Publié en ligne: 14 févr. 2025
Pages: 3 - 8
DOI: https://doi.org/10.2478/sck-2024-0009
Mots clés
© 2024 Sylvie Le Grand et al., published by Sciendo
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Depuis quelques décennies, on assiste dans les démocraties occidentales à des débats publics mettant en jeu les catégories « culture » et « religion », comme en témoignent par exemple les diverses controverses observées à l’échelle européenne sur la question de savoir si tel symbole affiché dans l’espace public est un signe religieux ou culturel. Sur un tout autre plan, l’« émotion patrimoniale » sans précédent (Heinich 2024) suscitée par l’incendie de Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019, ainsi que les multiples réactions qui ont suivi ont mis en évidence les différentes dimensions, avant tout culturelles, civilisationnelles, historiques, patrimoniales ou relatives aux racines chrétiennes, du célèbre édifice religieux et montré par conséquent que l’attachement à Notre-Dame ne porte pas seulement sur un élément du patrimoine cultuel, symbole d’une communauté d’appartenance catholique, mais que cet édifice religieux est bien plus largement revendiqué comme un bien commun culturel de la population française, voire planétaire (Heinich : 68). C’est dire combien les termes du débat apparaissent souvent singulièrement enchevêtrés dès lors qu’il s’agit de déterminer les interactions entre « culture » et « religion » et de distinguer ce qui relève de tel ou tel facteur. L’objectif principal poursuivi par le présent numéro de la revue Symposium
La question de l’articulation entre culture et religion est en effet un immense champ d’investigation dont le politiste Olivier Roy s’est emparé il y a quelques années. Dans
Le présent numéro1 de Symposium
L’articulation entre culture et religion fut en Allemagne et en France un enjeu politique et social important dans les relations entre l’Etat et les diverses confessions religieuses, de même que l’objet de rivalités théologiques majeures entre confessions chrétiennes, en particulier en Allemagne. La simple évocation de tout ce qui a trait au
A ces questionnements proprement historiques viennent s’adjoindre des interrogations plus contemporaines ou résolument pluridisciplinaires2. Ainsi, il s’agit d’examiner par des exemples précis la question des mutations et reconfigurations des religions transplantées hors de leur contexte d’origine : dans quelle mesure les phénomènes missionnaires, coloniaux, migratoires transforment-ils en profondeur la culture des pays concernés ? Que devient la religion des personnes déracinées de leur culture d’origine ? Dans quelle mesure le cadre juridico-institutionnel du pays d’accueil a-t-il un impact sur la religion des personnes issues de l’immigration ? La question particulière relative au poids du droit et des catégories juridiques ou des traditions institutionnelles est essentielle dans ces contextes, à une époque où les religions sont confrontées à un « formatage » (O. Roy) multiforme sous l’influence des acteurs politiques, des systèmes juridiques, institutionnels, économiques, ou de transferts culturels divers, comme on peut l’observer dans certains articles. Enfin, tant sur le temps long que face aux développements les plus contemporains, il s’agit d’examiner les modalités et l’évolution du lien traditionnel entre religion et culture à travers les processus complexes d’intrication, de distanciation et déliaison, de rapprochement ou d’hybridation à partir d’exemples divers (questions de transmission ; transferts interculturels). Est concerné ici aussi tout ce qui touche au phénomène de « culturalisation » du religieux ou de recours au religieux comme ressource symbolique dans des sociétés sécularisées.
Le principal axe de ce dossier consiste à envisager à nouveaux frais les différentes facettes d’un large pan historique de la problématique. Ainsi sept contributions sur dix traitent en priorité de périodes allant du XVIe au XIXe/XXe siècle, tout en cherchant le plus souvent à jeter des ponts entre les diverses périodes traversées jusqu’à aujourd’hui. Trois sur dix sont consacrées presque exclusivement à des problématiques contemporaines, sans exclure des rappels ou de brefs renvois à l’histoire. Une large majorité de contributions porte exclusivement sur l’Allemagne, tandis que deux d’entre elles sont construites sur une approche résolument comparatiste (France/Allemagne, France/Prusse/Pays-Bas) et que deux articles sont centrés sur des cas uniquement français ou francophone. Les échos entre elles sont multiples au-delà des regroupements finalement retenus. Ainsi Hubert Guicharrousse, Lise van der Eyk ou Sylvie Toscer-Angot évoquent des modalités diverses de relations entre pouvoir civil et institutions ecclésiastiques ou réalités confessionnelles (attentes théocratiques ; émancipation de l’Etat souverain par rapport aux tutelles ecclésiastiques en matière d’éducation ; fluidité et ambiguïté des conceptions relatives à l’espace public étatique et à l’espace social en matière de religion). Ainsi encore la question de l’école sera abordée sous divers cieux et à diverses époques par Lise van der Eyk, Isabelle Saint-Martin et Sylvie Toscer-Angot. Les interactions complexes entre dimension mémorielle et culture religieuse sont en outre suggérées tant chez Sonia Goldblum (en lien avec le judaïsme) que chez Isabelle Saint-Martin (à propos de certains écueils relatifs à l’enseignement des faits religieux en France). Les contributions de Veronika Albrecht-Birkner et Armin Owzar, quant à elles, permettent d’approcher la complexité et la subtilité des répartitions confessionnelles dans l’aire germanique après la Réforme, tandis qu’Armin Owzar et Sylvie Le Grand évoquent tous deux dans leurs articles des enjeux liés à la querelle du modernisme en Allemagne.
