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14 févr. 2025
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Depuis quelques décennies, on assiste dans les démocraties occidentales à des débats publics mettant en jeu les catégories « culture » et « religion », comme en témoignent par exemple les diverses controverses observées à l’échelle européenne sur la question de savoir si tel symbole affiché dans l’espace public est un signe religieux ou culturel. Sur un tout autre plan, l’« émotion patrimoniale » sans précédent (Heinich 2024) suscitée par l’incendie de Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019, ainsi que les multiples réactions qui ont suivi ont mis en évidence les différentes dimensions, avant tout culturelles, civilisationnelles, historiques, patrimoniales ou relatives aux racines chrétiennes, du célèbre édifice religieux et montré par conséquent que l’attachement à Notre-Dame ne porte pas seulement sur un élément du patrimoine cultuel, symbole d’une communauté d’appartenance catholique, mais que cet édifice religieux est bien plus largement revendiqué comme un bien commun culturel de la population française, voire planétaire (Heinich : 68). C’est dire combien les termes du débat apparaissent souvent singulièrement enchevêtrés dès lors qu’il s’agit de déterminer les interactions entre « culture » et « religion » et de distinguer ce qui relève de tel ou tel facteur. L’objectif principal poursuivi par le présent numéro de la revue Symposium culture@Kultur consacré à cette problématique consiste à tenter de démêler quelques éléments de cet écheveau quasi-inextricable.

La question de l’articulation entre culture et religion est en effet un immense champ d’investigation dont le politiste Olivier Roy s’est emparé il y a quelques années. Dans La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture (2008), il livre des pistes d’analyse fécondes sur les recompositions contemporaines en la matière, souvent paradoxales ou inattendues, en prenant des exemples dans le monde entier. Sa grille de lecture largement sociologique s’intéresse tout particulièrement aux « marqueurs » religieux ou culturels et à leurs (ré)ajustements, subtils ou simplificateurs, au cours de l’histoire et en particulier à l’ère de la sécularisation, de la mondialisation et des migrations. Selon lui, la mondialisation conduit à une déculturation, une dissociation du lien traditionnel entre religions et cultures et à des pratiques religieuses déterritorialisées (Roy 2008 : 205-235). Son tour d’horizon permet de dégager des catégories d’analyse utiles à ce sujet, notamment dérivées du mot « culture » (acculturation, culturalisation par ex.) qui définissent des périmètres d’interaction multiple, pertinents pour rendre compte de diverses réalités historiques ou contemporaines dans des aires culturelles spécifiques.

Le présent numéro1 de Symposium culture@Kultur entend se concentrer sur la France et l’espace germanophone – dont les cultures respectives ont été façonnées entre autres de manière différenciée par le christianisme – pour étudier l’articulation dynamique entre culture et religion sous l’angle principal de leurs reconfigurations à l’époque moderne et contemporaine, c’est-à-dire depuis l’avènement de la Réforme luthérienne au XVIe siècle jusqu’à nos jours. Un certain nombre de questions nous ont guidées tout au long de l’élaboration de ce dossier. L’émergence et l’établissement des divers courants réformateurs ontils modifié l’équilibre des rapports entre culture et religion, dans un sens ou dans un autre ? Quel rôle le pouvoir civil a-t-il endossé dans cet équilibre et comment ce rôle a-t-il évolué au fil du temps ? Dans quelle mesure observe-t-on jusqu’à aujourd’hui l’effet-moteur de certaines lignes de force théologiques, instaurées par la Réforme ? Diverses contributions apportent des éléments de réponse variés et éclairants sur ces questions.

L’articulation entre culture et religion fut en Allemagne et en France un enjeu politique et social important dans les relations entre l’Etat et les diverses confessions religieuses, de même que l’objet de rivalités théologiques majeures entre confessions chrétiennes, en particulier en Allemagne. La simple évocation de tout ce qui a trait au Kulturprotestantismus ou au Kulturkampf suffit à rappeler la prégnance de ces questions dans l’histoire allemande. Elles occupent, de fait, une place de choix dans le présent numéro.

A ces questionnements proprement historiques viennent s’adjoindre des interrogations plus contemporaines ou résolument pluridisciplinaires2. Ainsi, il s’agit d’examiner par des exemples précis la question des mutations et reconfigurations des religions transplantées hors de leur contexte d’origine : dans quelle mesure les phénomènes missionnaires, coloniaux, migratoires transforment-ils en profondeur la culture des pays concernés ? Que devient la religion des personnes déracinées de leur culture d’origine ? Dans quelle mesure le cadre juridico-institutionnel du pays d’accueil a-t-il un impact sur la religion des personnes issues de l’immigration ? La question particulière relative au poids du droit et des catégories juridiques ou des traditions institutionnelles est essentielle dans ces contextes, à une époque où les religions sont confrontées à un « formatage » (O. Roy) multiforme sous l’influence des acteurs politiques, des systèmes juridiques, institutionnels, économiques, ou de transferts culturels divers, comme on peut l’observer dans certains articles. Enfin, tant sur le temps long que face aux développements les plus contemporains, il s’agit d’examiner les modalités et l’évolution du lien traditionnel entre religion et culture à travers les processus complexes d’intrication, de distanciation et déliaison, de rapprochement ou d’hybridation à partir d’exemples divers (questions de transmission ; transferts interculturels). Est concerné ici aussi tout ce qui touche au phénomène de « culturalisation » du religieux ou de recours au religieux comme ressource symbolique dans des sociétés sécularisées.

