L’enseignement des faits religieux dans le cadre laïque en France : ambitions et limites de l’approche culturelle
Categoria dell'articolo: Research Article
Pubblicato online: 22 ott 2024
Pagine: 87 - 96
DOI: https://doi.org/10.2478/sck-2024-0001
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© 2024 Isabelle Saint-Martin, published by Sciendo
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À l’époque, déjà lointaine, du confinementde mars 2020, les jeux visuels, dans un quotidien marqué par les consignes sanitaires, ont fleuri autour des chefs d’œuvre de la culture occidentale. Le doigt de Dieu, peint par Michel Ange sur la voûte de la chapelle Sixtine, tendait à Adam un flacon de gel hydroalcoolique, tandis que dans la Cène de Léonard de Vinci, Jésus apparaissait seul à table devant son ordinateur, les apôtres étant réduits à des têtes disposées dans les cases d’une visioconférence.
Il ne s’agit là que d’une énième variation dans les reprises publicitaires ou humoristiques des œuvres faisant partie de l’imaginaire collectif du tourisme mondial. Pour rire, il faut toutefois participer de cette culture commune qui s’approprie les références de l’art savant jusque dans ses sphères les plus valorisées par l’ancienne hiérarchie académique des genres, soit la grande peinture à sujet religieux. Il faut pouvoir approximativement en situer le cadre originel pour apprécier l’effet de désacralisation. Il faut donc partager des codes culturels sans lesquels même l’humour et la dérision peuvent conduire à une forme d’exclusion. L’école est un des lieux d’appropriation de ces référents communs et, depuis 2008, l’introduction de l’histoire des arts a contribué à valoriser la découverte du patrimoine culturel. Mais peut-on aller plus loin ? Commenter non seulement la maîtrise de la perspective ou la souplesse des drapés, mais aussi les enjeux symboliques de la représentation d’un Dieu Père à l’allure jupitérienne, ou la subtile alliance que compose le peintre entre la Cène comme épisode narratif et l’institution de l’eucharistie ? Peut-on s’intéresser également aux traditions religieuses qui excluent non pas tant toute image que toute figuration anthropomorphe du divin ? Ces exemples peuvent paraître marginaux, mais ils croisent des interrogations qui surgissent à propos de la mise en place d’un enseignement sur les « faits religieux » dans le cadre de la laïcité scolaire française depuis les années 1980. Les débats ont fait jouer de diverses manières les acceptions possibles des liens entre religion et culture en suscitant inévitablement des critiques ou des polémiques. La notion de « culture », dans ses différentes perspectives, s’est ainsi trouvée au cœur d’affrontements entre la crainte d’une lecture réductrice du phénomène religieux ou, au contraire, celle d’une valorisation de la croyance. Rappeler brièvement ces étapes et leurs enjeux permet d’évoquer également la manière dont les formes dites artistiques et culturelles des traditions religieuses peuvent être intégrées à une réflexion sur ces défis pédagogiques1(Saint-Martin 2019).
Sans que le principe de laïcité des programmes posé par la loi du 28 mars 1882 ait jamais été remis en cause, la question d’un savoir scolaire sur les religions resurgit dans les années quatre-vingt (Estivalèzes 2005 ; Gaudin 2014). La dimension religieuse est alors mise en avant dans plusieurs conflits internationaux, tandis que la France prend conscience d’une diversité confessionnelle et culturelle accrue. Le débat est explicitement ouvert en 1982 avec la proposition de la Ligue de l’enseignement, historiquement très attachée au combat laïque, d’introduire un cours d’histoire comparée des religions. Il s’agissait de répondre aux attaques contre le projet porté par François Mitterrand d’un service public unifié et laïque de l’éducation nationale supprimant les écoles privées sous contrat d’association avec l’État, majoritairement catholiques. Le projet fut retiré mais l’histoire des religions revient en 1989 dans un texte fondateur pour ce sujet, le rapport de l’historien Philippe Joutard sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie :
C’est un pan entier de notre mémoire collective qui est menacé. L’ignorance du religieux risque d’empêcher les esprits contemporains, spécialement ceux qui n’appartiennent à aucune communauté religieuse, d’accéder aux œuvres majeures de notre patrimoine artistique, littéraire et philosophique […] Cette ignorance ne permet pas non plus d’appréhender nombre de réalités contemporaines dont on mesure de plus en plus l’importance (le Moyen-Orient mais aussi les États-Unis). Enfin une diversité religieuse plus grande en France avec le développement d’une importante communauté musulmane rend plus urgente encore une large information (Joutard 1989 ; Borne 2005 : 44-45).
