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Signes et emblèmes culturels et religieux dans l’espace public en France et en Allemagne : trente ans d’évolutions contrastées

  
14 ott 2024
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INTRODUCTION

Le 15 mars 2004, l’Assemblée nationale en France votait une loi interdisant aux élèves dans les écoles publiques le port de tenues ou de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse1. Le 27 janvier 2015, une décision de la Cour constitutionnelle fédérale outre-Rhin autorisait les enseignantes à porter un foulard islamique en classe. Depuis plusieurs années en France, la présence de crèches de Noёl dans l’espace public fait l’objet de controverses récurrentes, voire d’interdictions. A l’inverse, le décret du ministre-président de Bavière, Markus Söder, imposant d’accrocher une croix dans le hall d’entrée des bâtiments publics appartenant au Land de Bavière, est entré en vigueur le 1er juin 2018. Ces quelques exemples donnent à voir la place différente accordée aux signes, emblèmes et objets religieux dans l’espace public en France et en Allemagne. En dépit des garanties de liberté de conscience et de religion inscrites respectivement dans la Constitution française de 1958 et dans la Loi fondamentale allemande de 1949, les pouvoirs publics n’appréhendent pas de la même manière la visibilité sociale du religieux, qu’elle soit le fait d’initiatives individuelles ou de l’État.

Si on oppose souvent la France et l’Allemagne comme deux pays marqués respectivement par une culture laïque et uneculture de référence (Leitkultur) chrétienne (Toscer-Angot 2009), on constate une évolution significative des modes spécifiques de régulation de la pluralité religieuse et culturelle dans chacun des deux pays depuis le tournant du XXIe siècle. L’objet de cette contribution vise à interroger et analyser dans une perspective comparative – à travers des lois ou décisions de justice récentes – les variations et déplacements de sens, les processus de qualification ou de disqualification de certains signes ou emblèmes religieux dans un contexte de sécularisation (Pollack 2003, 2013) et de pluralisation culturelle et religieuse croissante et à déterminer quelle articulation se dessine à cet égard entre culture et religion.

MISE EN PERSPECTIVE SOCIO-HISTORIQUE DE LA PLURALITÉ RELIGIEUSE EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE

Les dispositifs juridico-institutionnels actuels régissant les relations entre l’État et les Églises ou communautés religieuses renvoient à des héritages et des événements fondateurs de l’histoire des deux pays (Toscer-Angot 2012). Le rapport à la pluralité religieuse outre-Rhin plonge ses racines dans la Réforme luthérienne au XVIe siècle, un événement capital et une césure déterminante dans l’espace germanique, qui permet de mieux comprendre la culture politico-religieuse allemande, très tôt marquée par le bi-confessionnalisme. Une des questions centrales en Allemagne a moins été celle de la place des religions dans la vie publique que celle posée par la coexistence de plusieurs confessions chrétiennes2.

A contrario, la trajectoire politique, culturelle et religieuse de la France est encore très marquée par l’héritage conflictuel issu de la Révolution française (Poulat 1987; Baubérot 2000 ; Hervieu-Léger 2003)3, par l’affrontement historique entre camp catholique et camp républicain, ce dernier ayant cherché à empêcher l’empiètement du pouvoir catholique et à arracher les individus à l’emprise de l’Église catholique (Bouretz 2000 : 69), afin de neutraliser les conflits liés aux appartenances et identités confessionnelles. Cet héritage a trouvé des prolongements sous la IIIe République avec la déconfessionnalisation de l’enseignement primaire dans les années 1880 et la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, ancrant solidement en France une culture laïque (Baubérot 1994, 2004, 2021), souvent incomprise outre-Rhin, perçue comme une culture anticléricale qui porte atteinte à la liberté religieuse4. Si les lois de 1882 et 18865, dites lois Ferry et Goblet, représentent des textes fondateurs de la laïcisation – au sens d’une déconfessionnalisation – de l’enseignement primaire et permettent de comprendre la conception héritée du protestantisme libéral et liée au positivisme6 (Kahn 2009), qui inspira en grande partie les conceptions républicaines de la laïcité de Jules Ferry, elles n’abordent pas la question des signes religieux. En revanche, il en est question dans la circulaire de novembre 1882 de Ferdinand Buisson7, directeur de l’enseignement primaire à l’époque, qui énonce que « dans les écoles qui s’ouvrent ou vont s’ouvrir sous le régime de la neutralité, devenu le seul régime légal, nul ne songera à demander l’introduction d’emblèmes religieux d’aucune nature ». Les emblèmes mentionnés ici concernent toutefois exclusivement les croix ou crucifix imposés par l’État8 et nullement des signes religieux portés par des personnes (instituteurs ou élèves).

