Inscription sur le Mémorial des socialistes, Berlin-Friedrichsfelde.
Quel rôle joue l’héritage en politique ? Quelle importance a-t-il dans la construction d’une « communauté imaginée » (Anderson 2002 [1983]) ? Les sociétés ont en effet besoin de se placer dans un héritage politique afin de légitimer leur existence, tant sur le plan intérieur que sur la scène internationale. Cette entreprise de légitimation se retrouve souvent dans l’écriture d’un roman national, puisant sa source dans un passé parcellaire et mythifié. Cet héritage doit être mis en récit par un discours dont des « entrepreneurs de mémoire » (Gensburger 2010 : 51) se font les chantres, la puissance publique devenant alors une véritable metteuse en scène de cet héritage, au travers des rituels et cérémonies officielles. Ainsi, les régimes politiques sont des « inventeurs de tradition » (Hobsbawm/Ranger 2006 [1983]) qui se fondent sur un mythe des origines afin de consolider leur assise. En France, on pense notamment à la Révolution française qui pendant deux siècles fut utilisée autant comme un repoussoir par les monarchistes que comme un mythe fondateur par les républicains (De Mathan 2019). Après la Libération, une réactualisation de ce roman national intégra les hauts faits de la Résistance contre l’occupation allemande provoquant une véritable « guerre de mémoires », notamment entre gaullistes et communistes (Wieviorka 2008).
De l’autre côté du Rhin, les Allemands ont également construit leur État national en se fondant sur des événements et des figures du passé. Toutefois, après la « Catastrophe allemande » (Meinecke 1946) qui déboucha sur la disparition politique de l’Allemagne en mai 1945, un nouvel héritage politique devait être trouvé afin de légitimer l’installation des deux nouveaux États allemands fondés en 1949 : la République fédérale d’Allemagne (RFA), ancrée au monde dit occidental, et la République démocratique allemande (RDA), alliée de l’Union soviétique. Nous nous intéresserons ici à la RDA car le régime défendit son existence en affichant une rupture historique beaucoup plus radicale qu’à l’Ouest. Ainsi, dès les débuts de la jeune République démocratique, les autorités est-allemandes mirent en avant le caractère fondamentalement antifasciste du nouveau régime. Pour témoigner de cet antifascisme, la RDA s’inscrivit d’abord dans l’héritage du mouvement ouvrier ainsi que des résistants allemands au nazisme, en premier lieu communistes, et, plus tard, elle reprit à son compte les auteurs et traditions de toute l’Allemagne progressiste.
De cette manière, le combat des antifascistes allemands fut invoqué comme une vitrine de la RDA sur la scène internationale, en particulier en direction des pays d’Europe de l’Ouest qui avaient connu l’occupation allemande. En France, ce discours trouva un écho favorable, notamment grâce aux puissants relais que constituaient le Parti communiste français (PCF) et l’association d’amitié avec la RDA appelée Association des Échanges Franco-Allemands (EFA). Cette association fut fondée en avril 1958 au moment où la République démocratique allemande lança une campagne internationale pour sortir de son isolement diplomatique résultant de la politique extérieure de la République fédérale d’Allemagne. Les EFA occupèrent une place de choix dans la diffusion du mythe antifasciste est-allemand en France car elles visaient à regrouper les sympathisantes et sympathisants de la RDA, par-delà leur orientation politique. Renommée Association France-RDA en mai 1973 à la suite de la reconnaissance de cette “autre Allemagne” (Röseberg 1999) par le gouvernement français le 9 février 1973, l’association continua ses activités afin d’approfondir les liens entre les sociétés françaises et est-allemandes, en particulier dans le domaine culturel.
Ainsi, il est intéressant de comparer, voire de mettre en relation ces deux usages politiques de l’héritage antifasciste en mobilisant le concept d’« histoire croisée » (Werner/Zimmermann 2003). En effet, la mise en scène de l’héritage antifasciste peut être considérée à la fois comme l’objet d’un « croisement » temporel entre un événement historique, ainsi que ses usages mémoriels contemporains, et comme un « croisement » entre les systèmes politiques français et est-allemand qui mobilisèrent l’héritage anti-fasciste pour leurs intérêts communs. Par ailleurs, l’héritage antifasciste permet aussi à l’historien de « croiser » dans son enquête différentes échelles (Revel 1996) et sources permettant de mieux comprendre les usages politiques de cet héritage.