Le principal axe de ce dossier consiste à envisager à nouveaux frais les différentes facettes d’un large pan historique de la problématique. Ainsi sept contributions sur dix traitent en priorité de périodes allant du XVIe au XIXe/XXe siècle, tout en cherchant le plus souvent à jeter des ponts entre les diverses périodes traversées jusqu’à aujourd’hui. Trois sur dix sont consacrées presque exclusivement à des problématiques contemporaines, sans exclure des rappels ou de brefs renvois à l’histoire. Une large majorité de contributions porte exclusivement sur l’Allemagne, tandis que deux d’entre elles sont construites sur une approche résolument comparatiste (France/Allemagne, France/Prusse/Pays-Bas) et que deux articles sont centrés sur des cas uniquement français ou francophone. Les échos entre elles sont multiples au-delà des regroupements finalement retenus. Ainsi Hubert Guicharrousse, Lise van der Eyk ou Sylvie Toscer-Angot évoquent des modalités diverses de relations entre pouvoir civil et institutions ecclésiastiques ou réalités confessionnelles (attentes théocratiques ; émancipation de l’Etat souverain par rapport aux tutelles ecclésiastiques en matière d’éducation ; fluidité et ambiguïté des conceptions relatives à l’espace public étatique et à l’espace social en matière de religion). Ainsi encore la question de l’école sera abordée sous divers cieux et à diverses époques par Lise van der Eyk, Isabelle Saint-Martin et Sylvie Toscer-Angot. Les interactions complexes entre dimension mémorielle et culture religieuse sont en outre suggérées tant chez Sonia Goldblum (en lien avec le judaïsme) que chez Isabelle Saint-Martin (à propos de certains écueils relatifs à l’enseignement des faits religieux en France). Les contributions de Veronika Albrecht-Birkner et Armin Owzar, quant à elles, permettent d’approcher la complexité et la subtilité des répartitions confessionnelles dans l’aire germanique après la Réforme, tandis qu’Armin Owzar et Sylvie Le Grand évoquent tous deux dans leurs articles des enjeux liés à la querelle du modernisme en Allemagne.

La logique adoptée in fine est la suivante : un premier ensemble regroupe les contributions d’Hubert Guicharrousse et de Veronika Albrecht-Birkner. Celles-ci étudient, à travers deux cas de figure particuliers, les modalités très diverses de mise en œuvre des Réformes protestantes en Allemagne. Le rapport à la culture du quotidien ainsi que la dialectique entre cultures confessionnelles définies d’en bas ou d’en haut y sont respectivement abordés dans des contextes et à des époques différentes, mettant en lumière, d’un côté, la tentation théocratique, et de l’autre, la grande vitalité des dynamiques piétistes.

Dans une étude de cas très précise, Hubert Guicharrousse éclaire l’articulation conflictuelle entre religion et culture du quotidien (Alltagskultur) à Strasbourg au début de la Réforme protestante, menée dans la ville alsacienne sous l’égide du réformateur Martin Bucer (1491-1551). L’interprétation de la défaite de Mühlberg en 1547 comme crise et châtiment divin sanctionnant un éloignement par rapport aux principes évangéliques conduisit à une surenchère dans les revendications des réformateurs strasbourgeois à l’attention des pouvoirs civils. Ceux-ci furent sollicités comme bras séculier d’une disciplinarisation théologique et morale (Kirchenzucht), elle-même instrument privilégié du contrôle pastoral et social inhérent au processus de confessionnalisation ici à l’œuvre. L’auteur examine à la loupe les structures du pouvoir municipal ainsi que les attentes théologiques de Bucer et de ses compagnons réformateurs, plus ou moins radicaux dans leur interprétation de la lettre biblique. Ce faisant, il met aussi en perspective les mœurs et les pratiques quotidiennes de la population, toutes visées dans une hiérarchie de vices, établie par les réformateurs strasbourgeois qui réclamaient de la part des pouvoirs civils une intervention répressive conforme à leurs exigences théologiques. Ces derniers obtempérèrent formellement sans prendre aucune mesure concrète, ce qui fut perçu in fine par Bucer comme un échec.

