En dépit de l’élargissement considérable qu’a permis l’avènement de l’histoire visuelle dans la prise en compte des images Une définition que donne Gerhard Paul de l’histoire visuelle témoigne de manière synthétique de cet élargissement : « Für alle jene Versuche, die unterschiedlichen Bildgattungen als Quellen und als eigenständige Gegenstände in die historiografische Forschung einzubeziehen, Bilder sowohl als Abbildungen als auch als Bildakte zu behandeln, die Visualität von Geschichte wie die Historizität des Visuellen zu thematisieren und zu präsentieren, möchte ich den Sammelbegriff „Visual History“ vorschlagen. [...] Letztlich geht es darum, Bilder über ihre zeichenhafte Abbildhaftigkeit hinaus als Medien zu untersuchen, die Sehweisen konditionieren, Wahrnehmungsmuster prägen, historische Deutungsweisen transportieren [...]. Visual History ist somit mehr als die Geschichte der visuellen Medien; sie umfasst das ganze Feld der visuellen Praxis der Selbstdarstellung, der Inszenierung und Aneignung der Welt sowie schließlich die visuelle Medialität von Erfahrung und Geschichte » (Paul 2006 : 25).
Stigmates, cicatrices, traces, blessures, meurtrissures, séquelles : nombreux sont les termes qui peuvent désigner la façon dont les combats de la Première Guerre mondiale ont posé leur empreinte sur les lieux de leur déroulement. Celui de « trace » en particulier permet, à travers sa polysémie, de rendre compte de la double nature de ces marques. La trace du passé s’inscrit dans l’espace tout d’abord comme un résidu, un reste, un « laissé là » invisible parfois, dans le cas des sols empoisonnés, visible comme ces restes d’obus, ces ruines de casemate recouvertes peu à peu par la mousse et envahies par la végétation. Mais la trace y est aussi « empreinte », comme une « trace de pas », c’est-à-dire une présence en creux, la façon dont une réalité désormais absente a modelé le paysage : ce sont les tranchées, les fossés, les béances laissées dans le sol par ces mêmes obus.
Or cette double trace caractérise précisément le processus même de la photographie, comme le rappelle Philippe Dubois :
Le point de départ, c’est donc la nature technique du procédé photographique, le principe élémentaire de
« Cicatrice », « ruine », « vestige », « empreinte » : les mots utilisés par Dubois pour désigner le rapport de la photographie à son objet en général sont les mêmes que ceux qui caractérisent l’objet particulier que constituent les champs de bataille dans leur rapport aux événements du passé. La photographie, dans le cas présent, est donc bien une « trace des traces » du conflit, et crée de ce point de vue une forme de continuum non plus simplement entre le passé et le présent, comme dans le rapport qui s’instaure au moment où je regarde une photographie des soldats au combat par exemple, mais entre trois strates temporelles distinctes : le passé, les événements dont il est question ; le moment où la trace de ceux-ci – une tranchée, les vestiges rouillés d’une pièce d’artillerie – est photographiée ; et le moment où l’observateur regarde la photographie de ces traces. La photographie des champs de bataille active donc la dynamique d’un souvenir non seulement que l’observateur du présent n’a pas vécu, mais qu’il ne voit pas, ou dont il ne voit que des traces.
En représentant les vestiges du conflit, la photographie réinscrit dans le présent de celui qui observe la photographie d’un passé. Mais à la différence d’autres modes de représentation (filmiques, romanesques, documentaires...) ce passé n’est en réalité pas le passé représenté. L’
Dans
Car cette réception dans laquelle l’affect a part est aussi collective : si l’image photographique est l’expression d’une subjectivité, de la « personnalité » du photographe, la démarche artistique n’est pourtant personnelle que dans un certain sens. En effet, les photographies, si elles sont prises, le sont pour être vues, pour circuler, elles aspirent à investir l’espace public. Dans le cas de la photographie des champs de bataille, ceci est d’autant plus important que cet investissement peut être porté par des institutions publiques. Comme on le verra, un des trois projets évoqués ici a bénéficié, sinon du label à proprement parler de la « Mission Centenaire », groupe d’intérêt public mis en place en 2012 par le gouvernement français, du moins de son soutien, qui se traduit en particulier par la mise en ligne des photographies sur le site officiel de la Mission. L’institution mémorielle mise en place par le pouvoir politique valide donc une démarche artistique personnelle, lui conférant ainsi une autorité particulière.