Bien qu’il soit admis que l’héritage antifasciste fut un mythe fondateur de la RDA et un élément de son
La République démocratique allemande, issue des tensions géopolitiques de la guerre froide, fit d’emblée de l’antifascisme une des valeurs cardinales de la « nouvelle Allemagne ». Déjà dans la zone d’occupation soviétique, les résistants allemands, parfois tout juste libérés des camps nazis, furent mis en avant et promus à des postes au sein de l’appareil d’État. La RDA ne glorifia toutefois dans un premier temps que les résistants ouvriers et communistes, au détriment d’autres résistants et victimes du nazisme. Cela permettait au régime de justifier l’existence du « premier État ouvrier et paysan allemand de l’histoire », par la construction d’une « généalogie nationale » (Anderson 2002 [1983] : 201) plongeant dans la tradition révolutionnaire allemande en rupture avec le passé militariste prussien. Le parti dirigeant, le
Un extrait du discours d’inauguration d’Otto Grotewohl, alors président du conseil des ministres de RDA, permet de mieux comprendre la dimension mythifiante de ce camp, transformé en « lieu de mémoire » (Nora 1984) du régime :
Die Glocke des Turmes aber soll weit über das Land hallen. Ihr Klang soll in die Herzen der Menschen sinken und ihnen Kunde bringen von unserer unabänderlichen Entschlossenheit, das Vermächtnis der toten Helden zu erfüllen und nicht eher zu ruhen, bis in der ganzen Welt Frieden und Freiheit walten und Wohlstand der Völker blüht.
Le sacrifice des héros antifascistes devait donc guider la politique de la RDA. Ce site était devenu un « lieu de pèlerinage pour le monde entier », selon Otto Grotewohl (cité dans Overesch, 1995 : 326). Le rapport entre les morts et l’entreprise de légitimation politique transparaissant dans le discours de Grotewohl pourrait être rapproché de l’analyse effectuée par Benedict Anderson à propos de Jules Michelet et de la Révolution française :
Ici et ailleurs, Michelet indique clairement qu’il n’exhume pas un ensemble aléatoire de morts anonymes et oubliés. Il exhume ceux dont les sacrifices, tout au long de l’Histoire, ont rendu possibles la rupture de 1789 et l’apparition consciente de la nation française, même quand ces sacrifices n’ont pas ayant été compris par leurs victimes.
Ainsi, la célébration de la libération du camp par les déportés communistes et le serment du 19 avril 1945 participent à la constitution d’une « tradition inventée » liant les communistes assassinés par les nazis aux projets politiques des dirigeants de la RDA. Ce rappel ritualisé de la répression politique des opposants allemands au nazisme participa à « un stratagème caractéristique de la construction tardive des généalogies nationales » (
En France également, l’héritage de la Résistance fit l’objet d’un usage politique très intense par les grandes formations politiques. En effet, après la Libération, un discours « résistancialiste » (Rousso 1990), minorant le rôle du régime de Vichy et cherchant au contraire à montrer l’engagement massif des Français dans la Résistance, s’imposa. La constitution de ce mythe fondateur de la Quatrième et surtout de la Cinquième République se fit au prix d’âpres luttes mémorielles autour du rôle joué par les mouvements politiques d’après-guerre, principalement le Parti Communiste Français et les différents partis gaullistes, dans le combat contre l’occupant nazi (Wieviorka 2008).