On peut dire avec Jean Baubérot que « la laïcisation de l’école a amorcé un basculement complété par la séparation » (Baubérot 2000). Bien que le principe de laïcité soit souvent associé à la loi de séparation des Églises et de l’État de 19059, le texte de cette loi n’y fait guère référence. Depuis le début du XXe siècle, aucun texte constitutionnel ou texte de loi ne définit ce qu’est la laïcité. La loi de séparation de 1905 comprend toutefois deux articles consacrés à l’expression publique des religions10, dont l’article 28, qui dispose qu’il est interdit « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». On en a déduit que les agents de l’État ne sauraient afficher leurs croyances religieuses dans l’exercice de leurs fonctions professionnelles, le motif invoqué étant qu’ils doivent manifester une neutralité à l’instar de l’État, qui est neutre par rapport aux croyances et convictions des citoyens. Le fait que fonctionnaires et agents publics, en tant que représentants de la puissance publique, soient soumis à une stricte obligation de neutralité religieuse, ne fait guère l’objet de discussions en France, mais participe de la culture laïque, qui s’est imposée au fil des décennies depuis le début du XXe siècle. Dans un article paru en 1994, Jean Baubérot évoquait cette « culture laïque »11, à l’occasion de la manifestation de centaines de milliers de personnes à Paris, le 16 janvier 1994, à l’appel du Comité National d’Action Laïque (CNAL) pour défendre l’école publique. Par culture laïque, il faut entendre ici une culture qui s’est forgée tout au long du XXe siècle et laisse peu de place et de visibilité à l’expression publique des religions, à l’inverse de la culture allemande.

Après un long conflit qui a opposé l’État et l’Église catholique12, le régime français de laïcité, lié à la séparation de l’État d’avec les religions, est ainsi devenu un principe structurant de la culture française (Barthélémy, Michelat 2007), même s’il a évolué depuis 1905 et revêtu de nouvelles expressions, connaissant des assouplissements comme par exemple avec la loi Debré (n° 59-1557) du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés. Au-delà des logiques historiques qui ont façonné dans la durée les rapports entre le politique et le religieux en France et en Allemagne, on constate depuis une vingtaine d’années des évolutions différenciées en termes de visibilité publique des signes religieux dans chacun des deux pays, évolutions que nous souhaitons analyser dans un premier temps à partir de la loi française du 15 mars 2004, d’une part, et de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 27 janvier 2015, d’autre part.

LA VISIBILITÉ DES SIGNES RELIGIEUX DANS L’ESPACE SCOLAIRE ÉMANANT D’INITIATIVES INDIVIDUELLES
La loi française du 15 mars 2004 : un infléchissement de la conception de la laïcité

Les débats sur la laïcité se sont de nouveau enflammés à partir de 1989 avec l’émergence de ce qui a été appelé « l’affaire du foulard » à Creil, puis ultérieurement « les affaires de foulard » (Gaspard/Khosrokhavar 1995).