La quinzième de ses seize recommandations suggère de combler « une grave lacune culturelle » (Joutard 1989 : 9), car il est bien précisé que « seul le plan culturel nous retient ici » (Joutard 1989 : 90-91), hors de toute perspective catéchétique ou confessionnelle. Le rapport prend acte de l’effacement du religieux traditionnel depuis un quart de siècle ; le terme « histoire des religions » est, dit-il, retenu par commodité, il ne s’agit toutefois pas d’une présentation des grandes traditions qui serait une approche trop érudite, mais de « combler l’ignorance en matière d’histoire des concepts, du vocabulaire, du contenu des croyances et des pratiques ». Aussi n’est-il pas envisagé un enseignement autonome, mais « inséré dans celui de l’histoire-géographie et de l’éducation civique », afin de « montrer l’importance du fait religieux dans l’histoire, sa permanence dans le monde contemporain, l’atlas des grandes religions » (Joutard 1989 : 90-91).
Si le point de départ de l’argumentation repose sur la culture au sens « cultivé », portant sur les arts et lettres, trois aspects majeurs se dégagent de ce rapport et vont être repris au fil des décennies dans les justifications de cet enseignement : son importance tout d’abord pour la compréhension du patrimoine artistique, mais aussi pour celle du monde contemporain notamment dans sa dimension géopolitique, sa nécessité enfin pour tenir compte de la pluralité religieuse. Jointe aux effets de la sécularisation, cette pluralité imposerait d’enseigner à l’école des savoirs qui ne sont plus naturellement partagés. Toutefois, peu avant, d’autres rapports interrogeaient également la problématique de la massification scolaire et de l’immigration. En 1983, le Rapport sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie de l’historien René Girault relève que « puisque les élèves issus des familles de travailleurs immigrés sont en nombre croissant [&], on ne peut esquiver le redoutable problème de l’enseignement des civilisations des pays d’où proviennent ces travailleurs », surtout si l’on tient compte du rôle de l’histoire « dans la formation civique des élèves » (Girault 1983 : 99). Cette thématique reparaît dans le Rapport de Jacques Berque, titulaire de la chaire d’histoire sociale de l’Islam contemporain au Collège de France, sur « L’immigration à l’École de la République » (1985), puis lorsque Pierre Bourdieu, au nom du Collège de France, remet, en 1985, au président François Mitterrand ses « Propositions pour l’enseignement de l’avenir » (Falaize 2006, Gaudin 2014). Selon lui « les raisons proprement scientifiques, notamment les progrès assurés par la méthode comparative, se conjuguent avec les raisons sociales […] pour, […] sans alourdir à l’excès les programmes, […] rompre avec la vision ethnocentrique de l’histoire de l’humanité qui fait de l’Europe l’origine de toutes les découvertes et de tous les progrès ». Il s’agit de faire une place à « l’ensemble des civilisations historiques et des grandes religions, considérées à la fois dans leur cohérence interne et dans les conditions sociales de leur émergence » (Bourdieu 1985 : 1ere proposition).
Les grandes religions sont ici perçues comme partie prenante de l’ensemble d’une civilisation et la perspective apparaît large chez Bourdieu, tandis que dans le Rapport Girault, il ne s’agirait pas tant de combler une lacune culturelle que de participer à un dispositif d’intégration par la reconnaissance d’une civilisation jusque dans sa dimension religieuse. Cette argumentation a pu faire craindre que tout discours sur le religieux à l’école ne soit qu’un élément d’assignation destiné à renforcer des filiations et appartenances confessionnelles postulées, notamment pour les élèves issus de l’immigration, sous couvert d’une forme d’hommage à leur culture d’origine érigée en point du programme.