Dès la Libération, le PCF capitalisa sur le rôle de ses militants au sein de la Résistance contre l’occupant allemand et se présenta comme le « parti des 75 000 fusillés », chiffre largement exagéré. On estime aujourd’hui qu’environ 4 000 personnes furent fusillées en France entre 1940 et 1944 (Besse/Pouty 2006 : 121). Cette captation de l’héritage de la Résistance fut accompagnée par l’occultation de certains épisodes historiques, notamment la neutralité du parti jusqu’à la rupture du pacte germano-soviétique. Ce lissage du passé fut d’autant plus réussi que le PCF réduisit au silence les voix discordantes, éliminant – parfois physiquement – certains « traîtres », par l’entremise de son organisation militaire clandestine, le détachement Valmy (Berlière/Liaigre 2007). Ainsi, cet héritage revendiqué par le PCF lui permit de se présenter comme le grand parti antifasciste dans la France d’après-guerre, tout en glorifiant le rôle de l’Union soviétique dans la victoire sur le Troisième
Toutefois, d’autres courants politiques français se réclamèrent de cet héritage, en premier lieu les partisans du général de Gaulle. C’est véritablement à partir de mai 1958 puis la nomination du général comme président du Conseil que le souvenir de son rôle durant la Seconde Guerre mondiale fut ravivé. Le retour au pouvoir s’opéra dans un contexte de crise politique orchestrée par les gaullistes (Jackson 2019) et la figure providentielle de « l’homme du 18 juin » fut largement mise à contribution. En 1959, le Président de Gaulle s’afficha sur sa photographie officielle avec le collier de Grand Maître de l’Ordre de la Libération, à la place du collier de Grand Maître de la Légion d’Honneur que porte habituellement le premier magistrat de l’État. De cette manière, les gaullistes s’étaient accaparés l’héritage de la Résistance et de la France Libre pour imposer l’autorité de leur chef dans le contexte d’une accession au pouvoir qui manquait cruellement de légitimité démocratique, De Gaulle étant lui-même taxé de dictateur par ses opposants (
L’un des moments forts de cette mise en scène de l’héritage antifasciste fut la panthéonisation de Jean Moulin, le 19 décembre 1964, en présence du Président de la République. Le ministre de la Culture, André Malraux, prononça alors un discours aux accents dramatiques portant sur les liens entre la Résistance et le pouvoir gaulliste :
[…] voir dans l’unité de la Résistance le moyen capital du combat pour l’unité de la Nation, c’était peut-être affirmer ce qu’on a, depuis, appelé le gaullisme. C’était certainement proclamer la survie de la France. Extrait du discours filmé d’André Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, 19 décembre 1964, 10′10–10′27 (
Ainsi, on assiste après la Libération à une lutte entre différents héritiers de la Résistance placés à des spectres opposés du champ politique, puis à une véritable captation d’héritage par le pouvoir gaulliste à partir de mai 1958. En République démocratique allemande, cet héritage fut également capté après-guerre par le parti dirigeant, le SED, ce qui plaça celui-ci dans une situation de monopole mémoriel lui permettant d’imposer la légitimité de son autorité et de modeler les nouvelles valeurs de cette société socialiste (est-)allemande en construction (Barck 2006).
En République démocratique allemande, la rhétorique anti-fasciste permettait avant tout de disqualifier les adversaires du régime ainsi que les pays membres de l’Alliance atlantique dans le contexte de la guerre froide. La République fédérale d’Allemagne était l’une des cibles principales de ces invectives, la RDA dénonçant la volonté supposée des dirigeants ouest-allemands de retourner aux frontières de 1937 et leur impérialisme masqué. En outre, du fait que la RFA assumait une part des responsabilités du Troisième
Dans une France encore traumatisée par l’occupation nazie, la propagande est-allemande fit mouche, en particulier parmi les anciens résistants. Les attaques contre la RFA furent en premier lieu relayées par le PCF et ses organisations satellites dans les premières années de l’existence du régime. En avril 1958, quatre personnalités membres ou proches du PCF, le journaliste et écrivain Pierre Abraham, le germaniste Gilbert Badia, le permanent communiste Roland Lenoir ainsi que Jeannette Lesturgeon, sur laquelle nous avons peu de renseignements, signèrent les premiers statuts de l’Association des Échanges Franco-Allemands, organisation cherchant à faire la promotion de la RDA dans la société française (Wenkel 2014 : 35–79). Cette association d’amitié, officiellement avec les deux Allemagnes mais, dans les faits, uniquement avec la République démocratique allemande, se développa rapidement dans les départements du Nord et de l’Est de la France, ainsi que dans les banlieues parisienne et lyonnaise. Atteignant les 10 000 adhérents en 1968 et dépassant les 15 000 en 1975, l’association publiait une revue intitulée
