L’Allemagne dans l’Irlande de Hugo Hamilton, ou la mise en film sur le papier d’une Vergangenheitsbewältigung maternelle
Artikel-Kategorie: Research Paper
Online veröffentlicht: 26. Apr. 2022
Seitenbereich: 63 - 71
DOI: https://doi.org/10.2478/sck-2022-0036
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© 2022 Louise Sampagnay, published by Sciendo
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Pourquoi interroger la notion d’espace germanophone en contexte autobiographique, lieu littéraire s’il en est de la mise en scène d’un héritage – qu’il soit parental ou plus largement culturel et national ?
L’œuvre de Hugo Hamilton, journaliste irlandais engagé et auteur de romans noirs, policiers et historiques, est parcourue de trois dualités majeures : entre espace et temps, entre langue et nationalité, entre Allemagne et Irlande. Ses
Hugo Hamilton est un auteur hiberno-allemand, ou germano-irlandais – l’ordre importe peu, tant le sentiment national semble chez lui s’effacer derrière la question des langues d’une part ; et tant, d’autre part, il gagnerait à être connu des germanistes comme des hibernistes. Au-delà de ces deux aires linguistiques et culturelles germanophone et irlandaise, les chercheurs s’intéressant à la notion de récit de soi, notamment de récit de soi entre les langues, mais aussi plus précisément aux aires linguistiques trouveront un intérêt à ses
Penchons-nous sur la délicate définition d’un espace germanophone. Correspond-il aux seuls pays de langue allemande ? L’espace physique défini par une communauté germanophone, l’espace domestique d’un foyer familial de langue allemande, microcosme allophone en terre étrangère, est-il seulement langagier ou se rattache-t-il à des terres loin-taines que l’on n’a jamais foulées ? Questionner les modes sur lesquels un héritage spécifiquement allemand est déployé à distance de l’Allemagne : voilà ce à quoi semble nous convier Hugo Hamilton à chaque page de ses
Né en Irlande en 1953, d’une mère allemande et d’un père « patriote amant des langues » (Hagège 2009 : 541), dont l’amour de la langue irlandaise (gaélique d’Irlande) confinait à l’activisme linguistique, Hamilton décrit une enfance entre les langues dans ses œuvres autobiographiques. Dans une perspective diasporique, la maison de banlieue de classe moyenne de Dublin où grandissent Johannes Ó hUrmoltaigh(4) et ses frères et sœurs constitue un espace
Toutefois, l’intérêt que présentent les
Il est vrai que l’approche linguistique et plus précisément multilingue paraît spontanément être une des plus évidentes pour qui veut étudier la représentation d’un héritage historique. Néanmoins, réduire l’héritage allemand chez Hamilton à la seule multiplicité des langues (Barnes 2017 : 99) nous paraît dangereusement réducteur au regard des récentes recherches menées dans le champ du multilinguisme. En effet, faire de la maîtrise de plusieurs langues une exception revient, en creux, à faire du monolinguisme la norme. Il suffit de rappeler avec Pavlenko que le paradigme monolingue (Pavlenko 2005 : 3) menace épistémologiquement le champ des études plurilingues. Suivant la germaniste américaine Yasemin Yildiz, qui propose d’aller « au-delà de la langue maternelle(6) », nous considérons que la progression des langues en littérature vers un paradigme multilingue équivaut à une désagrégation de l’idée de langue maternelle (Yildiz 2012 : 203–211). Nous garderons donc à l’esprit que l’étude du plurilinguisme en littérature dépasse largement les acceptions d’une langue « maternelle » unique et du seul héritage de la mère, bien qu’il faille d’abord s’y attarder pour mieux en penser les limites et les biais.
