La Première Guerre mondiale est un évènement communicatif (Guilhaumou 1996) car elle réunit des soldats issus de diverses régions et d’un statut social varié, usant de langages différents. Elle constitue également le moment déclencheur d’une augmentation massive de la production écrite (Mercier 2015). La séparation des familles provoquée par la mobilisation de milliers de soldats amène la majeure partie de la population française à écrire pour maintenir le contact avec les proches. Ce développement n’a pas d’exclusivité sociale particulière : même les personnes ayant peu l’habitude d’é crire s’expriment par ce médium dans des lettres, des cartes postales ou des carnets de guerre. Ces documents authentiques nous permettent d’accéder, au moins en partie, à l’usage linguistique d’une majorité démographique (Elspaß 2012 : 161) au début du XXe siècle.
Notre contribution portera sur l’usage linguistique des poilus ordinaires pendant la Première Guerre mondiale sous deux angles complémentaires : nous exposerons d’abord brièvement quelques traits saillants du lexique tel qu’il apparaît dans des documents authentiques. Ensuite, nous propose-rons de confronter cet usage authentique à l’usage artistique de la langue mise en scène dans des bandes dessinées (BD) publiées rétrospectivement sur la thématique de la « Grande Guerre » pour savoir comment le langage des poilus est présenté et par quels moyens l’expression artistique vise à évoquer ce langage environ cent ans après la fin de la guerre
Des études linguistiques qui mettent au centre de leur analyse des textes littéraires afin de pouvoir décrire l’usage populaire du français, donc également des gens ordinaires, ne sont pas rares (voir François 1985), mais elles ne sont pas sans problèmes méthodologiques parmi lesquels la « fréquente monotonie de la représentation » figure au premier plan (Gadet 1992 : 13).
Par conséquent, notre étude s’appuiera sur deux corpus différents : le premier comprend des documents authentiques issue de la correspondance privée de soldats ordinaires dont la plus grande partie est issue de l’est de la France, notamment des Vosges et de l’Alsace
Concernant les correspondances privées et journaux intimes consultés, voir le projet
Sur cette toile de fond seront analysées de façon qualitative trois BD sur la Grande Guerre :
Les trois BD du corpus se distinguent nettement au niveau de la mise en forme ainsi qu’au niveau du contenu. Tandis que la BD de Tardi / Verney (2014) prend en compte la guerre dans toute sa durée, en racontant son évolution et ses atrocités dans la perspective de simples soldats, les deux autres BD se concentrent sur la guerre à deux moments précis. Dans cette BD sont intégrées également les « lettres à Susanne » que les poilus écrivent pour un camarade décédé. Le fait que la correspondance soit traitée ainsi dans les BD au niveau du contenu met en avant son importance pour les acteurs du conflit.
La BD chronologique de Tardi / Verney (2014) est plus didactisée et, contrairement aux deux autres, sa dimension textuelle se limite à des récits sans passages dialogiques et sans phylactères. Le texte est encadré par des citations d’hommes politiques contemporains et enrichi par une description chronologique des faits historiques par Jean-Pierre Verney, historien et spécialiste de la Première Guerre mondiale. Afin de permettre la compréhension du vocabulaire des tranchées, la BD est complétée par un glossaire.
Les premières bandes dessinées sur la guerre sont publiées dans les années 1930, d’abord dans des journaux anglophones, puis en tant que publications indépendantes, comme
En France, les BD deviennent un médium courant pour le traitement des sujets historiques, souvent avec des propos pédagogiques et spécialement pour un public jeune (Krieger / Machnik / Schmitz 2018 : 59). La Première Guerre mondiale est bien présente dans des BD françaises, notamment avec l’œuvre de Jacques Tardi, un des auteurs de bande dessinée les plus influents (Bocklage / Otto 2018 : 25) ; et le centenaire de la Grande Guerre contribue à l’appropriation de ce conflit par les BD.