Les différents scandales qui émaillèrent la vie politique ouest-allemande, en particulier la découverte du passé nazi de Heinrich Lübke, président de la République fédérale de 1959 à 1964, et de Kurt Kiesinger, chancelier fédéral de 1966 à 1969, renforcèrent la crédibilité des alertes formulées par la RDA sur la permanence d’anciens nazis au pouvoir en Allemagne occidentale. Ainsi, dans le contexte d’un rapprochement franco-ouest-allemand initié par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, l’évocation de ce « passé qui ne passe pas » (Conan/Rousso 1994) par les organisations communistes et les EFA permettait de déstabiliser la politique de réconciliation jusque dans les soutiens du président français, parmi lesquels se trouvaient de nombreux anciens résistants ayant fait l’expérience des camps nazis. À la fin des années 1960, la percée en RFA du parti d’extrême-droite Au moment où l’opinion publique française manifesta, avec juste raison, son inquiétude face à la renaissance du national-socialisme dans cette partie de l’Allemagne, proche de nos frontières, la Présidence départementale des EFA souligne que : La reconnaissance de la République Démocratique Allemande ouvrirait la voie à une véritable réconciliation franco-allemande qui ne saurait en aucun cas reposer sur l’oubli des crimes nazis. Communiqué de la Présidence des E.F.A. du département du Rhône, in :
L’appel à une « véritable réconciliation franco-allemande » passait donc, selon les EFA, par la reconnaissance diplomatique de la RDA afin de se prémunir contre un nouveau péril fasciste outre-Rhin. L’antifascisme et le pacifisme d’État officiellement brandis par la République démocratique allemande entraient en résonance avec une certaine anxiété française, entretenue par les militants des EFA et le régime est-allemand, face au redressement économique et la création d’une force armée en Allemagne de l’Ouest.
Le discours mobilisateur de la RDA fut mis au service du rapprochement entre cette dernière et la France. En effet, jusqu’au 9 février 1973, la RDA n’était pas reconnue par le gouvernement français, en raison de l’exigence de la RFA à être considérée comme l’unique représentante de la nation allemande sur le plan international. Ce principe était appelé « doctrine Hallstein », du nom du ministre ouest-allemand des Affaires étrangères, Walter Hallstein. Au nom de cette doctrine, le gouvernement de Bonn menaçait de rompre ses relations diplomatiques avec tout État reconnaissant la RDA, ce qui signifiait aussi la fermeture du prolifique marché économique ouest-allemand (Kwaschik/Pfeil 2013). Dans le contexte de guerre froide et du début de la construction européenne, le gouvernement français respecta à la lettre cette politique, jusqu’à la signature du Traité fondamental entre les deux États allemands, le 21 décembre 1972, qui mit fin
En retour, en raison de l’ostracisme diplomatique organisé par la République fédérale, la RDA chercha des soutiens au sein des sociétés civiles ouest-européennes, en-dehors des canaux diplomatiques officiels. Pour ce faire, comme on l’a vu plus haut, le régime est-allemand joua en France à la fois la carte de la peur du voisin ouest-allemand, mais également celle de l’
Après la reconnaissance de la RDA par la France, le discours pacifiste et antifasciste continua d’être mobilisé, mais cette fois au nom de l’intensification des relations franco-est-allemandes. Ainsi, la mise en avant de la participation de certains dirigeants d’Allemagne de l’Est à la Résistance française, tout comme l’expérience partagée des camps par certains membres de l’élite française, servirent à renforcer les liens entre les deux pays, à l’instar du choix des premiers ambassadeurs dans chacune des deux capitales. Du côté français, le premier ambassadeur à Berlin-Est fut Bernard de Chalvron, diplomate de carrière. Celui-ci avait été prisonnier durant la Seconde Guerre mondiale, puis une fois libéré en 1941, avait organisé un réseau de résistance dans l’administration vichyste, ce qui lui valut d’être arrêté et déporté au camp de concentration de Buchenwald en mai 1944. Du côté est-allemand, le premier ambassadeur en France fut Ernst Scholz, communiste allemand engagé dans les brigades internationales durant la guerre civile espagnole, interné en France en 1939–1940. Il s’était échappé pour combattre l’occupant allemand dans les rangs des Francs-tireurs et partisans – Forces françaises de l’intérieur (FTP-FFI), avant de devenir haut responsable politique en RDA. Le choix de ces deux ambassadeurs était donc un moyen pour les deux États de mettre en avant des personnalités résolument antifascistes par leur participation à la Résistance, qui plus est en France pour Ernst Scholz, ce qui permettait de témoigner des liens d’amitié et de solidarité entre les deux peuples.