Nous cherchons donc ici à réfléchir la place de l’allemand en tant que triple héritage en littérature : un héritage maternel d’abord, puisqu’il s’agit de la langue
Parallèlement, il s’agit aussi de montrer comment le texte adopte des techniques filmiques pour écrire un double scénario : celui de la mère de l’auteur-narrateur, à l’origine d’une mise en film du passé personnel et national à destination de ses enfants, et celui du jeune narrateur intra- et homodiégétique. Ce dernier est un metteur en scène aux fonctions parfois ambiguës et mal définies, on va le voir. Il est vrai que les chercheurs ayant interrogé les techniques de l’intermédialité ont fait le constat suivant : le bon repérage – par le lecteur comme par le critique – des techniques filmiques en littérature suppose de solides connaissances en matière de techniques cinématographiques (voir Hallet 2015 : 606). Toutefois, notre hypothèse de départ se détache de ces travaux académiques sur l’intermédialité : nous postulons provisoirement, en effet, que cette mise en film sur le papier est un mode novateur et créatif d’actualisation littéraire de la
La conscience métalinguistique est avant tout historique chez Hamilton : on ne saurait trouver de hiérarchie entre la langue allemande comme présence textuelle hétérolingue(7) et l’histoire de l’Allemagne comme représentation littéraire. De la même façon, il serait vain de chercher à établir quel imaginaire prévaut chez Hamilton : celui des héritages linguistiques particuliers, ou bien celui de l’histoire nationale et des récits collectifs tels qu’ils sont imbriqués dans l’identité narrative (Ricœur 1988 : 296) du sujet plurilingue.
L’Allemagne est le pays d’origine de la mère de Johannes, Irmgard, arrivée en Irlande après la guerre pour apprendre l’anglais. Victime d’une ironie tragique, elle finira par épouser un homme dont la raison d’être semble consister, précisément, en la haine de cette langue – celle du colon britannique n’ayant quitté qu’une partie de l’île, l’autre demeurant sous occupation(8). C’est avant tout comme Allemande que Hamilton reconstruit sa mère diégétiquement :
My mother's name is Irmgard and she was in a big film once with lots of war and killing and trains on fire. It's a black and white picture that happened long ago in Germany. [...] She can’t talk about it any more than that. [...] One day, when we get older we’ll hear the whole story. But now we’re too small, and some things about Germany are not good to think about. […] “That's a film you can see when you grow up” she says. […] Film over.
Le discours rapporté, ici direct et indirect libre, est identifiable grâce aux inserts de groupes verbaux « introducteurs d’une activité de parole » (Anscombre 2015 : 104). Ces inserts sont plus ou moins aisément repérables par le lecteur : comparons « she says » au plus subtil adversatif «
Comment expliquer cette volonté maternelle, réelle ou imaginée par le fils autobiographe, de délicate censure ? Il faut se rappeler qu’Irmgard Ó hUrmoltaigh a échappé à une guerre bien réelle, et non seulement à la All we need to know is that at the end of the film, when the war is over, my mother runs away to Ireland to go on a pilgrimage. She meets my father in Dublin and they [...] go back to Germany to get married with the snow all around. They travel through the white landscape and go to a mountain along the River Rhine called the Drachenfelz, and after that my father brings her back to Ireland to another mountain close to the Atlantic called Croagh Patrick. “And that's how the film ends,” she says, because it's time to sleep and she doesn’t want us to keep calling her and asking more questions about Germany that she can’t answer. “The End. Film over.”