Qu’une telle lecture ait pu (ou puisse encore) exister ne peut être négligé. L’argument n’apparaît plus ainsi dans les rapports suivants et semble doublement de courte vue. D’abord parce qu’il n’est pas dit que ces élèves trouvent à régler les questions d’intégration en entendant parler de l’Andalousie (Falaize 2006). Mais surtout parce que l’enjeu ne se réduit pas à acheter la paix scolaire, il ne s’agit pas tant de comprendre la diversité des élèves dans les classes que de comprendre la diversité du monde et de former tous les futurs citoyens à en avoir des clés de compréhension. C’est au titre des connaissances générales que des notions sur les traditions religieuses ont droit de cité dans les contenus scolaires. Ainsi quelles que soient les différentes critiques, parfois antagonistes, du traitement de l’islam dans les manuels scolaires (voir entre autres Costa-Lascoux et alii 2011), il faut noter que l’Islam comme civilisation et comme religion est présenté dans les premières années de collège depuis le XIXe siècle (Deneuche 2012), ce qu’ignorent certains élus politiques qui se sont indignés en 2016 d’une promotion récente du monde musulman. Le justifier par la seule question des croyances ou convictions supposées des élèves reviendrait à confondre ce qui relève des revendications identitaires et des problèmes de vie scolaire, tels les affrontements sur le voile dès 1989 (Ferhat 2019), et ce qui relève des programmes. Cela donnerait aussi raison à ceux qui estiment, a contrario, que, dans une France qui fait partie des États les plus sécularisés au monde, ce sujet n’a plus de pertinence.
Le rapport Joutard avait donné lieu à des infléchissements dans les programmes mis en place en 1996, mais le sujet resurgit après les attentats du 11 septembre 2001. Le philosophe Régis Debray, qui venait d’achever un ouvrage de médiologie intitulé
Il s’agit d’un fait de culture au sens où le comprennent les ethnologues depuis la fin du XIXe siècle et que E.B. Tylor formulait ainsi en 1871 : « Culture ou civilisation, pris dans son sens ethnologique le plus étendu, est ce tout complexe qui comprend la connaissance, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et les autres capacités ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société » (Cuche 2016 : 18). Si l’on définit la culture « comme un système de signes (langages, comportements, institutions) destinés à interpréter la réalité et à structurer les interactions au sein d’un groupe humain », le champ religieux s’y distingue en ce que « son système de signes suppose l’existence d’un ordre de réalité différent de la réalité empirique et objective du monde » (Husser 2020 :10), mais il en fait pleinement partie.
À la différence de plusieurs pays européens qui conservent un cours dédié aux sujets religieux, qu’il soit strictement confessionnel ou relève d’une visée interreligieuse plus sécularisée (Willaime 2014), ce traitement par les disciplines repose ainsi sur une approche scientifique qui ne peut être celle d’un professionnel du religieux au sens wébérien (clerc) et ne requiert pas non plus un enseignant formé à l’histoire des religions qu’elle qu’en soit l’approche. Vu de l’extérieur, le choix français peut donc paraître peu lisible, tant les sujets sont éclatés entre différents aspects des programmes qui ne relèvent ni de la phénoménologie des religions ni d’une perspective comparatiste. La légitimité du professeur est validée par sa compétence disciplinaire qui lui permet d’aborder certaines dimensions religieuses au sein des cours d’histoire et de géographie, de lettres et langues, de philosophie ou d’histoire des sciences le cas échéant. À cet égard, le terme de « culture religieuse » parfois employé peut conduire à des hésitations et une ambiguïté sur l’existence d’une culture « spécifiquement » religieuse qui pourrait se comprendre comme une forme de transmission interne à une tradition. Or, et Régis Debray le précise également, il ne s’agit pas d’un « enseignement de culture religieuse, si on entend par là une sensibilisation à la croyance qui conférerait à celle-ci le même statut qu’au savoir », car « la connaissance des religions, comme celle de l’athéisme, font partie de la culture » (Debray 2003 : 16). Saisir le religieux au sein d’un système, sans le limiter aux contours fixés par les traditions instituées, vise à l’étudier tel qu’il se manifeste par des faits et des traces observables dans le cadre des différentes disciplines scolaires et pas seulement en histoire. Si l’évolution dans les programmes reste modeste, en 2015, le « socle commun » qui détermine les éléments de base à acquérir au cours de la scolarité socle dont I’intitulé développé s’est vu adjoindre le mot « culture » : « Socle commun de connaissances, de compétences et de culture » note que l’élève s’initie à la diversité des « représentations par lesquelles les femmes et les hommes tentent de comprendre la condition humaine et le monde dans lequel ils vivent ». Ce qui le conduit entre autres à étudier « les éléments clés de l’histoire des idées, des faits religieux et des convictions » (Socle, BO n°17 2015 :7-8).