La question de cette autorité revêt d’autant plus d’importance lorsqu’on s’attache aux effets que produisent les photographies. Dressant un tableau des avancées d’une histoire visuelle qu’il cherche à légitimer comme discipline à part entière, Gerhard Paul distingue trois façons d’aborder les images : les images comme source (« Bilder als Quellen »), les images comme médias (« Bilder als Medien »), les images comme forces génératrices (« Bilder als generative Kräfte ») (Paul 2014). Pour l’historien, qui s’appuie notamment sur les théories d’Horst Bredekamp, les images ne sauraient désormais plus être appréciées en fonction de leur seule valeur informationnelle, mais en ce qu’elles produisent ce qu’elles montrent, et contribuent ainsi à façonner l’histoire : « Bilder geben Bredekamp zufolge Geschichte nicht nur passivisch wieder, sondern vermögen sie aufgrund der besonderen « Triebkraft der Form » wie jede Handlung oder Handlungsanweisung auch zu prägen » (Paul 2014).
Ce faisant, elles contribuent, tout autant qu’elles « représentent » l’histoire, à en produire une interprétation et à la véhiculer, et jouent de ce fait un rôle essentiel dans les dynamiques de construction et de stabilisation des identités collectives. Enfin, elles sont elles-mêmes déclencheuses d’effets, c’est-à-dire qu’elles sont en mesure de générer de nouvelles réalités politiques, culturelles, sociales. Pour Bredekamp, les images constituent des « actes », leur
Qu’elles soient documentaires ou artistiques, figées ou en mouvement, les images sont porteuses d’une performativité, d’une puissance intrinsèque :
Rapportée à son essence, l’image n’est que représentation, objet second ; mais déterminée par sa puissance, elle peut être plus que son référent, comme un paysage photographié par Sophie Ristelhueber qui nous émeut plus que le même paysage vu de nos propres yeux. Étudier l’image quant à sa puissance, c’est aussi observer qu’un film sur les camps de concentration produit d’autres effets qu’une simple description des camps.
On comprend alors où réside la spécificité de la photographie, dans laquelle cette puissance intrinsèque se double de ce qui la distingue d’autres images (telles que l’œuvre picturale ou la caricature), à savoir son apparente analogie avec le réel. L’image photographique puise en effet la force particulière qui est la sienne dans son ontologie même, le fameux « ça-a-été » de Roland Barthes (Barthes 1980). L’image photographique, elle-même impression (
Les photographies de Michael St Maur Sheil illustrent parfaitement ce dernier cas de figure
Pour les trois photographes évoqués ici, nous appuierons notre commentaire sur les photographies disponibles en ligne, dans la mesure où l’objet de cette contribution n’est en effet pas de livrer une étude exhaustive des travaux considérés (ce qui aurait impliqué un travail en archive), mais de considérer ceux-ci comme des propositions artistiques immédiatement accessibles, c’est-à-dire visibles dans l’espace public.