L’arrivée en Irlande d’Irmgard, digne d’une carte postale, précède le retour en Allemagne et son mariage. Deux montagnes emblématiques s’opposent, épicentres de deux séquences filmiques montées en miroir. Les noms de ces monts, toponymes hétérolingues allemand et irlandais, se détachent sans italiques de l’unité du texte hiberno-anglais : Drachenfelz et Croagh Patrick. Grâce au film de guerre que tourne Hamilton à partir des récits maternels, le mélange des langues est la condition de possibilité du partage de l’héritage parental en deux entités géographiques et narratives. Elles se répondent dans une structure rassurante pour le jeune narrateur recréé rétrospectivement par un auteur ayant grandi dans un foyer en guerre – guerre linguistique cette fois, mais non moins dévastatrice pour l’enfant et l’imaginaire dont il a hérité. La censure évoquée plus haut, dont la mère-monteuse du film est l’instance éthique et métanarrative artificiellement désignée par Hamilton, serait-elle ici une étape sur la voie d’une
De bout en bout, l’histoire de l’Allemagne est perçue à distance par le jeune réalisateur intradiégétique de ce film sur le papier : il la met en scène – suite à la
Altérité diasporique, d’abord : le jeune Johannes est, en premier lieu, l’enfant d’une diaspora, et c’est là son mode originel d’identification par les autres. Lui-même étant le fils d’une mère dont la famille a activement résisté au nazisme, il n’a pas participé aux faits historiques qui incriminent les Allemands après la Seconde Guerre mondiale, mais sa seule présence en tant que germanophone dans l’Irlande des décennies d’après-guerre fait de lui un coupable, un représentant voire un complice de l’héritage national-socialiste. De fait, les questions de la culpabilité, du déni et de l’oubli sont au cœur de cette mise en film sur le papier, insérée par Hamilton dans le texte de ses My mother wants us never to be fooled by nice words. She wants us never to have things that we regret, because everybody in Germany has things in their heads that they keep to themselves. Everybody has things they wish had never happened. When you’re small you can inherit a secret without even knowing what it is. You can be trapped in the same film as your mother, because certain things are passed on to you that you’re not even aware of, not just a smile or a voice, but unspoken things, too, that you can’t understand until later when you grow up. Maybe it's there in my eyes for all to see, the same as it is in my mother's eyes. Maybe it's hidden in my voice, or in the shape of my hands. Maybe it's something you carry with you like a precious object you’re told not to lose. “That film will still be running when we grow up”, she says.
Le silence est entier, il doit ici se passer de toute bande-son ; seule l’image du film maternel posé sur le papier semble permettre de le signifier au lecteur, tout en libérant l’auteur du choix des mots, et par là du choix d’une langue unique et toujours problématique dans un foyer plurilingue parcouru de tensions et violences langagières. C’est à cette condition que l’héritage maternel allemand, que sous-tend une culpabilité ineffable («
Cette deuxième altérité, linguistique, est immédiatement identifiable par le lecteur sous la forme d’occurrences hétérolingues en italiques. « De quel héritage parle-t-on ? », semble (se) demander à chaque page l’auteur adulte dissimulé sous les traits de l’enfant plurilingue narrateur : d’un héritage linguistique qu’il s’agit de faire voir, sinon entendre au lecteur par la bande-son de ce film sur le papier. L’héritage audible est celui de la langue d’Irmgard, l’allemand, rythmant le texte dans une matérialité typographique aisément repérable. Les occurrences hétérolingues peuvent être attendues avec plus ou moins d’impatience lorsque, lecteurs dont l’activité cognitive est avant tout structurée par la matérialité du texte, nous tournons une page : ces occurrences sont en italique et interrompent la lecture en donnant à chaque paragraphe un centre de gravité perceptible d’un seul regard à la tourne, comme le seraient les sous-titres d’un film dont l’espace sonore est caractérisé par la multiplicité des langues. Toutefois, il s’agit également d’une langue
Cette relation autobiographique et métatextuelle à la langue d’écriture évoque, en contexte irlandais, l’exemple canonique du double autofictionnel du jeune Joyce dans