Au cours de la guerre, l’idée de la naissance d’un nouveau langage dans les tranchées circule dans la société française, propagée d’abord par les journaux et plus tard par la littérature. Les soldats contemporains eux-mêmes se montrent sou-vent sceptiques ou bien critiques (Steuckardt 2018 : 28–29), car ils se méfient des exagérations de la presse, des idées déformées sur la vie au front circulant dans la population et de l’instrumentalisation propagandiste de la langue dite « poilue » (Dauzat 1919 : 24–25)
La méfiance des soldats envers cette nouvelle dénomination est également reprise par Tardi / Verney (2014 : 30) : « On s’est rendu compte qu’on dérangeait les civelots avec nos puanteurs et notre crasse. On nous appelait ‘poilus’ ».
Cet argot n’est pas un nouveau sociolecte qui se forme pendant la Première Guerre mondiale, car l’argot militaire est déjà en usage dans les casernes bien avant 1914. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une variété homogène, mais d’une variété qui intègre des lexèmes de différents argots et qui présente des affinités avec d’autres registres et sociolectes :
Le parler des Poilus n’est pas un argot né de la guerre, mais un millefeuille fait de diverses strates : langage populaire avec quelques traces d’argot parisien, argot militaire et argot né dans les tranchées, français « ordinaire » de tous les jours, des villes et des campagnes
L’argot utilisé par les poilus puise principalement dans le langage populaire parisien, dans le langage des casernes en France et en Algérie et, dans une moindre mesure, dans certains dialectes. Environ un tiers des termes caractérisés par leur appartenance à l’argot des tranchées est constitué de néologismes (Dauzat 1919 : 7 ; Déchelette [1918] 1972 : 8) car, comme tout conflit belligérant, la Première Guerre mondiale constitue un moment d’innovation lexicale :
Une secousse aussi formidable, bouleversant aussi profondément et aussi longtemps la vie contemporaine, ne pouvait manquer de provoquer des répercussions sur l’instrument de la pensée
Les lexèmes argotiques répondent à un besoin d’expressivité élevée et marquent nettement une prise de distance par rapport à la réalité, par exemple à travers une langue métaphorique ou humoristique. Ils font participer l’interlocuteur à l’arrière à la vie quotidienne des soldats. Dans une moindre mesure, ces lexèmes comblent des lacunes sémantiques (Bianchi 2015 : 138).
L’usage linguistique dans les correspondances et les carnets rédigés par des scripteurs peu habitués à écrire offre un reflet de la langue parlée au quotidien dans le médium écrit. En communiquant avec leurs proches par écrit, les scripteurs se servent, en règle générale, de la variété dont ils se serviraient dans une situation de communication similaire en coprésence d’interlocuteurs
Ceci ne signifie pas que les textes soient dénués d’éléments relevant de la distance communicative ou appartenant au type de texte écrit qu’est la lettre. C’est surtout l’emploi de formules épistolaires qui est dû à la communication écrite. Le terme de l’immédiat communicatif est introduit par Koch et Oesterreicher (1986, 2011) dans un modèle pour concevoir les différences entre l’oralité et la scripturalité qui se sont avérées trop simplistes pour rendre compte de la variété des conceptions textuelles. Les textes proches de l’immédiat communicatif sont typiques des situations de communication informelles, privées et intimes, caractérisées de plus par un haut degré d’implication émotionnelle et personnelle des interlocuteurs. L’immédiat communicatif au sens large comprend les sociolectes, les registres populaires, familiers ou argotiques et aussi des parlers régionaux (Koch / Oesterreicher 2011 : 17).
Le français familier est la variété utilisée dans des situations de communication en famille, entre amis et avec des proches, caractérisée par une ambiance informelle et une proximité (mentale) personnelle. Il n’est pas propre à un groupe précis de locuteurs et il peut se rapprocher du français populaire ou du français courant selon le locuteur. Traditionnellement, le français familier est associé au médium oral (Prüßmann-Zemper 1990 : 838 ; Müller 1975 : 204–205).
