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Décès de Heinz Thoma (29.12.1944 – 27.11.2022)

   | Dec 13, 2023
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Vom Umgang mit Krankheit im öffentlichen Raum. Ein internationaler Blick. De la gestion de la maladie dans l’espace public.Un regard international

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Il a travaillé encore récemment sur l’Aufklärung. Car c’est tout juste il y a quelques semaines qu’a paru sa traduction de l’ouvrage pionnier de Michel Delon, notre collègue et ami parisien, sur L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820).1 Réussir à achever cette tâche malgré la maladie qui le taraudait l’a une fois encore rempli de satisfaction, et même de joie et de fierté. Et pourtant Heinz Thoma nous a quittés le 27 novembre 2022.

L’Aufklärung n’a pas été son unique domaine de recherches mais ce fut celui qu’il a préféré sa vie durant. Pour lui, il ne s’agissait pas seulement d’un moment historique. Il en concevait plutôt les promesses universelles de liberté et de bonheur comme constituant des repères auxquels toute l’époque moderne, y compris les temps présents, devrait se référer. Les questions qu’il aimait à traiter en étaient les impulsions et l’héritage passé et futur. Cela avait été déjà le cas dans sa thèse de doctorat, parue à Freiburg, chez Erich Köhler, en 1976, sous le titre Aufklärung und nachrevolutionäres Bürgertum in Frankreich. Il y reconstituait la réception des Lumières dans l’histoire de la littérature française durant le long XIXe siècle et y mettait en évidence la régression des pratiques sociales par rapport aux projets émancipateurs des Lumières. Ayant effectué le parcours alors classique des romanistes tel qu’il était attendu en Allemagne de l’Ouest, Heinz Thoma s’est ensuite éloigné en un premier temps de cette thématique, se tournant vers le lyrisme de l’époque romantique et de la Restauration – son habilitation, soutenue à Wuppertal en 1984, portait sur Die öffentliche Muse. Studien zur Versdichtung und zum Lied in Frankreich (1815-1851) – et vers la littérature italienne, en particulier la poésie. C’est ainsi qu’il devint professeur de littérature italienne à Osnabrück en 1989.

Mais c’est au spécialiste de l’Aufklärung Heinz Thoma que s’adressa l’université de Halle en 1993, où il fut chargé de contribuer à relancer un Institut de romanistique ainsi que le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur les Lumières en Europe. Ulrich Ricken, romaniste de Halle, s’était déjà investi à la fin de l’époque de la RDA dans l’organisation de ce centre dont la vocation était d’accueillir des chercheurs venus de l’Ouest comme de l’Est : fondé en 1990, ce centre fut rapidement entraîné dans la vague des restructurations. Heinz Thoma, entouré seulement de quelques nouveaux collègues et d’un petit nombre de collaborateurs venus de l’Est et de l’Ouest, est parvenu à ranimer la vie scientifique du Interdisziplinäres Zentrum für die Erforschung der Europäischen Aufklärung (IZEA). Le travail de reconstruction, au sens premier du terme, fut ardu car le bâtiment prévu (« die Rote Schule ») qui se trouvait sur le terrain des Franckesche Stiftungen a d’abord dû subir une complète restauration ; quant à la Bibliothèque, centre névralgique du Centre, il fallait commencer par la constituer.