Dans les My mother says everybody liked Franz Kaiser's jokes, even the people who were joked about, and maybe the Second World War would not have happened if there were more people like him. Then the Nazis took over and there was no more time for joking in Germany. Then he was ill and my mother had to tell him what was happening outside on the square. He sat up in a bed in the living room upstairs over the shop, with the big alcove and the piano at the window. She had to look out and tell him who was going by. And every day, her mother played for him to make him better. She sang the
L’héritage maternel est d’abord mis en film par des effets de réel (Barthes 1968 : 85), tel celui, exotique, de l’onomastique – comme le seraient les termes en langue étrangère, lisibles par le spectateur et signalant à l’écran que la scène se déroule en terrain étranger (affiches, panneaux indicateurs, noms sur une porte, un magasin, un écriteau). En outre, on remarque aisément dans le texte la présence peu ambiguë des toponymes allemands (« Krefeld ») et d’anthroponymes non-anglophones (« Franz Kaiser », « Schubert »). Première occurrence hétérolingue de cet extrait du troisième chapitre ayant moins trait à l’onomastique, le «
La suite de l’extrait densifie cette mise en scène translingue à la dimension filmique par une autre occurrence hétérolingue. Cette dernière se dégage typographiquement par l’utilisation des italiques, en invitant le lecteur à redoubler d’attention quant à l’environnement textuel de cet intrus linguistique :
Every day, she shaved his face and played the piano, but he didn’t get better. My mother was nine years old and one day he asked her to bring him a mirror so he could say goodbye to himself. He didn’t want to know who was passing by the house any more. All he did was look into the mirror for a long time in silence. Then he smiled at himself and said : “
Outre cette première altérité onomastique rappelant les outils filmiques les plus simples pour signaler au spectateur un changement d’aire linguistique par la langue, inscrite dans sa matérialité écrite à l’écran-texte – le lecteur-spectateur est plongé dans le décor filmique lisse et stéréotypé d’une petite ville proprette de Bavière –, la suite de cet extrait nous paraît intéressante à deux niveaux. D’une part, le mélange des sens figuré dans le texte est frappant dans sa simplicité, leur simultanéité évoquant la superposition que permet par essence un support filmique : la musique du piano (
D’autre part, cette sobriété d’une langue limpide est dans le même temps complexifiée par la nouvelle occurrence hétérolingue que nous évoquions : le «
Diégétiquement, le lecteur-spectateur est pris dans les rets du récit, au côté du jeune narrateur (se) figurant l’histoire filmique (ou le film historique ?) de sa mère : cette idée de captivité sous-tend l’imbrication permanente du sujet enfantin dans les deux langues des parents. L’enfant est captif de la biographie langagière que mettent en scène ses parents, de leurs récits linguistiques et de leur représentation fantasmatique des langues. On retrouve ici l’angoisse d’être pris au piège d’un imaginaire et d’une narration qui ne sont pas les siens, qu’ils soient littéraires, musicaux ou filmiques : («
Cette prise de distance littéraire d’avec le récit de la rencontre parentale, par essence romancée, a été explorée par Dorothea Depner (Depner 2014). Examinant en archives les journaux de la mère de Hamilton, qu’il a mis à disposition du public, elle a pu établir que la venue d’Irmgard en Irlande est mise en fiction par son fils dans ses She tells us the story of the pilgrimage instead. She tells us how Ireland was a place where you could trust everyone, where people prayed every day, where you could go and say the rosary and make up for all the things that happened in the war. It was a great way for a film to come to an end, cycling along the small roads
Suivant les trouvailles archivistiques de Depner (Depner 2013 & 2014), il faut admettre que le lecteur ignore qui affabule, scénarise, ment : la mère extradiégétique dans ses journaux ?... et/ou la mère intradiégétique narrant les histoires ?... et/ou le fils autobiographe adulte ? Ce qui est singulier, d’un point de vue métanarratif, c’est le mode sur lequel les techniques filmiques sont employées dans le récit de soi. En effet, elles abondent dans le récit de la mère, notamment les jeux de lumière qui signalent les changements d’ambiance et les rebondissements(9) (se reporter aux soulignements que nous avons effectués dans l’extrait ci-dessus). Deux possibilités s’ouvrent alors. Soit ces artifices se cristallisent à un endroit des
Cette alternative ne pouvant être éclairée qu’après un nouvel entretien avec Hamilton, pas encore réalisé au moment où ces lignes sont écrites, il faut donc désormais se tourner vers la mise en scène sur le papier d’un dernier héritage, littéraire et plurilingue.