Si cette présence médiale du photographe britannique mériterait sans doute un exposé à elle seule, on s’arrêtera ici sur le projet photographique en lui-même. Si l’on met entre parenthèses le genre du portrait ou la photographie d’objet, dans lesquels la mise en scène du sujet (dans le sens photographique du terme) est explicite et essentielle, l’acte photographique entretient au réel comme objet de représentation un rapport ambigu. Dans la mesure où c’est bien la lumière qui « écrit » (et non le photographe) là où c’est le peintre qui peint, s’opère une délégation partielle dans la réalisation de l’image qui contredit le principe même d’un agencement intentionnel du réel : le hasard, en photographie, a sa place, il est le co-auteur de l’œuvre photographique, même si celle-ci est une
Deux principes esthétiques de cette grammaire visuelle, complémentaires, sont néanmoins récurrents. Le travail du photographe se caractérise tout d’abord par une recherche poussée d’effets divers de luminosité et de couleurs. Ainsi, la crête de Messines (Belgique), théâtre de batailles en 1914 et 1917, sert de cadre à la représentation d’un coucher de soleil sur fond gris ; une photographie aérienne de la Somme représentant les tranchées et les cratères formés par les explosions se caractérise avant tout par l’unicité et la luminosité de la couleur verte qui se dégage de l’image ; le blanc immaculé de la neige et celui du ciel se fondent dans le cimetière de Tyne Cot, à Ypres. Par ailleurs, nappes de brume et brouillard apparaissent à plusieurs reprises dans les photographies, qu’ils s’élèvent de marais en forêt à Authuille (Somme) ou recouvrent la totalité d’un vaste paysage au soleil couchant à Villers-Bretonneux (Somme). Cette manière de souligner les couleurs et leur combinaison, ces jeux avec l’opacité du brouillard confèrent donc aux situations photographiées une aura particulière qui détermine la réception par-delà ce qui est représenté, à savoir les traces elles-mêmes. Si « belles » soient-elles, les photographies se caractérisent dès lors par une forme de déréalisation, une caractéristique qui peut paraître problématique au regard de la raison d’être initiale du projet, qui est de contribuer à perpétuer le souvenir du conflit. À ce travail sur la lumière s’ajoute un autre procédé esthétique qui consiste à mettre en évidence un objet précis en le plaçant au premier plan : un vieux ballon de football, une montre à gousset, des obus rongés par la corrosion, les restes d’un canon. Par cette mise en scène, le regard de l’observateur est dirigé sur l’objet comme protagoniste principal, l’espace, c’est-à-dire le lieu du conflit faisant alors office de décor. Cette focalisation extrême produit une forme de surcharge signifiante, dans laquelle la trace résiduelle ne se contente plus d’être un indice renvoyant au passé, mais se voit érigée en symbole.
Ramener ces caractéristiques esthétiques à la question de la trace conduit ainsi à un double constat. Celle-ci, dans de nombreuses photographies, semble mise à profit pour la création d’une image photographique qui recherche davantage l’efficacité visuelle, par-delà (ou plutôt que) l’exploration de la question de la mémoire. Plus qu’à une réflexion sur ce qu’il reste du conflit dans le présent, le spectateur semble invité à une simple contemplation de l’image. L’autre trait esthétique récurrent fonctionne de manière inverse : la trace indicielle, sous la forme du résidu, est mise au premier plan, une expression à comprendre tant dans son sens littéral que figuré. La photographie semble dès lors traduire une forme d’injonction au souvenir.
Dans ses
Le photographe procède ainsi à une forme d’ « actualisation » des images d’archives
Selon les termes du photographe lui-même : « Mélangées aux images actuelles, les images d’archives en noir et blanc très réelles se fondent dans une image couleur qui les actualisent. »
J’appelle
C’est donc d’un dépassement du « ça-a-été » barthien que relève la démarche de Guillaume Amat. Ces réalisations constituent autant de fictions photographiques, dans le but de lutter contre l’oubli :
Quand on se déplace dans ces sites, Arras, Verdun etc., c’est assez étrange, on ne sait plus très bien, on a le sentiment d’être dans un lieu de mémoire et parfois dans un parc d’attraction. Un panneau indique les tranchées, des paysages vides et bosselés qui ressemblent à des terrains de golf. Il est difficile de percevoir quoi que ce soit de la guerre dans ces espaces reconstitués ou laissés pratiquement intacts comme des territoires mémoriels. Alors on cherche ce qu’on ne pourra pas trouver : les soldats, les hommes et leurs histoires. D’où cette idée de juxtaposer ces morceaux de paysages, lieux de mémoires avec des vues historiques