Le français populaire est également proche de la langue orale (François 1985 : 298), mais se distingue du simple français familier par une connotation sociale moins soutenue. Au début du XXe siècle, le français populaire surgit à Paris comme « le langage du ‹ peuple ›, du ‹ petit peuple ›, voire du ‹ bas peuple › » (François 1985 : 296). Quant aux parlers régionaux
Pour nous, les ‘parlers régionaux’ comprennent plus qu’un lexique spécifique à une région, qui est d’ailleurs très difficile à identifier définitivement et en exclusivité pour un espace donné (cf. aussi Tuaillon 1978 : 152). Souvent les lexèmes ne sont pas propres à une seule localité ou région, mais ils sont aussi en usage dans des zones plus vastes. De plus, il ne s’agit pas toujours de lexèmes particuliers, mais d’une signification régionalement divergente d’un lexème tout à fait courant. Néanmoins, les caractéristiques régionales ne se limitent pas à un lexique particulier, elles apparaissent également au niveau phonétique ou morphosyntaxique ou encore pragmatique. Il est très difficile d’identifier si un élément correspond au français régional d’une aire plus ou moins vaste, à un substrat dialectal ou bien à une autre langue de contact.
Si les bandes dessinées sont d’habitude facilement identifiées en tant que telles, leur définition analytique s’avère plus compliquée. Une caractéristique essentielle est leur séquen tialité (Eisner 1985 : 147) : les images composent une séquence délibérée et consciemment organisée, intégrant diverses disciplines telles que la psychologie, l’histoire, l’anatomie ou bien les sciences du langage. C’est ainsi que la BD transmet des informations et produit une sensation esthétique chez le lecteur (McCloud 1993 : 9)
Pour une discussion de différentes approches définitoires à la bande dessinée, cf. Meskin (2016).
La mixité typique entre images et paroles requerrait une approche « plurisémiotique » (Giaufret 2013) ou multimodale (Cohn 2012) car cette combinaison d’images et de paroles forme un langage différent qui est qualifié par Cohn (2012) de « This leads structured sequential sounds to be spoken languages of the world, structured sequential body motions become sign languages, and structured sequential images literally become visual languages
Les textes des BD, et par conséquent l’expression linguistique, peuvent prendre des formes variées selon Giaufret (2013), Pietrini (2007 : 47–48) et Quinquis (2004 : 13–14), ce qui situe la parole à différents niveaux énonciatifs :
les énoncés et pensées dans les phylactères les voix off les textes intégrés dans l’image (onomatopées, coupures de journaux etc.) les commentaires de l’éditeur (par ex. « fin de l’épisode »).
La partie textuelle la plus importante pour notre analyse concerne les dialogues exprimés dans les phylactères. Ils se caractérisent par les trois aspects fondamentaux suivants :
Au niveau iconique, ils mêlent les images et les paroles. Au niveau linguistique, ils se distinguent par un usage diastratiquement marqué comme populaire ou familier. Au niveau de l’authenticité et de la fiction, ils sont considérés comme fictifs et non pas authentiques (voir aussi Glaude 2014).
La succession des phylactères imite d’habitude le changement des prises de parole ( Il y a une très grande variété d’approches de ce phénomène de l’oralité représentée dans des textes fictifs et, par conséquent, une énorme richesse de dénominations de ce terme (cf. aussi Affolter 2011). En romanistique, Thun (2005) utilise le terme de créer l’illusion d’une langue de l’immédiat communicatif, renforcer l’illusion en se rapprochant du réel, situer l’action dans une région donnée ou/et par rapport à une période concrète, marquer l’appartenance sociale d’un personnage, caractériser les personnages (naïveté, stupidité, manque d’éducation, exotisme ou danger) et suggérer de l’authenticité dans la présentation des personnages ou bien évoquer un monde rustique en contraste avec le monde moderne (Fludernik 2011 : 33 ; Goetsch 1985 : 217).
Le caractère fictionnel et stylisé du texte se reconnaît grâce au choix de certaines variantes diastratiques, diaphasiques ou diatopiques mises en relief tandis que d’autres ne sont pas prises en compte (voir aussi Blanche-Benveniste 1997 : 103) : « Wichtig ist anzumerken, dass die Evozierung von Mündlichkeit in Erzähltexten nach dem Prinzip der selektiven Überbetonung typischer Merkmale kolloquialer oder dialektaler Rede funktioniert » (Fludernik 2011 : 33).
