. Et quand bien même les pasteurs apprécient généralement le Gospel, et l’interprètent parfois, cette musique ne se limite en aucun cas à une musique de pasteur ou pour pasteur. C’est une musique portée par les fidèles, vouée à un large partage. C’est pourquoi on peut se demander si, dans le marché culturel de la musique religieuse/sacrée, le Gospel ne se singularise pas en tant que musique… spirituelle. Ni religieuse, encore moins sacrée, mais spirituelle. Le chant peut être “une voie spirituelle”, comme le défend notamment un numéro spécial de la revue Christus en 2009 (De Maindre-ville et alii : 2009). Par-delà les barrières confessionnelles, le Gospel attire aujourd’hui de larges publics non définis par leur pratique religieuse mais qui vivent, via “les métamorphoses de Dieu”, une forme de quête spirituelle (Lenoir 2003).

Culturalisation ? Le Gospel, référentiel d’un ‘territoire circulatoire’

“L’esclavage terminé / Je vis ma liberté / Héritier / Je suis un héritier, oui, pour l’éternité / Un enfant bien-aimé / Il n’y a plus de condamnation / Plus de condamnation / Jésus Christ a payé ma rançon”…. Ces paroles sont extraites de “Libéré”, un titre à succès de Maggie Blanchard, Canadienne venue de Haïti (Blanchard : 1999). Elles sont à double fond, et invoquent aussi, derrière le message chrétien explicite, une libération très concrète d’un esclavage qui a marqué les sociétés caribéennes durant plus de trois siècles. Comme dans beaucoup de chants Gospel de ce type, ce répertoire opère un subtil “retournement du stigmate” (Goffman 1975), l’ancien(ne) esclave se revendiquant ainsi, grâce à l’amour reçu de Dieu, “héritier” d’une promesse, d’un royaume, du Royaume. Le style musical de Maggie Blanchard n’est pas facile à définir précisément. Est-il caribéen, d’influence haïtienne ? On laissera les musicologues trancher. De prime écoute, il paraît davantage emprunter à une forme de “louange internationale” façon Gospel, où les Caraïbes ne constituent qu’une influence parmi d’autres. En cela, Maggie Blanchard représente bien un espace francophone dont une caractéristique forte est le réseau diasporique et la circulation. Tout se passe comme si la musique Gospel francophone fonctionnait aujourd’hui comme un marqueur culturel transnational. Au-delà de sa charge spirituelle, il participerait donc aussi, à sa manière, à la culturalisation d’un espace singulier, marqué par-delà les frontières politiques par des référentiels partagés.

On rejoint ici le concept de ‘territoire circulatoire’ proposé par le géographe Alain Tarrius (Tarrius 2010 : 63-70). Il désigne par là des espaces diasporiques au sein desquels les populations ne s’inscrivent pas forcément dans une logique du départ (définitif) et de l’arrivée (dans un ailleurs), mais dans une dynamique de circulation, à la fois physique (voyages), économique (transferts d’argent), médiatique (réseaux de télévision satellitaire) et épistolaire (intenses échanges via internet, Skype, Facebook, What’sApp, Twitter etc.). Cette notion de ‘territoire circulatoire’ articule, relie les diasporas. Cet espace peut faire prédominer le métissage d’influences (c’est le cas avec Maggie Blanchard), ou maintenir, outre-mer, presque tous les marqueurs culturels du pays d’origine. Avec ses épiceries, ses chants, ses saveurs, ses tissus, ses prédicateurs écoutés en Mp3. Sarah Demart a par exemple bien montré, dans le cas du pentecôtisme congolais, comment fonctionnent ces territoires circulatoires entre l’Afrique et l’Europe, Kinshasa, Matonge (à Bruxelles) et le quartier de Château Rouge à Paris (Demart 2010). On retrouve ces mêmes dynamiques spatiales entre Caraïbes, Amériques et Europe. Via les carrefours numériques comme les chaînes Youtube, les références au Gospel francophone alimentent un ciment culturel partagé.