Le lien entre Résistance française et antifascisme est-allemand fut également mis en avant par Margarete Müller, membre du comité central du SED, lors du septième congrès national de l’Association France-RDA, à Amiens en avril 1975. À cette occasion, elle remit la Grande Croix de l’amitié entre les peuples à l’association et évoqua dans son discours la dette de la République démocratique allemande à l’égard des résistants français :
[…] un grand nombre de français [ Animés par un sentiment profond de reconnaissance envers l’Union Soviétique, […] qui a eu une part décisive à l’anéantissement du fascisme, nous étendons cette reconnaissance aux autres États de la coalition anti-hitlérienne et aux héroïques combattants de la Résistance de nombreux pays, et tout spécialement de France. Procès-verbal du 7 congrès national de l’Association France-RDA, allocution de Margarete Müller, membre du comité central du SED, samedi 26 avril 1975, p. 74–75, 480PAAP-4, Archives du Ministère des Affaires Etrangères, La Courneuve.
Les résistants français furent ainsi mis à l’honneur, au même titre que l’Union soviétique. Ainsi, par un tour de rhétorique, l’existence de la RDA était présentée comme un héritage issu de la « coalition anti-hitlérienne » et donc, de fait, aussi de la Résistance française. Les résistants français avaient donc, par leur combat, contribué à la création de la RDA. On assiste ici à une « inversion de la généalogie traditionnelle » (Anderson 2002 [1983] : 206), car la RDA se plaçait elle-même dans une généalogie politique
L’un des instruments privilégiés de la campagne visant à faire connaître la RDA en France était l’organisation de voyages de délégations, par l’intermédiaire de l’association d’amitié, les EFA, en collaboration étroite avec l’organisation partenaire est-allemande, la Le voyage n’est donc nullement conçu comme source d’échanges bilatéraux, mais comme le meilleur moyen de faire absorber au visiteur des impressions contrôlées, sinon toujours prévues, afin qu’il les diffuse au retour.
Dans ce but, comme le montrent les archives du comité du Bas-Rhin de l’Association des Échanges Franco-Allemands, des voyages de délégations furent organisés pour des médecins, des conseillers généraux, des enseignants, d’anciens résistants ou des avocats Activités de l’Association des Échanges franco-allemands, 273, Archives de la fédération du Bas-Rhin du Parti communiste français, Strasbourg. […] dies wurde eingeschätzt als der Willen die Freundschaft zwischen der DDR und Frankreich noch mehr zu vertiefen. Auch wurde gut geheissen [ Rapport sur la délégation d’anciens résistants à Dresde à l’occasion de l’inauguration du monument aux victimes du fascisme à Dresde en septembre 1965, 273, Archives de la fédération du Bas-Rhin du Parti communiste français, Strasbourg.
Roland Netter fait ici le lien entre l’hommage rendu aux victimes d’Oradour-sur-Glane et le projet politique affiché par le régime est-allemand. En effet, le massacre d’Oradour-sur-Glane, perpétrée par la division SS Das Reich et auquel participèrent quatorze Alsacielens-Lorrains, dont treize incorporés de force, est un symbole de la barbarie nazie en France. Le verdict du procès de Bordeaux, en février 1953, suscita un grand émoi en Alsace car les Malgré-nous furent condamnés à des peines de prison ou de travaux forcés. Politiquement, les communistes alsaciens furent les seuls à approuver ces condamnations dans la région. Les Malgré-nous furent finalement amnistiés, ce qui marginalisa d’autant plus la position du PCF dans les deux départements alsaciens. En outre, le commandant de la division SS Das Reich, Heinz Lammerding, fut condamné à mort par contumace lors du procès de Bordeaux mais la RFA refusa son extradition. De cette manière, les responsables est-allemands montraient par cet hommage aux victimes d’Oradour-sur-Glane leur soutien au peuple française et aux résistants alsaciens, qu’on peut supposer ici proches du PCF même si les informations sur la composition de la délégation manquent pour le confirmer, tout en se démarquant de la République fédérale qui protégeait d’anciens criminels nazis.