Le procédé mis en œuvre vient donc remettre en cause les trois strates temporelles évoquées plus haut, et crée l’illusion d’un présent qui n’a pas existé : la photographie ne constitue dès lors plus une trace. De ce point de vue, ce qu’écrit le photographe lui-même à propos du projet est révélateur :
Dans un premier temps j’ai acheté sur internet des vues stéréoscopiques sur plaque de verre en choisissant celles qui montraient des scènes du quotidien […]. Quelques légendes étaient visibles sur ces documents d’histoire et je me suis efforcé de retrouver dans la mesure du possible les lieux de prise de vue. Puis au fur et à mesure, il m’est apparu sans importance de chercher une telle précision. Car la guerre a eu lieu à l’échelle de territoires et de régions. La guerre a pris place sur les collines, les plaines, les prairies, les forêts, les rivières, les arbres, la boue, le sable. Partout où les hommes sont tombés
La démarche ainsi décrite est donc révélatrice d’un basculement du geste de l’historien vers celui de l’artiste. Il ne s’agit plus d’ancrer la démarche artistique dans une forme de factualité en faisant converger topographiquement le lien entre le passé et le présent, mais de développer un propos photographique consacré à la mémoire collective. En procédant à la fusion du présent et du passé, l’artiste produit une illusion esthétique dans laquelle disparaît le souvenir comme acte, comme dynamique. Son travail s’oppose en cela à celui de la photographe Paola de Pietri.
La série
À l’instar de St Maur Sheil, la raison d’être de la démarche artistique est donc celle de la préservation de la mémoire par l’utilisation de la saisie photographique comme trace du réel. D’un point de vue esthétique néanmoins, tout semble opposer les deux artistes. Ainsi, De Pietri privilégie un prisme limité de couleurs, toujours directement associées à la matérialité de l’objet (le gris de la pierre, le blanc de la neige, le vert de l’herbe), rendant ainsi compte de la rigueur du climat et des conditions vécues par les combattants un siècle plus tôt. Par ailleurs, la distance temporelle ne fait pas l’objet d’une mise en scène à travers l’utilisation d’une trace résiduelle placée en premier plan. Ici au contraire, les cicatrices du paysage, terme employé par la photographe, sont le plus souvent décentrées dans le paysage, et de taille réduite. Elles ne sont pas invisibles, mais ne se manifestent au regard que dans un second temps et s’apparentent au Quelques exemples fournis par Barthes sont des souliers à brides sur un cliché de James van der Zee, les dents d’un enfant dans un quartier de New-York photographié par William Klein, les ongles d’Andy Warhol dans un portrait de Duane Michals (Barthes 1980 : 73–77).
Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu ; ce mot m’irait d’autant mieux qu’il renvoie aussi à l’idée de ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce second élément qui vient déranger le
On objectera que le
Comme chez St Maur Sheil enfin, le brouillard est souvent présent chez la photographe italienne, sous une forme radicalement différente toutefois. Loin de ne constituer qu’un arrière-plan ou de contribuer à créer une atmosphère, il constitue davantage un mouvement dans lequel s’estompent les formes de la montagne, devenant ainsi une métaphore de l’oubli progressif. Par-delà les traces elles-mêmes, ces photographies disent tout autant la dynamique de leur lente – car naturelle – disparition :
The photographs record the gradual disintegration of the scars left on the mountain by warfare. They show how the nature is absorbing this trenches, caves, peaks ravaged by mines, thousands of bomb craters and the ruins of sheds and storerooms constructed with local raw materials
Le caractère spectaculaire des photographies de Michael St Maur Sheil, la sobriété de Paola de Pietri et les montages atemporels de Guillaume Amat constituent autant de propos photographiques dans lesquels les options esthétiques sont portées par une réflexion sur la mémoire du premier conflit mondial. Par-delà des différences évidentes, un même souci est sensible de contrecarrer la dynamique de l’oubli. Si on ne peut apprécier la réalité de la trace « affective » effectivement laissée par ces représentations, dans la mesure où celle-ci relève d’une réception individuelle, la signification collective de telles démarches est manifeste dès lors qu’on a présent à l’esprit ce qui constitue la raison d’être des images en général, qui est d’être