Globalisation ? Une francophonie qui échappe à la métropole

Le troisième questionnement posé par l’étude des milieux du Gospel francophone a trait à la langue. La francophonie, c’est une langue (1), c’est une culture coloniale et postcoloniale (2), c’est un héritage religieux et laïque spécifique (3), ce sont aussi des institutions et des réseaux (4), ce sont enfin des médias (5). Avec une langue “française”, portée notamment par la musique Gospel, qui échappe de plus en plus à la métropole, au désespoir d’une frange conservatrice21. Dès les années 1960, l’Afrique de l’Ouest peut être considérée comme le plus grand bloc francophone du monde. La francophonie y est certes moins exclusive que dans l’ensemble franco wallon suisse. Elle cohabite en effet avec de nombreuses langues vernaculaires. Mais elle est véhiculée par davantage de locuteurs encore qu’en Europe. La révolution numérique, qui accélère les processus de globalisation, encourage les circulations francophones transatlantiques et transméditerranéennes, ainsi que les mélanges et recompositions linguistiques (Pieterse 2019). L’Afrique, serait-elle la Terre promise de la langue française au XXIe siècle ? Si l’on se fie aux projections de l’INED, la population africaine devrait passer de 800 millions de personnes en 2010 à 4,5 milliards en 2100. Ce qui porterait la population francophone totale, dans le monde, à 750 millions, contre 220 millions en 201022. Les principaux succès de la musique Gospel francophone, au début des années 2020, ne viennent pas d’interprètes français, mais de Dena Mwana (congolaise), Anna Teko (Togolaise), Constance Aman ou Pasteur Guy (Ivoiriens) et bien d’autres. Avec, à la clef, des dynamiques d’évolution linguistique portées par la grande francophonie. Particularité française liée à l’héritage colonial ? Une étude comparée avec l’Allemagne et l’espace germanophone serait à cet égard riche d’enseignement.Notamment via les Églises ghanéennes (Hambourg), des musiques religieuses d’Afrique s’y acclimatent depuis les années 1980 (Charry 2012 : 21, 233). Dès avant la Première Guerre Mondiale, les Black Musics venues d’outre-Atlantique ont commencé à se frayer doucement un chemin à Berlin, Münich, Hambourg, comme le rappelle Rainer E. Lötz dans l’ouvrage collectif que Neil Wynn a consacré à l’impact de la musique afro-américaine en Europe (Lötz 2010 : 66).

Mais c’est surtout après la Seconde Guerre Mondiale que s’opère ce que Ralph Willett a décrit, de manière provoquante, comme “l’américanisation de l’Allemagne”, y compris sur le plan musical (Willett 1989). A partir de 1965, sous l’impulsion de Lippmann et Rau, un American Spiritual and Gospel Festival est organisé, alors que les premiers enregistrements de Gospel interprétés par des Allemands sont enregistrés durant cette période (Grimmel & Hentsch : 2017)23. Le Gospel aurait-il aussi joué outre-Rhin une fonction de musique ‘restaurative’, à l’image du terrain francophone, voire de “rééducation à la liberté”, renvoyant aux analyses de Berndt Ostendorf au sujet du jazz ? (Ostendorf 2001) Laissons la question ouverte. L’histoire de l’essor du Gospel en Allemagne reste à faire. Une chose est sûre : s’il paraît évident que l’histoire du Gospel en Allemagne diffère de la francophonie pour des raisons historiques, linguistiques et culturelles24, il reste que des dynamiques européennes transversales sont repérables d’une rive à l’autre du Rhin.

CONCLUSION

Au-delà des particularités de ce genre musical, le regard porté sur les dynamiques culturelles incarnées par le Gospel francophone invite, in fine, à repenser les relations entre religion et culture à l’aune des bouleversements, toujours en cours, qui interrogent l’avenir même de l’Europe. Face à la montée des populismes, les répertoires proposés par la religion sont volontiers ramenés du côté des politiques identitaires. La religion viendrait à l’appui de cultures européennes inquiètes devant les effets croissants de la globalisation et du dérèglement climatique. Elle se trouve alors culturalisée, réifiée, à l’image des réemplois identitaires du chant grégorien opérés par l’extrême-droite, en France. L’exemple du Gospel francophone invite à ne pas négliger d’autres transferts culturels à partir de la religion, sur des bases non plus identitaires et fermées, mais créolisées et ouvertes à l’autre. Le Gospel francophone illustre la potentialité interculturelle de spiritualités portées par la musique. Cinq-cents ans après Luther, la capacité du chant à atteindre un “optimum” fédérateur (Loewe 2013 : 573-605) n’a pas dit son dernier mot.