De plus, étant donnée la nature écrite du médium et la représentation graphique de certains éléments marqués comme hors-standard, le concept de « Bramlett (2016 : 383) définit le
Pour notre analyse, nous partons de l’usage linguistique authentique dans les écrits des poilus ordinaires qui servira de fond et de repère pour la description du langage artistique stylisé dans les BD. Les observations ci-dessous résultent de nos études antérieures, plus étendues et que nous allons ici centrer sur notre objectif d’analyse comparative.
Le lexique utilisé dans les lettres, les cartes postales et les carnets de guerre se caractérise par l’interaction de différentes variétés sociales, différents registres et dialectes, notamment du français familier, du français populaire, des parlers régionaux et de l’argot des tranchées
L’attribution d’une forme linguistique donnée à un registre ou à une variété peut s’avérer compliquée vu le chevauchement des variétés, notamment du français populaire et familier ou du français populaire et de l’argot. Ce qui est décisif pour nous, c’est le marquage d’une forme linguistique et moins son identification avec un registre informel déterminé.
Notre analyse du lexique prend en considération la biographie individuelle des scripteurs ainsi que leur alphabétisation écrite et leurs habitudes scripturales présumées. L’éventail de registres dont dispose un scripteur donné est étroitement lié au degré de sa compétence scripturale générale et de son expérience dans la rédaction de textes. Plus un scripteur est expérimenté, plus son expression à l’écrit est riche et variée. Au niveau de l’argot des tranchées, c’est-à-dire l’argot des poilus, notre corpus des écrits privés et des correspondances présente surtout des formes argotiques expressives, telles que Les textes du corpus des écrits privés ont été translitérés de façon diplomatique, c’està-dire en respectant les graphies, la ponctuation et la mise en page originale.
La haute fréquence de cette désignation de l’ennemi dans l’usage des scripteurs confirme l’usage courant de
En outre, le lexique illustré dans la correspondance et les carnets de guerre contient des éléments familiers, courants dans le français quotidien tels que
Le Si l’adjectif
Un autre procédé typique du
Un exemple de structure phraséologique marquée comme familière est
D’autres formes familières sont des interjections telles que
L’usage des formes hypocoristiques est également caractéristique du
L’emploi des hypocoristiques renforce l’affectivité de la lettre et en même temps les relations interpersonnelles à distance, ce qui est spécifique de la correspondance épistolaire.
Les formes lexicales appartenant au
L’expressivité du registre populaire est illustrée par deux exemples tirés du corpus :
Le premier exemple montre la dénomination de l’ennemi (concrètement : les Allemands) et le deuxième la relation des épistoliers et l’affectivité qui règne entre eux. En comparaison avec les registres mentionnés, l’expression linguistique des scripteurs ne montre qu’une moindre influence régionale. Tout de même, on distingue la fréquence relativement élevée de la collocation
Cette collocation est usuelle dans le français parlé en Belgique avec la connotation « trouver le temps long », « s’ennuyer et se languir de qqn. ». Ces variantes sont de plus courantes dans l’est de la France, plus précisément dans les Ardennes et en Lorraine (Poirier / Francard 2019 : s.v. avoir le temps long). Rézeau (2018 : s.v. temps) atteste cette structure également pour le département du Haut-Rhin, Martin / Lienhard (1907 : s.v. Zit) même dans le dialecte alsacien germanique. La répartition régionale explique cet usage dans notre corpus, car les auteurs des extraits mentionnés sont issus des Vosges méridionales et de l’Alsace.
Dans tous les registres, le corpus montre que des lexèmes portant des marques diasystématiques peuvent être mis en relief par différentes stratégies typographiques. Parmi ces stratégies, nous pouvons énumérer le soulignement, l’usage des guillemets simples ou doubles, français ou allemands.
Cette mise en relief pourrait s’expliquer par la volonté des scripteurs de souligner la connotation spécifique d’un lexème usuel, de se distancier d’un lexème ou encore par la volonté de faire comprendre aussi aux interlocuteurs le quotidien linguistique du front en marquant le vocabulaire spécifique et peut-être non usuel pour ceux de l’arrière.