C’est donc précisément par le truchement de cette mise en scène intermédiale et translingue que Hugo Hamilton dépasse la captivité narrative de l’héritage familial, celui des grands-parents maternels, entre amour profond du couple et mort certaine – dualité diégétique parfois manichéenne dans laquelle sa mère est elle-même prise. L’originalité du récit de soi, déployé autour du topos autobiographique que constitue la mise en scène de l’héritage maternel – ici allemand – repose bien, en effet, sur cette intermédialité inédite : Hamilton recrée l’itinéraire de sa mère en Allemagne sous le Troisième Reich comme s’il s’agissait de poser sur le papier le « film en noir et blanc » qu’il voit dans les récits de sa mère et propose au lecteur devenu spectateur. Les images de l’Allemagne qui surgissent de cette mise en film de l’héritage maternel sont développées au cours de ces séquences du film maternel, média hybride inséré de part en part dans le récit autobiographique et qui marquent le lecteur avec plus de force peut-être que le reste du récit, plus classiquement irlandais. Une contradiction finale semble enfin se poser à l’autobiographe : comment dépasser, dans ce récit translingue des
On comprend donc pourquoi c’est un extrait de l’ I wait for the command to show my tongue. I know he's going to cut it off, and I get more and more scared each time. Ich warte auf seinen Befehl, die Zunge zu zeigen. Ich weiß, dass er sie mir abschneiden wird, und fürchte mich jedesmal mehr.
Cette mise en exergue invite aussi à repenser la notion d’héritage culturel et de ce qu’implique sa représentation en littérature – qui ne saurait se réduire au paradigme de la langue maternelle ou à la médiation des histoires de vie des générations antérieures. Que cherche à accomplir Hamilton en plaçant en épigraphe du premier tome de ses Inside, my mother is boiling the cow's tongue and there is a strong smell all around the house. That evening we watch as she wraps the tongue up in a white cloth and puts it into the vice. She winds the lever around and presses the tongue as hard as she can. [...] The next day we sit down to dinner and my mother brings out the tongue on a plate, all pink and pressed into a square shape by the vice and some glue around it as well. My father takes the knife and begins to cut. Everybody gets a slice [...] Franz wants to know if you eat a cow's tongue, will you start saying moo. My mother laughs, but now it's time to stop the jokes and eat. I don’t like the taste of tongue. It's like eating rubber. I look around at Franz and Maria and they have stopped chewing as well. Maria is allowed to spit hers out on the plate because she's going to get sick, but we have to keep eating until it's finished and learn not to be afraid of new tastes. “It's just exactly like ham”, my mother says. She eats it and my father eats it and they nod to each other. “Excellent”, my father says. But I don’t think they like it either. I think they’re just pretending because they don’t want it to go to waste and people to know they’re wrong. We have to keep chewing, even though I nearly want to get sick, too, and I can’t stop thinking of biting my own tongue and all the glue coming out from inside it. Everything comes to a standstill. There's a big lump in my mouth and I’m like Ita on the potty, not swallowing the last spoon and not saying a word, until my mother says it's all right, we don’t have to eat any more [...] “I suppose
La langue-organe, renvoyant par une habile synecdoque, comme chez Canetti, à la langue-langage, est torturée : pressée dans un étau par la mère, découpée en morceaux par le père, elle déborde de la colle qui salissait l’outil « vicieux(10) » avec lequel la mère l’avait aplatie sans merci. La langue de l’animal écœure les enfants, invités à ne pas craindre les goûts inconnus, mais finalement autorisés à la recracher. La coercition imposée à la langue, organe ou idiome, du fait des passions linguistiques des parents ou de leurs intérêts économico-culinaires(11) semble physiquement insupportable : cet héritage n’est pas celui des enfants, cette langue ne leur appartient pas et n’est qu’un corps étranger greffé violemment sur le corps réel des enfants par les générations antérieures («
L’hypothèse formulée ci-dessus, selon laquelle la mise en scène d’un héritage littéraire est aussi plurilingue que métatextuel, semble être confirmée par le plus récent des récits de Hamilton. En effet, l’auteur a publié en 2022 un roman intitulé