A l’automne 1989, les autorités scolaires et politiques font face à une question inédite à la suite de l’exclusion d’un établissement scolaire de Creil de trois collégiennes qui ont refusé d’enlever leur foulard islamique au sein de l’école : le port de signes religieux concerne en effet des élèves, c’est-à-dire des personnes privées, et non des agents de la fonction publique. En proie à un certain désarroi, le premier ministre Lionel Jospin soumet au Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative, la question de la compatibilité du port de signes d’appartenance religieuse par des élèves avec le principe de laïcité. Dans son avis du 27 novembre 1989 (avis n° 346893) et sa jurisprudence ultérieure (avis n° 130394, 2/11/1992), le Conseil d’État tente en quelque sorte de concilier deux principes susceptibles d’entrer en contradiction : le principe de laïcité de l’enseignement public et la liberté de conscience et de religion des élèves. Il énonce ainsi que « le principe de laïcité de l’enseignement public, qui est un des éléments de la neutralité de l’ensemble des services publics, impose que l’enseignement soit dispensé dans le respect, d’une part, de cette neutralité par les programmes et par les enseignants et, d’autre part, de la liberté de conscience des élèves ». En rappelant que l’obligation de neutralité à l’école concerne les enseignants et non les usagers, et que […] « la liberté ainsi reconnue aux élèves comporte, pour eux, le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses », le Conseil d’État se situe dans la continuité des lois de 1882 et 1886 et de la lettre de Jules Ferry aux instituteurs de 1883. Il en conclut que « le port, par les élèves, de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité » et qu’il ne peut être interdit qu’en fonction des circonstances, actant le droit des élèves de manifester leurs croyances religieuses au sein des établissements scolaires, dès lors qu’il ne s’agit pas d’« un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande […], qui perturberait le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, troublerait l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public ».

Les avis du Conseil d’État n’ont guère pesé toutefois dans la loi ultérieure du 15 mars 2004, qui interdit de manière inconditionnelle aux élèves le port de signes religieux dans l’espace scolaire. C’est en effet la première fois qu’une loi prescrit – au nom du principe de laïcité – à des usagers du service public, en l’occurrence aux élèves des écoles, collèges et lycées publics une obligation de neutralité religieuse. On observe ainsi une extension du champ d’application de la laïcité aux personnes privées, qui supprime la frontière entre agents et usagers du service public (Hennette-Vauchez 2017). On peut y voir une nouvelle conception de la laïcité, « en rupture avec la loi de séparation de 1905, puisque le signe religieux est objectivement interprété, de l’extérieur, par la puissance publique, et en même temps avec la neutralité, puisque l’État censure l’expression d’une conviction indépendammentde ses effets sur autrui ou sur l’ordre public » (Valentin 2017 : 25-28). Vincent Valentin évoque également un « changement de paradigme, puisqu’il s’agit moins de protéger un droit qu’une manière de vivre, un modèle culturel ou civilisationnel ». On perçoit bien ici l’infléchissement de la conception de la laïcité : conçue initialement comme un régime juridique d’organisation définissant le rapport entre les pouvoirs publics et les religions, elle devient dès lors un principe de neutralité exclusive de l’espace public au sens d’une neutralisation et d’une invisibilisation du religieux, faisant émerger une culture laïque comprise comme « construction d’un espace homogène dans sa pureté aseptique par rapport au religieux » (Hennette-Vauchez 2017 : 20), qui concerne tout particulièrement les personnes privées.

Le cas de l’Allemagne : la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 27 janvier 2015

A l’inverse de la France, le port du foulard à l’école est autorisé sans condition pour les élèves en Allemagne. La question n’a posé problème qu’à la fin des années 1990 pour les enseignantes de confession musulmane. Elle est devenue un objet de politique publique avec l’émergence dans le Bade-Wurtemberg de ce qui a été appelé « l’affaire Fereshta Ludin », du nom d’une enseignante stagiaire de nationalité allemande et de confession musulmane, qui n’a pu être intégrée à la fonction publique en 1998.

Durant son année de stage pratique dans une école primaire du Bade-Wurtemberg, Fereshta Ludin refuse d’ôter son foulard en classe. Le 10 juillet 1998, les autorités scolaires de Stuttgart décident de ne pas l’intégrer à la fonction publique « au motif que le foulard est l’expression d’une distanciation culturelle et un symbole non seulement religieux, mais aussi politique […] », qui n’est « pas compatible avec l’impératif de neutralité de l’État » (2 BvR 1436/02, 24. 09. 2003). Ces propos renvoient à une conception culturaliste de la nation (Bizeul 2009) – qui a perduré outre-Rhin jusqu’au tournant du XXIe siècle –, comprise avant tout comme une communauté linguistique et culturelle13, selon laquelle l’appartenance nationale est déterminée entre autres par des critères culturels (Kastoryano 1996). Le port du foulard islamique à l’école par une enseignante révèle et cristallise les tensions liées à la pluralité religieuse dans le champ scolaire, longtemps marqué par la tradition chrétienne. Il met à mal la représentation traditionnelle de la société allemande construite sur le principe d’homogénéité culturelle, structurée par la référence au christianisme comme norme culturelle essentielle (Tietze 2000).