Cette tâche fut terminée au bout des cinq années de son mandat et accomplie grâce l’aide généreuse de la fondation Volkswagen. Un grand projet soutenu par la DFG avait aussi été lancé conjointement avec Jörn Garber: Selbstaufklärung der Aufklärung. Individual-, Gesellschafts- und Menschheitsentwürfe in der anthropologischen Wende der Spätaufklärung. Les succès, qui étaient prévisibles, furent confirmés par l’obtention par le IZEA d’un statut qui échappa à son homologue de Potsdam, pourtant mieux établi : l’obtention de l’instauration pérenne à Halle d’un grand centre centralisant les recherches allemandes et internationales sur l’Aufklärung. L’objet de la recherche sur Selbstaufklärung der Aufklärung a permis à Heinz Thoma de reformuler la question qui lui tenait tant à cœur, celle des décalages entre ce que l’Aufklärung souhaitait susciter et ce qui a été réalisé. Il la traita cette fois sous un angle nouveau, non plus en considérant les effets produits mais en partant de l’identité et de la compréhension que l’Aufklärung avait d’elle-même. Quand l’Équipe qu’il dirigeait entama cette recherche, Heinz Thoma confia la direction du IZEA à l’historienne Monika Neugebauer-Wölk.

Six ans plus tard, ce projet ayant atteint le maximum des soutiens financiers auxquels il avait droit, d’autres tâches, plus ambitieuses encore, furent envisagées : la création, à l’échelle du Land, du programme Aufklärung – Religion – Wissen et la candidature au Bundesexzellenzwettbewerb. L’association avec Iéna (Goethezeitforschung) permit de faire partie en 2007 du dernier cercle des candidats. La direction du Cluster de Halle revint à Heinz Thoma, responsabilité à laquelle il était prédestiné étant donné ses aptitudes à définir les grandes orientations et à relier entre elles les recherches individuelles. Car, outre son sens de la précision et de l’analyse, son esprit de système l’amenait à intégrer les phénomènes isolés dans des chaînes argumentatives de grande ampleur. Il a fait partie des rares chercheurs maîtrisant à la fois les compétences du philologue et d’un penseur de l’histoire et des sociétés.

Hommage lui a été maintes fois rendu. Il a été élu à l’Académie des Sciences de Saxe à Leipzig et des Mélanges lui ont été offerts pour son 60e anniversaire. Bien après son éméritat, qu’il avait obtenu en 2010, il est resté pour l’IZEA un collègue stimulant, exigeant, d’une grande habileté stratégique. Avec le caractère décidé qui était le sien, il a fait beaucoup progresser notre maison, sans pour autant faire toujours preuve de bienveillance ou d’indulgence face aux qualités et aux faiblesses.

Après son éméritat, il a pu enfin achever le Handbuch Europäische Aufklärung dont il dirigeait l’édition. Sa dernière monographie Ende einer Epoche? Zu Geschichte und Kritik der Bürgerlichen Formation seit der Aufklärung est sortie en 2019. Comme l’indique le titre, c’est, encore quatre décennies après la parution de son premier livre, cette question de la postérité de l’Aufklärung qui le préoccupait ; cette fois il l’a contextualisée par rapport aux idées de 68. Car son parcours qui l’avait conduit du fin fond de l’Ouest jusqu’à Halle avait signifié pour lui un défi et une mise en question d’une partie de son identité : il avait été alors confronté aux pratiques catastrophiques du marxisme alors que le marxisme était une théorie qu’il était enclin à soutenir. Certes. Mais il ne s’est pour autant jamais lassé de critiquer le fait que les sociétés occidentales modernes ne soient pas, et de loin, aussi éclairées qu’ elles le croient.

La pensée de Heinz Thoma, pour le dire de façon bien incomplète, a donc reposé sur le junktim que sont un accent placé sur la priorité de l’Aufklärung et un autre accent placé sur la critique fondamentale de l’histoire telle qu’elle est issue de cette même Aufklärung. D’aucuns tireraient un bilan négatif de ce fossé entre les intentions et les résultats des Lumières. Ce ne fut heureusement pas son cas et c’est avec une indéfectible passion qu’il a essayé d’élucider ce problème, qui est aussi le nôtre.

Heinz Thoma a rendu d’immenses services à la recherche sur l’Aufklärung, à l’université Martin Luther de Halle, en particulier au IZEA. Nous sommes attristés par la disparition de cet éminent collègue et honorerons sa mémoire.

eISSN:
2545-3858
Languages:
German, English, French