Aborder ces sujets au sein du parcours scolaire s’inscrit dans une démarche laïque qui met en œuvre l’esprit critique en l’étendant à tous les champs du savoir. La Charte de la laïcité à l’école, instaurée en 2013, précise « qu’aucun sujet n’est a priori exclu du questionnement scientifique et pédagogique » et qu’inversement « aucun élève ne peut invoquer une conviction religieuse ou politique » pour contester un enseignement (Eduscol Charte art. 12). Quels que soient les arguments, il est normal que le débat démocratique ait soulevé des points de vigilance portant notamment sur la terminologie « fait religieux », sur les objectifs assignés à cet enseignement et sur son étendue ou ses limites.
L’expression « fait religieux », courante déjà chez les sociologues2 dans la lignée du « fait social » de Durkheim et Mauss, s’impose dans le débat public. Régis Debray s’est expliqué (Debray 2002b, 2003) sur le choix de ce vocabulaire. Sans en reprendre ici l’analyse, notons que le terme a paru alors plus adapté à l’approche transversale retenue que celui d’« histoire des religions » qui supposerait un cours développé sur les grandes traditions, mais il a suscité plusieurs critiques (Foray, 2008 ; Coutel 2020). Il éveille la méfiance de certains philosophes qui redoutaient déjà une forme de « cheval de Troie » (Kintzler 2014) visant à réintroduire une perspective confessionnelle sous couvert d’une contribution à la culture. Ce soupçon, qui semble mettre en cause la possibilité d’une parole laïque sur ces sujets, souligne l’ambiguïté de certaines formulations. Ainsi les mots de Philippe Joutard, cités plus haut (« notre mémoire collective ») ont pu être interprétés non pas seulement comme un héritage de connaissances partagées, mais comme un lapsus laissant apparaître une référence à une appartenance religieuse commune, voire un privilège accordé à un état de croyance universelle (Urbanski 2016 : 73). De même, le terme « enseignement du fait religieux », en dépit de son objectivité apparente, a fait craindre une vision du monde où serait posée en absolu une conception de l’
Ce débat ne précise guère la nature de l’ignorance à combattre et la nécessité de pallier cette lacune, alors qu’il ne s’agit que d’un aspect d’une culture humaniste qui s’effrite de toute part, et qu’en outre, il est douteux que les élèves des générations plus anciennes aient eu beaucoup plus de notions sur d’autres religions que sur la tradition majoritaire. Or, dès le rapport Joutard, et plus encore après les attentats du 11 septembre 2001, à la dimension culturelle d’un savoir sur les faits religieux s’est joint un objectif civique visant à mieux prendre en compte la pluralité religieuse et convictionnelle en France. Les cours d’éducation civique, juridique et sociale, dont les formes ont varié jusqu’à l’appellation d’enseignement moral et civique, ont développé cet aspect. Dans le langage courant, on parle de favoriser le « vivre ensemble » et la tolérance. Ces termes appelleraient une analyse plus fine et on peut leur préférer l’expression de « respect mutuel ». Quel lien avec la culture ? S’agit-il d’injonctions en partie contradictoires ou à tout le moins concurrentes ? Ces deux aspects rejoignent d’une certaine manière la distinction entre les partisans d’une école vouée d’abord à l’instruction et au savoir ou bien visant plus largement l’éducation et la formation du comportement, pour reprendre les termes du débat historique entre Condorcet et Rabaut Saint Etienne à la fin du XVIIIe siècle (Lelièvre 2014). Le parallèle a certes ses limites, d’autant que Condorcet lui-même prônait « une éducation dans les limites de l’instruction ». La complémentarité peut ici être revendiquée, car le choix de s’en tenir à une approche culturelle n’est pas exempt d’une conception de l’éducation et d’un projet citoyen qui passent précisément par cette acquisition de connaissances afin de construire une culture commune. Cette ambition est plus complexe que le postulat d’un lien univoque, et dont l’efficacité n’a certes rien d’immédiat, entre connaissance et tolérance. Lors d’un débat fondateur sur ces questions, en 1989, Danièle Hervieu-Léger interrogeait déjà cette équation trop rapide entre savoir et comportement, d’autant que certaines postures d’intolérance peuvent parfaitement s’appuyer sur un niveau d’informations élevé. Mais l’ignorance nourrit aussi les préjugés et les peurs devant l’inconnu (Hervieu-Léger 1989 : 15). En la matière, une découverte de la pluralité des croyances et des convictions dans l’histoire comme dans le monde contemporain contribue déjà en soi à une forme de reconnaissance de l’altérité, ne serait-ce que parce qu’elle fait prendre conscience de ce que la manière dont chacun se représente la place de l’homme dans l’univers n’est pas unique. Prolonger cette forme de décentrement peut conduire à s’examiner « soi-même comme un autre » (Ricœur 1990). En ce sens, l’articulation entre savoir et compétence est au cœur de la démarche, et les deux aspects n’ont pas à être dissociés pour que ce projet d’instruction soit aussi un projet d’éducation.