Après avoir épuisé les différentes instances de la juridiction administrative14, qui font valoir que le port du foulard porte atteinte à la neutralité de l’État qu’un agent de la fonction publique est censé incarner, Fereshta Ludin saisit la Cour constitutionnelle fédérale qui rend sa décision le 24 septembre 2003. Les juges de Karlsruhe soulignent en premier lieu que le port du foulard relève de la liberté religieuse et qu’il présente une pluralité de significations. Ils laissent le soin aux parlementaires de légiférer ou non sur cette question, une interdiction n’étant possible qu’à partir d’un fondement législatif. Entre 2004 et 2006, huit Länder promulguent des lois interdisant le port de signes religieux à l’école. Six d’entre eux (Bavière, Bade-Wurtemberg, Sarre, Rhénanie du Nord-Westphalie, Hesse et Basse-Saxe) prévoient toutefois des dérogations pour les « signes chrétiens occidentaux », une occasion de réaffirmer leur lien privilégié à la culture chrétienne, inscrit dans la Constitution de plusieurs Länder (Toscer-Angot 2013), ce qui porte atteinte au principe de neutralité confessionnelle de l’État et revient à restreindre le principe de liberté religieuse pour les signes islamiques qui se voient ainsi disqualifiés.

En prohibant le port de signes religieux islamiques par des enseignantes, ces lois sont perçues comme des lois d’interdiction tournées contre l’islam (Amir-Moazami 2007) et donnent lieu à des contentieux administratifs. C’est ainsi que les plaintes de deux requérantes de confession musulmane de Rhénanie du Nord-Westphalie aboutissent à une nouvelle décision de la Cour constitutionnelle fédérale le 27 janvier 2015, qui énonce qu’une interdiction globale du foulard – en l’absence de danger concret pour le fonctionnement des cours ou la neutralité de l’État – est en contradiction avec la Loi fondamentale. Elle autorise les enseignantes de confession musulmane à porter un foulard à l’école dans l’exercice de leur fonction. Les juges de Karlsruhe manifestent ainsi leur volonté de garantir l’égalité de traitement entre religions, de faire droit au pluralisme religieux et de rendre effective la liberté religieuse individuelle des enseignantes de confession musulmane. On peut voir dans cette décision une perte de monopole des références chrétiennes et l’affirmation d’un paradigme pluraliste, y compris pour les agents de la fonction publique.

L’obligation de neutralité imposée à l’État a longtemps concerné les agents publics. En ce sens, la décision du 27 janvier 2015 – selon laquelle le port d’un foulard islamique par une enseignante dans l’exercice de ses fonctions n’est pas en contradiction avec le principe de neutralité qu’un agent de la fonction publique est censé incarner – marque une rupture, puisque l’obligation de neutralité n’est plus imposée aux agents publics dans le cadre scolaire. Les signes portés par ces derniers sont désormais interprétés comme l’expression d’un choix individuel qui ne saurait porter atteinte à la neutralité de l’État, à l’inverse des signes apposés par l’État dans les bâtiments publics, manifestant l’identification de l’autorité publique à un culte particulier. L’approche libérale-pluraliste des rapports entre État et religions défendue par Jocelyn Maclure et Charles Taylor (Maclure/Taylor 2010 : 56) se révèle pertinente pour éclairer l’évolution de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, visant à protéger au maximum l’exercice de la liberté religieuse individuelle, placée au sommet des libertés fondamentales depuis 1949, en signe de rupture avec l’héritage national-socialiste. La plupart des Länder qui avaient promulgué des lois de prohibition des signes religieux à l’école entre 2004 et 2006 ont assoupli leur législation pour se mettre en conformité avec la décision des juges de Karlsruhe de 2015. Le Land de Berlin, qui avait voté en janvier 2005 une loi de neutralité interdisant à tous les agents de la fonction publique le port de signes religieux ou convictionnels (à l’exception de petits bijoux très discrets) dans l’exercice de leur fonction, est le seul à avoir maintenu cette législation restrictive jusqu’à ce jour. Aucun gouvernement berlinois depuis 2015 n’a en effet réussi à obtenir de majorité en faveur d’une abrogation de cette loi de neutralité en raison des fortes divergences de vues qui divisent les partis politiques berlinois15. La gauche radicale (Die Linke), les Verts et une partie du SPD aimeraient l’abroger, tandis que la CDU et une partie du SPD plaident en faveur de son maintien. C’est également le cas d’une majorité des membres du système éducatif berlinois, qui estiment qu’il est très difficile pour des écolières de confession musulmane ne portant pas de foulard d’échapper aux pressions de leur milieu d’origine ou de leur communauté religieuse d’appartenance, si les enseignantes elles-mêmes portent un foulard, et qui mettent en garde contre le risque de cautionner ce symbole religieux et d’en faire un critère décisif de bonne pratique musulmane (Toscer-Angot 2020).