Pour l’analyse linguistique des BD, nous proposons une approche qualitative de leurs particularités lexicales liées à l’expression artistique sans prétendre toutefois en donner un panorama complet. Les BD présentent une grande variété lexicale, notamment des lexèmes populaires, familiers et de l’argot des tranchées. En revanche, la variation ré gionale, elle aussi peu fréquente dans le corpus de lettres, y fait quasiment défaut. Il faut souligner avec Goetsch (1985 : 202) que l’oralité dans les textes littéraires est toujours, en quelque sorte, fictive et qu’elle fait partie d’un style et d’une stratégie esthétique consciente de l’auteur.
Parmi le vocabulaire populaire utilisé dans les BD, nous repérons par exemple
Le processus de formation de mots avec la suffixation en -
Le lexique des BD présente donc des continuités par rapport au corpus de lettres authentiques dans la mesure où nous y retrouvons des lexèmes familiers, populaires ou argotiques souvent selon des procédés de formation de mots productifs. Ceci ne peut guère surprendre car beaucoup de scènes des BD reproduisent des situations de communication entre pairs, en famille ou entre amis, dans lesquelles les locuteurs utilisent d’habitude un langage relâché et moins soutenu.
En comparant les lexiques, il devient tout de même manifeste que le langage des BD contient un nombre beaucoup plus élevé de gros mots et de vulgarismes que la correspondance familiale.
La concentration d’expressions vulgaires est particulièrement forte dans la BD de Bouzard (2016) qui présente clairement l’approche la plus satirique et humoristique. L’emploi généralement plus élevé de vulgarismes dans les BD pourrait s’expliquer par le fait que les bandes dessinées représentent souvent des scènes entre soldats et sur le front, tandis qu’une lettre à l’épouse, par exemple, s’inscrit dans d’autres situations de communication que l’expérience immédiate des tranchées et des combats.
L’usage de l’argot des tranchées est aussi beaucoup plus développé dans les BD que dans notre corpus de textes authentiques. Un exemple attesté dans les deux corpus est
En ce qui concerne la dénomination de l’ennemi allemand, les trois BD puisent dans l’ensemble des désignations suivantes: (voir tableau 1)
Désignations pour les Allemands dans les BD.
Sur ce plan, les BD de Bouzard (2016) et de Tardi / Verney (2014) sont très riches. Les auteurs utilisent pratiquement tout l’inventaire possible des dénominations pour les Allemands qui furent en usage pendant la guerre. Cette joie d’alterner les synonymes atteint un niveau presque « sur-ambitieux » et souligne en même temps l’aspect stylisé des BD. En ce qui concerne la dénomination de l’ennemi, les scripteurs contemporains utilisent surtout la désignation
Si l’on compare le langage mis en scène dans les BD et celui employé par les scripteurs de l’époque de la Première Guerre mondiale, le premier se caractérise par la fréquence plus élevée d’une grande variété d’expressions populaires, familières et argotiques. Quelques-unes semblent avoir intégré la langue française au moment même de la Première Guerre mondiale avec une lexicalisation plus tardive, comme par exemple Le terme
L’emploi linguistique prémédité et artistique est aussi sensible dans des jeux de mots dans les BD :
L’humour et le sarcasme caractérisent également les extraits suivants par rapport à l’enthousiasme initial « Pourtant on avait confiance. Dès la porte de Bagnolet, Berlin était tombé » (Tardi / Verney 2014 : 5), à la tenue militaire des soldats français « […] et on pouvait dire sans se tromper qu’on n’était pas discrets dans la campagne, d’autant plus qu’avec nos costumes de cirque, on était des cibles épatantes » (ibid. 2014 : 13) ou bien encore par rapport à l’histoire coloniale des membres de l’Entente :
Les BD prennent rétrospectivement position contre la guerre, ce qui est illustré, par exemple, par l’assimilation des tranchées à des tombes (Tardi / Verney 2014 : 20), par le parallélisme entre le « sacrifice collectif librement consenti » avec la
La stratégie de l’évocation visuelle d’une certaine variété parlée à travers le code écrit, qualifiée également de «
Il s’agit toujours du choix conscient de l’auteur de représenter certains éléments variationnels dans des textes littéraires. Selon Goetsch (1985 : 212), cette représentation n’est ni strictement mimétique ni entièrement artificielle. Elle reprend les éléments jugés caractéristiques pour évoquer une certa ine réalité linguistique et communicative. Nous ne trouvons pas cette intégration consciente des reflets d’une prononciation dialectale dans les textes authentiques. Si nous en trouvons, il semble que ce soit dû à la situation de communication privée et, dans tous les cas, cela reste occasionnel.