Si la place des faits religieux est inscrite dans différents aspects des programmes, jusqu’où peut-elle conduire ? Les questions de relativisme ou de réductionnisme émergent alors selon les points de vue et recouvrent chacune plusieurs dimensions. Reconnaître la pluralité des systèmes de pensée et de croyances, est-ce un élément de culture générale ou une mise en cause de la vérité? Si certains déplorent que la « superstition religieuse » ne soit pas explicitement reléguée au passé, d’autres s’inquiètent d’une égalité entre les différentes options qui serait source de confusion. Or, une approche laïque des faits religieux ne vise ni à valoriser une posture croyante ni à en saper tout fondement, même si elle peut conduire, le cas échéant, à croire autrement, à poser ses propres convictions dans un contexte plus large. Cependant, il ne s’agit pas davantage de relativisme du savoir au sens où des opinions, des croyances, des choix personnels seraient opposables aux programmes fixés par le cadre scolaire. Importé en France au cours des années 2000, le débat sur le créationnisme en offre un exemple (Fortin 2009 ; Portier, Veuille, Willaime 2011). La présentation scientifique de l’histoire de l’évolution dans les cours de sciences de la vie et de la terre ne peut être mis sur le même plan que les récits de création, quelle que soit leur origine. Ceci n’invalide en rien l’intérêt de leur lecture et de leur portée dans les arts et la littérature jusque dans les productions actuelles. Cette analyse n’engage pas directement la « croyance » des élèves, car la question d’y croire ou non est ici hors de propos. La distinction entre « croire et savoir », inscrite dans les objectifs du cursus des premières années de collège, invite à saisir la différence entre un récit, une structure narrative qui peut avoir une dimension heuristique et mettre en forme un mode de représentation du monde, et un exposé scientifique soumis au principe de vérification et validation par les pairs. Le cours de français de sixième5 comporte, de manière plus ou moins riche selon les programmes des dernières décennies, une étude de la notion de mythe qui permet d’en découvrir la complexité. Or, comme le note Paul Ricœur, il ne faut pas dire de ces récits lointains « cette histoire n’est qu’un mythe ; mais cette histoire a la grandeur du mythe, c’est à dire a plus de sens qu’une simple histoire » (Ricœur, 1960 : 222). Ce n’est pas pour leur véracité factuelle mais pour leur rôle de matrice symbolique et leur dimension poétique que les manuels présentent des pages de la Genèse en parallèle à des extraits de l’épopée de Gilgamesh, de textes d’Hésiode, des sourates du Coran ou encore de mythes amérindiens.