LA NEUTRALITÉ DES PERSONNES PUBLIQUES ET DES ÉDIFICES OU EMPLACEMENTS PUBLICS
La neutralité des édifices publics et des personnes publiques en Allemagne

Si le port de signes religieux par des usagers ou des agents de la fonction publique fait l’objet d’un traitement différencié dans les deux pays, se pose aussi la question de la neutralité des personnes publiques et des édifices publics. Dès les années 1980-1990, à l’issue d’une controverse sur les croix et crucifix accrochés dans les salles de classe des écoles bavaroises, la Cour constitutionnelle fédérale énonçait dans sa décision du 16 mai 1995 (1 BvR 1087/91) que la croix était « le symbole d’une conviction religieuse particulière et pas seulement l’expression de la culture occidentale marquée par le christianisme », y voyant un « signe distinctif d’une religion spécifique qu’il n’est pas possible d’imposer à tous ». Les juges de Karlsruhe en déduisaient que l’obligation d’accrocher des croix ou des crucifix dans les écoles publiques bavaroises représentait une atteinte au principe fondamental de liberté de conscience et de religion, dans la mesure où elle manifestait un lien d’identification directe de l’État avec le christianisme. La décision de la Cour constitutionnelle fédérale suscita de vives protestations de la part des Églises ainsi que de nombreux responsables politiques chrétiens démocrates16, révélant une ligne de partage entre les tenants de la neutralité confessionnelle de l’État et les défenseurs d’une homogénéité supposée de l’identité culturelle bavaroise sur le fondement de critères chrétiens. Les autorités bavaroises votèrent en décembre 1995 une loi maintenant la présence de croix dans les écoles publiques, ces dernières pouvant toutefois être retirées des salles de classe sur demande individuelle.

Quelque trente ans plus tard, on peut s’étonner du décret sur les croix (Kreuzerlass) promulgué le 24 avril 2018 à l’initiative du chef du gouvernement bavarois, Markus Söder (CSU), imposant la présence de croix dans le hall d’entrée des bâtiments publics dont l’État bavarois est propriétaire17. Sans doute faut-il y voir la volonté du chef du gouvernement bavarois de lutter contre le recul de la tradition chrétienne, de re-confessionnaliser ou plus exactement de rechristianiser l’espace public, l’accent mis sur la dimension historique et culturelle de la croix18 permettant de nier la pluralité culturelle et religieuse grandissante en Bavière. Ce christianisme culturel, sans lien avec la foi de la population19, se comprend comme la préservation d’un héritage. La croix semble devenir avant tout un marqueur identitaire (Roy 2008 : 51), un simple signe de reconnaissance de l’identité culturelle bavaroise. Si le souci de préserver un héritage culturel est légitime, une telle décision apparaît problématique, dans la mesure où il s’agit d’une mesure d’une durée indéterminée qui pose la question de la légitimité de la ré-introduction de références chrétiennes dans l’espace public étatique et laisse planer le doute sur la neutralité confessionnelle de l’État bavarois. Bien que cette décision ait fait l’objet de nombreuses protestations et contestations, la plainte déposée contre ce décret a été rejetée par les différentes instances de la juridiction administrative. La cour d’appel de Munich (VGH München, 01.06.2022, 5 B 22.674) a estimé que les croix à l’entrée des bâtiments publics étaient « essentiellement des symboles passifs sans effet missionnaire ou d’endoctrinement » et qu’elles ne portaient atteinte « ni au droit à la liberté de croyance et de confession ni à l’égalité de traitement », ce que la Cour administrative fédérale a confirmé (BVerwG 19.12.2023, 10 C 3.22), peu sensible à la préférence religieuse vis-à-vis du christianisme qui s’exprime à travers ce décret.