Les caractéristiques de l’expression linguistique ne se définissent pas seulement au niveau du lexique, mais également au niveau de la structuration des phrases et de l’organisation de l’information. L’expression linguistique au quotidien, dans des situations de communication informelle, est marquée par différents aspects morphosyntaxiques de l’oralité conceptuelle. Une caractéristique bien attestée de la langue informelle est la négation postverbale en omettant la particule Cf. également la structure présentative typique du langage informel dans cet exemple.
Notre corpus de lettres présente également des exemples d’omission du pronom-sujet :
Nous concluons cette étude avec un extrait de Tardi / Verney (2014) qui présente une partie des caractéristiques mentionnées ci-dessus et qui en illustre bien la dimension ironique. Au niveau de l’organisation syntaxique, la dislocation à droite
A l’issue de cette étude évidemment trop fragmentaire et sur la base d’une documentation qui est loin d’être exhaustive, nous voudrions avancer quelques conclusions partielles.
Nous constatons d’abord bel et bien un rapprochement entre l’usage linguistique des poilus dans leur correspondance et leur usage linguistique stylisé dans les BD. Dans l’expression artistique, les différents registres qui caractérisent également l’usage authentique sont utilisés en fonction d’une caractérisation sociale des protagonistes dans le contexte de la guerre. Dans cette perspective, les auteurs des BD se présentent comme bien renseignés sur les usages linguistiques des poilus, d’autant qu’ils distinguent parfaitement l’usage linguistique des soldats ordinaires de celui de leurs supérieurs hiérarchiques (les officiers, par exemple). La différence dans l’usage des éléments populaires, familiers ou bien argotiques réside dans le fait que les BD vont au-delà des écrits authentiques : nous pouvons identifier certains traits d’un langage presque « sophistiqué », reprenant et amplifiant des éléments de l’imaginaire culturel et linguistique lié à la Première Guerre mondiale. Par rapport aux BD, les tournures et mots relevant de l’argot des tranchées sont moins diversifiés et moins riches dans le corpus de lettres authentiques et ne se concentrent que sur quelques lexèmes.
Les caractéristiques d’un langage informel, lié à la situation de communication des soldats dans les tranchées et avec leurs familles, se retrouvent dans les deux corpus à des degrés divers et avec une importance variable.
La désignation de l’ennemi met en avant une différence entre les deux corpus car elle s’avère beaucoup moins variée dans les lettres, cartes postales et carnets de guerre que dans les BD. Dans ce contexte, il convient de souligner que les poilus, dans leurs correspondances, abordent notamment des sujets quotidiens et parlent rarement de la guerre et des acteurs impliqués. Il s’agit ici clairement d’une stylisation rétrospective et d’une mise en œuvre du panorama linguistique dans les BD. Visant à authentifier la situation de communication, le vocabulaire des BD intensifie visiblement l’emploi du lexique utilisé par ces scripteurs.
Les bandes dessinées, avec leur prédilection à styliser l’usage linguistique, rejoignent les rangs des textes littéraires dans lesquels la mise au point verbale joue un rôle de premier plan. De plus, les BD se caractérisent par une mise en œuvre visuelle des émotions et des séquences d’action, cet aspect n’ayant pu cependant être pris en compte dans cette étude comparée qui, avant tout, a ciblé les éléments verbaux.
Pour conclure, nous aimerions souligner une autre continuité entre les lettres et les BD : dans les BD de Tardi / Verney (2014) et de Bouzard (2016), la rédaction et la réception des lettres sont bien présentes en tant qu’activités vitales pour les soldats et leurs familles, ce qui souligne parfaitement, de manière rétrospective, l’importance de la correspondance pour la survie émotionnelle et quotidienne des poilus.