Jusqu’où aller dans l’explication de texte ? Des livres dits sacrés, révélés ou fondateurs pour telle ou telle tradition peuvent-ils prendre place dans un cours de français parmi les groupements thématiques au programme ? À ce titre, les faits religieux sont-ils des faits sociaux ou des faits de civilisation comme les autres ? (Urbanski 2016 : 149). La perspective scolaire s’en tient à une lecture littéraire de la Bible à travers quelques extraits. S’agit-il d’une lecture aseptisée ? Il y a longtemps que la pratique a été théorisée, y compris dans les analyses sémiotiques, et indépendamment de toute question d’adhésion. Cette lecture désacralise au sens où elle ne s’interdit aucun questionnement (l’exégèse contemporaine pratiquée par les théologiens le fait bien), mais elle n’a pas pour objet d’évacuer la question du sens et des enjeux du texte. C’est la force de ces récits, y compris dans leurs ambiguïtés et jusque dans leur violence, qui leur confère une place structurante dans la culture occidentale au sens où William Blake présentait l’Ancien et le Nouveau Testament comme le « grand code de l’art » (Frye 1984). À cet égard, l’enseignement des faits religieux ne se limite pas à une simple description qui mettrait de côté la portée et le sens symbolique des sujets étudiés. Là encore, le débat n’est pas purement scolaire et l’histoire religieuse par exemple a été amenée à réfléchir à son rôle au sein du vaste courant de l’histoire culturelle (Lagrée 1996). Or, si des extraits de la Bible prennent place parmi les textes de l’Antiquité dits « fondateurs » en sixième, s’en tenir au relevé des expressions bibliques passées dans le langage courant et à des éléments de repérage des grandes figures resterait très superficiel. La référence biblique est aussi à découvrir dans le mode d’écriture afin d’identifier les allusions implicites telle la structure sous-jacente du récit ordonné par la dynamique de chute et rédemption qui parcourt
Vouloir dépasser une simple énumération de faits pour les inscrire dans un contexte au sein des différentes disciplines montre qu’il est difficile d’apprécier les progrès de l’enseignement des faits religieux uniquement en termes d’ajouts aux programmes. L’évaluation doit davantage porter sur la méthode et le contenu de ce qui est proposé, lorsque ces notions sont abordées à travers une séquence. Ceci nuance à la fois les regrets récurrents de ceux qui jugent que « rien n’a bougé » depuis la succession des rapports accumulés en trente ans, ou, au contraire, la crainte de ceux qui estiment que, puisque nombre de « faits religieux » figurent déjà dans les cours d’histoire, vouloir aller plus loin ou ne pas limiter l’approche à l’histoire, suppose nécessairement des objectifs cachés (Girard 2021). Les effets devraient être appréciés sur un plan qualitatif plus encore que quantitatif ; il va de soi que les questions touchant au religieux ne peuvent occuper qu’une place mesurée dans l’étendue des connaissances scolaires à acquérir. Mais il ne suffit pas de citer tel ou tel point à dimension religieuse (les Hébreux, l’hégire, le schisme entre Orient et Occident, les croisades, etc.), il faut encore pouvoir en apprécier la signification et les enjeux et croiser, comme y invitent certains aspects du programme, les perspectives historiques et littéraires, économiques et artistiques. C’est bien cette intrication qui est objet d’étude et qui peut rendre la pratique difficile dans des classes dites sensibles, surtout si des parents d’élèves, voire des enseignants, ont une vision relevant de la « sainte ignorance » analysée par Olivier Roy qui conduit à une séparation du religieux et de la culture, et peinent à insérer un « pur religieux » idéalisé dans son ancrage culturel. En outre, les polémiques récentes dans le cadre de l’école primaire (Nouailhat 2019) et la crainte de réactions multiples6 favorisent l’autocensure et l’évitement. Cependant aborder des sujets qui peuvent susciter chez les élèves des conflits de loyauté incite les professeurs à développer différentes stratégies d’anticipation pour apaiser les questions socialement vives (Lantheaume/Urbanski 2023). Il ne s’agit pas nécessairement de chercher à réduire la complexité, car l’inscrire dans le champ de l’étude contribue à traiter avec une juste distance, à travers les livres, les œuvres et les situations historiques, tant les formes des croyances que les attaques à leur égard (Mercier/Vézier/Piot 2020).
Ces difficultés, qu’il ne faut pas minorer, expliquent peut-être qu’en dépit des déclarations officielles qui appellent régulièrement à renforcer l’enseignement des faits religieux, sa place dans les programmes de français ait diminué dans la réforme du collège de 2016. Le souci certes louable de répondre à la montée du créationnisme, évoqué plus haut, a eu pour effet de restreindre l’exposé de la Bible à un ou deux extraits des premiers chapitres de la Genèse en évacuant bien d’autres thématiques, alors que les anciens programmes pouvaient proposer six ou sept sujets.