La logique adoptée
Dans une étude de cas très précise, Hubert Guicharrousse éclaire l’articulation conflictuelle entre religion et culture du quotidien (
Veronika Albrecht-Birkner étudie au sein du protestantisme la confrontation de cultures confessionnelles et de modèles d’organisation ecclésiale différents ainsi que le développement des « Églises libres » en concurrence avec les institutions protestantes officielles dans une région excentrée de la Westphalie, le Siegerland, marqué à la fois par les traditions luthérienne et réformée. Les spécificités de l’évolution religieuse de cette région lui ont valu au cours des âges différents surnoms (pays des 99 sectes, pieux pays, Pietcong), attestant d’un pluralisme dynamique et singulier dont la contribution rend compte avec soin en accordant une place toute particulière à la période-clef de la fin du XVIIe / début du XVIIIe siècle étudiée à partir de sources normatives ou descriptives. L’auteure part de l’idée que le principe luthérien du sacerdoce universel, en redéfinissant les relations entre peuple croyant et clergé, a eu un impact très fort sur l’articulation entre religion et culture, comprise implicitement en un sens restreint, avant tout comme culture(s) confessionnelle(s) spécifique(s). Elle montre combien ce principe fut un puissant moteur d’égalité qui a profondément transformé les relations entre la base des communautés (les laïcs) et le clergé, déclenchant par là des conflits d’interprétation religieuse ainsi qu’un mouvement d’individualisation des pratiques et d’autonomisation des communautés instituées par le bas, que les autorités ecclésiastiques ont cherché à circonscrire et contrebalancer (revalorisation de l’ordination, développement d’écrits normatifs) ou carrément à contrecarrer (interdiction de livres). Les transformations institutionnelles liées au rattachement à la Prusse après 1815 ou au développement des associations au milieu du XIXe siècle, de même que la rivalité avec de nouvelles confessions (darbystes, méthodistes, baptistes notamment) vers la fin du XIXe siècle n’ont nullement entamé la vitalité pluraliste de ce microcosme d’inspiration piétiste, qui a exploité tous les moyens disponibles pour affirmer des formes d’autonomie dans ou à côté des structures de l’Eglise provinciale (
Un deuxième ensemble rassemble trois contributions qui ont toutes pour toile de fond la dialectique entre
Gisa Bauer se penche dans sa contribution sur le phénomène éminemment complexe du
Dans son article consacré à la notion de
Sonia Goldblum analyse dans sa contribution les éléments essentiels, à la fois historiques ou plus structurels de la conception juive-allemande d’un
Les contributions de Lise van der Eyk et Armin Owzar partagent un contexte commun, l’ère du
Lise van der Eyk analyse dans une étude comparative, qui s’appuie sur les débats parlementaires sur l’éducation en Prusse, en France et aux Pays Bas durant la période dite du “
A partir d’un état des lieux extrêmement fin de la situation pluriconfessionnelle en Allemagne et dans le territoire colonial de l’Afrique du Sud-Est, à l’époque du
Enfin dans un dernier ensemble, les contributions de Sébastien Fath, de Sylvie Toscer-Angot et d’Isabelle Saint-Martin analysent à l’aide d’exemples précis dans quelle mesure la culture mondialisée, les phénomènes coloniaux et migratoires transforment en profondeur l’articulation entre culture et religion à l’époque contemporaine en France, dans l’espace francophone, ou des deux côtés du Rhin. Depuis la Réforme luthérienne au XVIe siècle et la Révolution française au moins, les trajectoires respectives de l’Allemagne et de la France mettent en jeu des relations différenciées entre culture et religion : culture chrétienne prédominante longtemps marquée par le pluri-confessionnalisme (catholique-luthérien-réformé) en Allemagne et culture laïque non exclusive en France depuis le XIXe siècle. À la faveur de la pluralisation culturelle et religieuse, de l’individualisation des croyances, de la sécularisation (Willaime 2006) et des recompositions religieuses (Graf 2004 ; Hervieu-Léger 2006 ; Portier, Willaime 2021), ces cultures ont évolué au fil du temps. Alors que le christianisme a façonné des pans entiers de la société en France et en Allemagne – que ce soit au niveau de l’organisation sociale, des mœurs, des normes qui les régissent –, les Eglises chrétiennes historiques sont progressivement sorties du champ des évidences collectives. Nombre de sociologues et d’historiens n’hésitent pas à affirmer que la majorité de la population – des deux côtés du Rhin – ne se reconnaît plus aujourd’hui dans ce monde chrétien (Hervieu-Léger 2003 ; Pollack 2012, 2018 ; Cuchet 2018), longtemps considéré comme un monde commun, où codes et référents culturels étaient largement partagés. La présence relativement récente de groupes religieux, certes minoritaires, oblige à repenser de façon plurielle les relations entre culture et religion. Dans quelle mesure l’immigration modifie-t-elle le rapport à la religion, tel qu’il se présentait dans le pays d’origine, et en quoi joue-t-elle un rôle décisif dans les reconfigurations et redéfinitions identitaires ? La contribution de Sébastien Fath : « Gospel francophone, une histoire culturelle et religieuse entre Caraïbes, Europe et Afrique de l’Ouest » pose la question de savoir comment la culture mondialisée transforme le religieux (d’inspiration protestante) transplanté hors de son contexte d’origine. Elle se veut une « socio-histoire postcoloniale du Gospel francophone ». À partir d’un terrain de recherche axé sur la francophonie, éclairé par une méthodologie socio-historique, Sébastien Fath explore les dynamiques interculturelles qui se déploient à travers la diffusion postcoloniale dans l’espace francophone de la musique Gospel – musique spirituelle nord-américaine née dans une culture anglophone évangélique – et alimentent selon lui un ciment interculturel partagé, transconfessionnel, plus spirituel que religieux. Il met en évidence les potentialités interculturelles – notamment au sein des méga-Églises de type évangélique – de spiritualités portées par le Gospel francophone, qui trouve sa place en dehors des lieux de culte à l’occasion d’événements culturels non religieux, contribuant à la fabrique d’une identité où se rejoignent influences africaines et européennes et invitant à repenser les relations entre religion et culture dans un contexte post-colonial.
Une des questions abordées dans ce numéro porte, en outre, sur les variations et déplacements de sens, les réinterprétations dont font l’objet certains emblèmes investis initialement d’une signification religieuse ou cultuelle et qui perdent cette dernière au profit d’une signification culturelle. Face à la question de savoir quels sont les acteurs qui définissent le religieux légitime – des symboles initialement religieux sont-ils la propriété exclusive des croyants ou des autorités religieuses qui parlent en leur nom ? –, l’évolution du lien entre culture et religion invite à aborder la question de la « culturalisation » du religieux en Allemagne et dans le contexte français de la laïcité. C’est l’objet de la contribution de Sylvie Toscer-Angot, qui dresse un bilan de l’évolution des législations et décisions judiciaires sur le port des signes religieux dans l’espace public dans chacun des deux pays depuis trente ans. Elle met en évidence le rôle des acteurs judiciaires et politiques concernant les interprétations ou réinterprétations de certains objets ou emblèmes religieux, qui renvoient à des traditions culturelles et politico-religieuses spécifiques de part et d’autre du Rhin.
Avec en toile de fond l’arrière-plan évoqué, Isabelle Saint-Martin analyse, quant à elle, les enjeux relatifs à l’enseignement des faits religieux dans le cadre de la laïcité scolaire française, en discussion depuis les années 1980 à la suite du constat de « l’ignorance du religieux » fait par l’historien Philippe Joutard dans un rapport publié en 1989. Afin de combler « une grave lacune culturelle » concernant l’histoire des concepts, du contenu des croyances et des pratiques (Joutard 1989 : 91) et à la suite de plusieurs rapports, dont celui de Régis Debray en 2002, un enseignement des faits religieux a été mis en œuvre au sein des disciplines scolaires, sachant qu’un enseignement religieux à caractère confessionnel n’a pas sa place à l’école publique dans le contexte français (sauf en Alsace et en Moselle). Isabelle Saint-Martin explicite l’approche culturelle retenue en la matière, le choix de l’expression « faits religieux » plutôt que « culture religieuse » et la spécificité d’une démarche transversale passant par les disciplines scolaires existantes. Elle met en lumière les ambitions et les limites d’une telle approche culturelle, qui s’intéresse avant tout aux textes, aux rites, aux représentations, à la symbolique des récits et des mythes, mais évacue le vécu, les pratiques actuelles et la dimension existentielle des religions. Elle souligne que c’est au titre des connaissances générales que des notions sur les traditions religieuses dans leur diversité ont obtenu droit de cité dans les contenus scolaires et que l’introduction de l’histoire des arts en 2008 a contribué à une meilleure compréhension du patrimoine culturel et artistique.