C’est donc sur un mode intermédial singulier que Hugo Hamilton met en scène ce triple héritage maternel, historique et linguistique dans ses
La mise en scène de l’héritage est au cœur du récit de Hamilton puisque c’est l’Allemagne toute entière en tant qu’espace distant, ainsi qu’en tant que narration historique (anti)nazie qui est imbriquée dans un contexte étranger, nationaliste, allophone – bien que déjà glottopolitiquement bilingue – irlandais. L’Allemagne perçue à distance constitue une caisse de résonance étrangère d’un récit de soi à première vue très hibernique. Ce qui demeure finalement problématique, c’est bien la situation géographique, idéologique et politique de cet espace germanophone en terrain allophone. L’Allemagne se trouve alors réduite à l’altérité radicale de la langue de l’autre – pour le meilleur et pour le pire, pourrait-on dire – et ce à tous les niveaux de la narration. L’héritage allemand est donc singulier en ce sens qu’il est moins celui de la diaspora ou d’une communauté que celui de l’étrangeté linguistique : l’espace langagier d’un foyer bigarré, germanophone et irlandophone en terrain anglophone. Le père du narrateur-auteur est, en « patriote des langues » (Hagège 2009 : 541), l’instigateur d’une
Si Hamilton adopte certaines techniques filmiques pour écrire un double scénario – celui de sa mère, première scénariste et réalisatrice d’un film « jeune public » mettant en scène son passé traumatique et l’histoire nationale d’une part, et d’autre part celui de son jeune double de papier intradiégétique –, la portée générale reste ambitieuse et complexe à l’échelle métanarrative. En effet, l’auteur opère une authentique mise en abyme où sont imbriqués quatre niveaux de
Nous conservons ici le terme anglais de
L’Éire est demeurée officiellement neutre pendant la durée du conflit.
Nous gardons le terme allemand pour renvoyer à l’idée difficilement traduisible d’un double travail de maîtrise du passé national et de son éventuel dépassement, comme le rappellent Nele Wissmann et son traducteur (Wissmann 2011 : 674).
Le nom de naissance de Hugo Hamilton – dont le patronyme actuel est l’anglicisation du gaélique Ó hUrmoltaigh – condense les deux héritages linguistiques parentaux allemand et irlandais. Les prénoms des enfants de la fratrie se répartissent équitablement entre héritages celtique et germanique.
Le gaélique irlandais (ou « irlandais » comme nous le désignons ci-après) est pourtant la première langue nationale et la langue officielle de la République d’Irlande. L’enseignement de cette langue celtique, qui dispose d’une riche tradition littéraire (elle possède la plus ancienne littérature vernaculaire d’Europe) est obligatoire depuis la création de l’État libre en 1922. Sa maîtrise est requise pour accéder à l’Université et au statut de fonctionnaire. Paradoxalement, les zones traditionnellement irlandophones de la République se réduisent depuis déjà cinquante ans comme une peau de chagrin lorsque naît Hamilton. L’anglais, quant à lui, est la première langue d’une partie croissante de la population depuis l’indépen-dance de 1921, en même temps que l’irlandais décline comme première langue, mais la langue anglaise est aussi perçue comme celle de l’oppresseur britannique dont l’usage est symptomatique d’un passé colonial dont l’héritage reste problématique.
C’est le titre de son ouvrage
Nous comprenons le concept d’hétérolinguisme comme mélange physique des langues dans un texte, suivant Myriam Suchet sur l’imaginaire hétérolingue (Suchet 2014), elle-même s’appuyant sur les travaux de Rainier Grutman. Ce dernier définit l’hétérolinguisme comme « la présence
Nous reprenons ici les tropes du nationalisme irlandais dont le père de Hamilton est le chantre.
Ces techniques intermédiales visant à rendre ce que nous identifions comme « film sur le papier » aussi « vivant » que possible ont largement été explorées par les études intermédiales. Ainsi, Kuhn et Schmidt déclarent que : « The basic trajectory of the classical Hollywood ideal (also taken over by UFA and other national film industries) involves establishing a cause-and-effect logic, a clear subject-object relation, and a cohesive effect of visual and auditive perception aimed at providing the story with an “organic” meaning » (Kuhn & Schmidt, 2013 : 11).
«
La plupart des occurrences hétérolingues allemandes recouvrant, par exemple, des hypocoristiques, des moments phatiques et autres références culturelles teintées de tendresse.
Une synthèse analytique des premières occurrences de la langue-organe dans