Si les faits religieux sont en effet présents de longue date dans les programmes d’histoire, ceux-ci tendent à privilégier la naissance des différentes traditions. Le judaïsme notamment apparait réduit au chapitre sur les Hébreux dans les leçons sur l’Antiquité, au collège, puis n’est quasiment plus évoqué qu’à travers les persécutions, ce qui ne consiste nullement à traiter du judaïsme en tant que tel (Guimonnet et Bande, 2021). Le christianisme et l’islam sont eux aussi davantage mentionnés pour les périodes antique et médiévale et sous un prisme privilégiant l’histoire de l’institution (Brizay-Corriol, 2018). Ceci conduit certains chercheurs à penser que, pour l’objectif affiché d’une éducation au « vivre ensemble » dans le monde d’aujourd’hui, une approche plus phénoménologique faisant droit aux présentations internes des traditions centrées sur le vécu et des pratiques actuelles serait plus efficace (Michon 2019) ou évacuerait moins la dimension existentielle (Thélot 2015). Cependant, ce choix, qui pourrait relever davantage du dialogue interreligieux et interconvictionnel ou de la culture religieuse évoquée plus haut, ne s’inscrit guère dans la perspective française. La mise à distance est nette si l’on suit la présentation du portail du ministère de l’éducation, qui précise que « l’enseignement des faits religieux », « avec objectivité et méthode », « décrit et analyse les faits religieux comme éléments de compréhension des sociétés passées et de notre patrimoine culturel » (Eduscol 2023). Il est certes indiqué aussitôt après que : « rites, textes fondateurs, coutumes, symboles, traces matérielles ou immatérielles, manifestations sociales, œuvres sont autant de faits religieux qui ont eu (et qui ont encore) une influence plus ou moins prégnante sur les sociétés antiques, médiévales, modernes et contemporaines ». Mais, bien que des prolongements vers le contemporain existent, notamment pour les options de spécialité dans la réforme du lycée, cet enseignement demeure surtout consacré aux périodes anciennes. Or, si cela peut conduire à minorer la place des faits religieux dans le monde actuel, le risque est tout aussi grand de survaloriser les origines en cherchant à tout dire dans l’exposé sur la naissance des traditions au détriment de leur évolution dans l’espace et dans le temps. Une telle attitude renforce involontairement les lectures fondamentalistes, alors que les questions culturelles ne doivent pas être liées à une perspective passéiste. Elles s’attachent certes, mais non exclusivement, à des phénomènes passés mais pour leur portée au présent. La notion de patrimoine, objet d’abondantes études, doit s’entendre dans une perspective dynamique, il s’agit du résultat du processus de relecture d’un héritage. La prétention à l’universalité du patrimoine culturel suppose une universalité de destinataires bien loin des assignations à résidence qui poseraient, par exemple, que le patrimoine artistique ou architectural attaché à une confession religieuse lui serait réservé. Si la visite des édifices du culte suscite parfois des contestations, il faut rappeler qu’en France une grande part des églises et cathédrales édifiées avant 1905, classées au titre des Monuments historiques, sont propriété des communes ou de l’État. Poursuivre cette dynamique jusqu’au contemporain permet de ne pas essentialiser le lien entre religion et culture dans une vision figée. Qu’une tradition religieuse ait pris forme historiquement dans une culture particulière ne préjuge pas de ses évolutions. À cet égard, le christianisme et l’islam sont aussi des religions africaines qui s’expriment dans les arts autochtones, comme le rappelait une exposition du musée du Quai Branly en 2016, et le bouddhisme connait de multiples variantes, y compris aujourd’hui en Occident. Ces aspects n’interviennent guère dans les programmes d’histoire qui n’ont fait qu’une mince place au bouddhisme et à l’hindouisme dans les programmes de 2008, modifiés en 2015, mais peuvent surgir plus librement dans les cours d’éducation artistique et culturelle (EAC).