La neutralité des édifices et emplacements publics en France

Qu’en est-il de la neutralité des édifices et emplacements publics en France ? Depuis une quinzaine d’années, la Ligue des droits de l’homme ainsi que des fédérations de libres penseurs saisissent les tribunaux administratifs « pour que toute référence chrétienne disparaisse en faveur d’une neutralité religieuse » (Roy 2008 : 160). Les jugements se sont ainsi multipliés sur les questions relatives aux emblèmes religieux dans les emplacements publics (installation de crèches par des maires sur une place publique, dans le hall de l’hôtel de ville, etc.), suscitant polémiques et décisions contradictoires. Les questions centrales auxquelles est confronté le juge administratif consistent à définir ce que représente exactement une crèche de Noёl dans l’espace public où elle est exposée, à savoir s’il s’agit d’un emblème religieux ou culturel et à déterminer dans quelles conditions l’installation d’une crèche dans un bâtiment public est légale.

Dans son jugement du 14 novembre 2014 (n°1211647), le tribunal administratif de Nantes a donné raison – en vertu de l’article 28 de la loi de séparation de 1905 et au nom du principe de neutralité des services publics – à la Fédération de la libre pensée de Vendée20, qui contestait l’installation d’une crèche de Noёl dans le hall de l’hôtel du Département de la Vendée21, à La Roche-sur-Yon, mais la Cour administrative d’appel de Nantes a annulé ce jugement, au motif que la crèche « s’inscrit dans le cadre d’une tradition relative à la préparation de la fête familiale de Noёl et ne revêt pas la nature d’un ’signe ou emblème religieux’ […] ».

C’est aussi l’installation d’une crèche dans la cour de l’hôtel de ville de Melun à l’occasion des fêtes de Noёl, qui a été contestée devant le juge administratif par la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne. A l’inverse des décisions du tribunal de Nantes22, le tribunal administratif de Melun, par son jugement du 22 décembre 2014 (n° 1300483), a rejeté la demande des libres penseurs et autorisé la mairie de la ville à conserver sa crèche, estimant qu’il s’agissait d’une tradition culturelle et non d’un emblème religieux. Le juge administratif statuant en appel a toutefois contredit le jugement du tribunal administratif de Melun, déclarant que « contrairement à ce qu’ont estimé les premiers juges, une crèche de Noёl, dont l’objet est de représenter la naissance de Jésus, installée au moment où les chrétiens célèbrent cette naissance, doit être regardée comme ayant le caractère d’un emblème religieux [⋯] et non comme une simple décoration traditionnelle ».

On pourrait multiplier les exemples qui révèlent que c’est tantôt le caractère culturel, tantôt le caractère religieux ou cultuel de la crèche qui est invoqué et mis en avant par les juges. Au vu des jugements contradictoires rendus par les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, le Conseil d’État a finalement été saisi pour mettre fin aux incertitudes sur la question de savoir si la crèche de Noёl relevait ou non du champ d’application de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et si l’installation de crèches dans des emplacements publics était légale ou non (Prélot 2016 ; Pauliat 2017). Selon les décisions rendues par le Conseil d’État le 9 novembre 2016, « l’installation d’une crèche de Noёl, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, n’est légalement possible que si elle est un élément de décoration profane ou si elle présente un caractère culturel, artistique ou festif », mais est interdite « si elle exprime la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse ». Le Conseil d’État a rappelé les dispositions de la loi de 1905, qui admet des exceptions dans les emplacements publics autres que les bâtiments publics, comme les édifices cultuels, les terrains de sépulture dans les cimetières, les monuments funéraires et les musées ou lors d’expositions (les personnes publiques peuvent apposer des signes religieux « dans un emplacement public à titre d’exposition »). Il a statué que l’installation d’une crèche par une personne publique ne contrevenait pas au principe de neutralité, si elle ne présentait pas de signification religieuse particulière en raison du caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année. Eu égard à la pluralité des significations que peut revêtir une crèche de Noёl, le Conseil d’État a ainsi précisé les conditions de légalité de l’installation temporaire de crèches par des personnes publiques et estimé qu’il convenait de tenir compte du contexte dans lequel avait lieu l’installation, des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux et du lieu de cette installation.