Par ailleurs, le président de la délégation relève aussi qu’une certaine camaraderie s’est établie entre résistants français et est-allemands :
Ebenfalls über ihre Erlebnisse in der DDR sprachen sich die Delegationsteilnehmer lobend aus. Besonders angenehm war für Sie [
Ainsi, en faisant dormir les résistants français chez des « camarades de la Résistance » allemands, les organisateurs est-allemands de la délégation cherchèrent sciemment à créer des liens interpersonnels entre Français et Allemands de l’Est. La stratégie semble avoir porté ses fruits dans ce cas précis. L’antifascisme fut ici un véritable vecteur de rapprochement entre des hommes ayant combattu le même ennemi.
Pour finir, il est important de souligner les limites de cet usage politique de l’héritage antifasciste. En effet, en canalisant la polyphonie des témoignages d’anciens résistants et déportés, l’« antifascisme congelé » de la RDA entraîna un contrôle politique de la prise de parole lors des manifestations officielles. Dans la « généalogie nationale » construite par le SED, les voix discordantes n’avaient pas leur place et furent réduites au silence. Comme on l’a vu avec l’exemple du camp de Buchenwald, le récit est-allemand se fondait avant tout sur l’héroïsation des résistants communistes au sein du camp, occultant la libération du camp par l’armée américaine et les controverses autour de la gestion du camp par les
Cette canalisation de la parole publique et l’uniformisation du discours provoquèrent par moments de l’incompréhension chez les visiteurs français participant aux cérémonies officielles du régime. En effet, alors qu’en France une pluralité d’usages politiques de la Résistance coexistait, la confrontation avec le récit uniforme est-allemand provoqua parfois des réactions contraires aux intentions premières du régime dans sa volonté de se présenter comme la vitrine internationale de l’antifascisme. Reprenons l’exemple de l’inauguration du monument aux victimes du fascisme à Dresde en septembre 1965, en présence d’anciens résistants. Le responsable de la délégation, Roland Netter, regretta, côté allemand, l’absence de prise de parole des principaux concernés, c’est-à-dire les résistants est-allemands :
Eine Bemerkung müssen wir trotzdem bekannt geben: bei der Kundgebung haben wir bemangelt [ Rapport sur la délégation d’anciens résistants à Dresde à l’occasion de l’inauguration du monument aux victimes du fascisme à Dresde en septembre 1965, 273, Archives de la fédération du Bas-Rhin du Parti communiste français, Strasbourg.
Ainsi, le fait que le maire de Dresde « ait parlé de tout sauf de la Résistance » rejoint d’autres récits montrant que la prise de parole publique était largement soumise aux exigences politiques du moment. Les anciens résistants alsaciens furent ainsi bousculés par cette monopolisation de la parole publique par le maire.
En définitive, l’héritage antifasciste connut des évolutions différentes en France et en République démocratique allemande, même si des croisements eurent lieu à certains moments. En France, cet héritage servit de base pour la reconstruction morale et politique du pays et fut fortement disputé entre différentes formations politiques, notamment gaulliste et communiste. Les deux partis communiaient dans une forme de « résistancialisme » qui connut son apogée lors des débuts de la Cinquième République gaulliste. À l’inverse, le pouvoir autoritaire du SED en Allemagne de l’Est imposa une version officielle du passé et le régime est-allemand se revendiqua l’unique héritier de la résistance au national-socialisme, en particulier pour disqualifier politiquement la République fédérale d’Allemagne. Ainsi, même si ces usages politiques avaient des objectifs parfois divergents, nous avons vu qu’ils se croisèrent en partie, notamment dans la dénonciation de la réconciliation franco-ouest-allemande et dans la volonté d’améliorer les relations entre la France et la RDA.
Par ailleurs, cet héritage politique commun fut également mobilisé pour la reconnaissance internationale de la RDA, en particulier en France. Néanmoins, les délégations françaises d’anciens résistants en RDA étaient confrontées à un antifascisme d’État aux tournures stéréotypées, ne laissant aucune place à la polyphonie des témoignages. De plus, cette mise en scène à outrance de l’antifascisme et de la Résistance par la mémoire officielle, en France comme en RDA, laissa de côté pendant longtemps d’autres aspects de la Seconde Guerre mondiale, portant notamment sur le caractère génocidaire du régime nazi ou sur les responsabilités du régime de Vichy. En RDA, il fallut attendre 1988 pour que soit commémoré par le SED le pogrom dit de la « Nuit de Cristal » et, en France, le 16 juillet 1995 pour que la Président de la République, Jacques Chirac, reconnaisse enfin les responsabilités de l’État français dans la déportation des Juifs.