Insérer les faits religieux dans la culture générale conduit en effet à prendre en compte la dimension religieuse d’artefacts culturels au sens plus étroit, qu’il s’agisse de textes, spectacles, musique ou arts visuels. Cette approche par les œuvres était déjà au cœur d’un colloque organisé à l’École du Louvre dès 1996 (Ponnau 1996). Instaurée officiellement en 2008, l’histoire des arts, abordée de manière transversale, sans constituer une discipline spécifique comme les faits religieux quoiqu’avec un parcours mieux identif¡é -, permet bien des croisements facilités par l’iconographie des manuels ou l’aide des sites internet pour dépasser la notion réductrice d’illustration et faire d’une œuvre l’objet d’une leçon, ou inciter à la visite de musées. Or, rappelait André Malraux dans
Le lien entre forme et sens demande à être explicité sans négliger la distinction entre sujet et thème. Une œuvre à sujet biblique, par exemple, peut avoir une faible dimension religieuse s’il ne s’agit que d’un prétexte littéraire, tandis que celle-ci peut être sensible dans un paysage ou une œuvre abstraite selon les cas. Le risque de privilégier la culture savante ou le christianisme, en raison de sa place dans le monde occidental, est cadré par les contours des programmes et les limites du choix d’œuvres qui peut être fait. C’est bien plus la méconnaissance de la richesse artistique du judaïsme et de l’islam qui peut apparaître comme un frein avec des préjugés que l’école devrait aider à dépasser. Les manuels, les sites internet et les propositions pédagogiques des musées7 permettent de compenser l’inégale présence de ces œuvres sur le territoire national8 et de donner ainsi corps et visibilité à des aspects du cursus souvent cantonnés aux époques lointaines et aux situations de conflits. Cette approche concrète a également le mérite de faire sentir à travers la diversité des formes et leurs variations séculaires la pluralité interne aux traditions religieuses contre la tentation de les ériger en un monolithe intangible, alors que les œuvres sont à inscrire dans l’histoire longue des représentations nourrie tant de contacts et d’échanges que d’affrontements.
La connaissance de ces sources permet d’interpréter nombre d’œuvres qui s’y réfèrent directement ou indirectement en faisant jouer les liens entre sacré et profane. À cet égard, il serait faux de croire que parler d’art conduise à une vision idéalisée qui néglige les aspects critiques ou les zones d’ombre. Donner accès à cet univers culturel permet de faire sien non seulement un patrimoine ancien, mais encore la manière dont ces thématiques irriguent aussi l’art contemporain, les images de grande diffusion, voire les publicités. Dénonçant la sainte ignorance, Olivier Roy relève qu’en Europe, « où art et religion ont été profondément liés l’un à l’autre, les symboles religieux appartiennent aux croyants comme aux non croyants. Une culture vivante fait sans cesse l’objet de détournements, retournements et relectures, même dans ses aspects fort triviaux » (Roy 2008 : 207). Aussi les caricatures religieuses comme politiques prennent-elles place depuis longtemps dans les programmes et le professeur qui les étudie ne se contente pas de les « montrer », mais en décrypte les significations et le contexte.
Ce faisant, le commentaire s’inscrit dans une approche distanciée en s’attachant à l’étude et à la compréhension d’une œuvre ou d’un cas précis. Il vise à construire du commun au sein de la classe, non pas au sens où il y aurait là naturellement un « héritage » collectif, mais par l’élaboration de l’analyse, le partage de la sensibilité et la confrontation des regards. C’est la singularité de chaque culture et de chaque œuvre qui lui confère sa valeur au titre d’un patrimoine universel. L’accès de tous à une culture commune est au cœur du programme d’histoire des arts qui ne se veut pas un vernis cultivé, mais affirme à sa manière une ambition citoyenne (Histoire des arts, BO 2008) en exerçant l’esprit critique dans un univers saturé d’images.
En s’attachant à situer les faits religieux dans un contexte précis et non sous le dais universel de la croyance, la réduction au culturel n’évacue pas pour autant la dimension religieuse des phénomènes étudiés, mais elle la tient à distance comme objet de connaissance et non d’adhésion. Elle explore le sens des œuvres, les symboliques des récits et des mythes, mais elle ne donne pas à partager une quête de sens existentielle, domaine pour lequel l’école laïque respecte la liberté de conscience. Dans le cadre qui lui est fixé, l’enseignement des faits religieux ne peut être vu comme un remède miracle qui viendrait à bout des ignorances ou des formes d’intolérance, sa place reste limitée et sa présence disparate varie au fil des programmes. Néanmoins, ces quelques entrées dans le cursus scolaire permettent d’introduire des repères ainsi qu’une première approche de la complexité et de la nuance afin de briser des lectures figées et binaires qui structurent les discours fondamentalistes. Il s’agit de décrire des pratiques, des rites ou des représentations qui ne sont pas immuables, mais construits dans l’espace et dans le temps, inscrits dans des systèmes symboliques pour certains encore actuels. En laissant en suspens dans le cadre scolaire la question de la croyance, en introduisant une forme d’épaisseur historique, cet enseignement revendique pour ambition les limites posées par l’approche culturelle. Cette mise en perspective, si minime soit-elle, peut ainsi conduire à décentrer le regard par le contact avec d’autres visions du monde.