Les critères retenus par le Conseil d’État n’ont pas mis fin toutefois aux contentieux en la matière. À diverses reprises et de nouveau dans son arrêt du 11 mars 2022, le Conseil d’État a réaffirmé la validité de l’article 28 de la loi de séparation de 1905, tout en légitimant la présence de signes chrétiens comme signes culturels – présents sous forme de traces culturelles dans les crèches de Noёl par exemple – dans une société marquée par une culture laïque, alors même que les signes religieux chrétiens émanant de personnes publiques se voient mis hors jeu en tant que signes religieux ou cultuels.

CONCLUSION

Au terme de cette analyse, on est frappé par les évolutions inversées en France et en Allemagne depuis le tournant du XXIe siècle quant à la façon d’appréhender et de réguler la pluralité culturelle et religieuse. Si le principe d’un traitement égalitaire des groupes religieux s’est imposé dans chacun des deux pays, on ne saurait toutefois sous-estimer l’influence des cultures politiques nationales sur la manière dont la gestion des signes religieux est prise en considération par les autorités publiques.

Hormis le cas singulier de Berlin, peu représentatif de l’ensemble de l’Allemagne, qui exige depuis la loi de janvier 2005 la neutralité non seulement du personnel éducatif, mais aussi de tous les agents de la fonction publique, on observe outre-Rhin une évolution favorable à la prise en compte de l’expression publique de la diversité des religions, induisant globalement une perte de monopole de la culture chrétienne ou des références chrétiennes. On constate qu’à rebours de la France qui a durci sa législation en matière de signes religieux depuis le début du XXIe siècle, le périmètre de la liberté religieuse individuelle et collective ne cesse de s’accroître outre-Rhin au fil des ans, laissant toujours plus de place aux religiosités individuelles sur la base des différences dans l’espace public institutionnel. L’approche allemande, telle qu’illustrée par la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 27 janvier 2015, traduit une conception libérale de la neutralité et de la pluralité religieuse, qui s’exprime à travers un paradigme pluraliste et une neutralité inclusive, les autorités politiques ou judiciaires outre-Rhin refusant de se prononcer sur la signification de tel ou tel signe religieux. On perçoit ainsi à quel point l’évolution allemande est aux antipodes de celle de la France, où on observe un infléchissement de la conception de la laïcité depuis 2004, qui a conduit à une extension du champ d’application du principe de laïcité, imposant une obligation de neutralité non seulement aux personnes publiques, mais également aux personnes privées, ainsi qu’à une laïcisation de l’espace et de la société : « ll y a donc de nouvelles frontières de la laïcité qui se dessinent à mesure que l’obligation de neutralité religieuse se requiert aujourd’hui dans un toujours plus grand nombre d’espaces. » (Hennette-Vauchez 2017 : 20). Chaque pays a renforcé les traits saillants de sa propre culture : ouverture à l’expression religieuse en Allemagne et invisibilisation de la religion dans l’espace public étatique en France. Sans doute convient-il de rappeler que le catholicisme a façonné la société française à travers les valeurs, les normes, les moeurs dont il était porteur, mais aussi à travers les oppositions et la culture laïque qu’il a fait émerger au sein de la société depuis la Révolution française (Hervieu-Léger 2017). S’est ainsi imposée l’idée que l’État français se devait de protéger les citoyens des menaces potentielles que font peser sur eux les religions ou groupes religieux, autrefois le catholicisme, aujourd’hui l’islam.