Veronika Albrecht-Birkner étudie au sein du protestantisme la confrontation de cultures confessionnelles et de modèles d’organisation ecclésiale différents ainsi que le développement des « Églises libres » en concurrence avec les institutions protestantes officielles dans une région excentrée de la Westphalie, le Siegerland, marqué à la fois par les traditions luthérienne et réformée. Les spécificités de l’évolution religieuse de cette région lui ont valu au cours des âges différents surnoms (pays des 99 sectes, pieux pays, Pietcong), attestant d’un pluralisme dynamique et singulier dont la contribution rend compte avec soin en accordant une place toute particulière à la période-clef de la fin du XVIIe / début du XVIIIe siècle étudiée à partir de sources normatives ou descriptives. L’auteure part de l’idée que le principe luthérien du sacerdoce universel, en redéfinissant les relations entre peuple croyant et clergé, a eu un impact très fort sur l’articulation entre religion et culture, comprise implicitement en un sens restreint, avant tout comme culture(s) confessionnelle(s) spécifique(s). Elle montre combien ce principe fut un puissant moteur d’égalité qui a profondément transformé les relations entre la base des communautés (les laïcs) et le clergé, déclenchant par là des conflits d’interprétation religieuse ainsi qu’un mouvement d’individualisation des pratiques et d’autonomisation des communautés instituées par le bas, que les autorités ecclésiastiques ont cherché à circonscrire et contrebalancer (revalorisation de l’ordination, développement d’écrits normatifs) ou carrément à contrecarrer (interdiction de livres). Les transformations institutionnelles liées au rattachement à la Prusse après 1815 ou au développement des associations au milieu du XIXe siècle, de même que la rivalité avec de nouvelles confessions (darbystes, méthodistes, baptistes notamment) vers la fin du XIXe siècle n’ont nullement entamé la vitalité pluraliste de ce microcosme d’inspiration piétiste, qui a exploité tous les moyens disponibles pour affirmer des formes d’autonomie dans ou à côté des structures de l’Eglise provinciale (Landeskirche).

Un deuxième ensemble rassemble trois contributions qui ont toutes pour toile de fond la dialectique entre Kultur et Bildung si prégnante en Allemagne. La confrontation de ces trois études illustre la portée et l’ambiguïté d’un schème d’interprétation (Deutungsmuster) typiquement germanique sur lequel on reviendra en détail dans le glossaire.

Gisa Bauer se penche dans sa contribution sur le phénomène éminemment complexe du Kulturprotestantismus : elle aborde tour à tour son émergence au début et au milieu du XIXe siècle, les contextes sociaux et idéologiques de même que les mentalités qui l’éclairent dans le dernier tiers de ce même siècle. Ces éléments contextuels sont à distinguer de l’usage paradoxal du terme même, apparu tardivement au tournant du siècle, avec une connotation, négative d’abord, puis positivement prise en charge par des défenseurs du phénomène. L’auteure évoque pour finir les ultimes vicissitudes que ce phénomène a connues jusqu’à aujourd’hui, à la suite de la profonde remise en cause des années 1920, en lien avec la théologie dialectique de Karl Barth (1886-1968) notamment. Si le phénomène du Kulturprotestantismus puise ses racines dans les théories ou théologies de la culture d’inspiration fort différentes, élaborées respectivement par deux figures tutélaires, Friedrich Schleiermacher (1768-1834) et Albrecht Ritschl (1822-1889), il se situe d’emblée au cœur d’enjeux apologétiques ou polémiques (intra- et extra-confessionnels), visant en particulier les néoluthériens conservateurs et les catholiques. Bien que parfois qualifié d’apolitique, ce phénomène a déployé des effets politiques très forts, par l’intermédiaire notamment d’une sorte d’aristocratie intellectuelle et de nouvelles formes d’association. L’importance de ces relais associatifs montre que les structures ecclésiales elles-mêmes ne furent guère en mesure de jouer un rôle de médiation face à cette question de l’articulation entre protestantisme et culture, selon Gisa Bauer.

Dans son article consacré à la notion de Kulturkatholizismus étudié à travers l’exemple de la revue catholique culturelle Hochland (1903-41 ; 1947-71 ; 1972-74), Sylvie Le Grand revient tour à tour sur le contexte d’émergence et les formes diverses de ce phénomène apparu dans le courant du XIXe siècle, sur les premiers usages, autour de 1900, du terme luimême, construit en miroir de son équivalent protestant plus connu, puis sur la genèse et les caractéristiques principales de ce périodique, souvent présenté comme emblématique de cette notion. L’étude des enjeux relatifs à la création de cette revue, puis de son évolution après 1945 permet de montrer les éléments de continuité de cette publication (ouverture confessionnelle, exigence culturelle, attrait pour une idéalité conciliant tradition et modernité mesurée, dans un souci d’émancipation par rapport au cléricalisme), le rayonnement de son fondateur Carl Muth (1867-1944) au-delà de sa mort et l’attachement enthousiaste qui liait nombre de ses lecteurs à ce périodique. Deux exemples précis sont analysés, ce faisant, ayant trait d’une part au rôle joué par Hochland pour le juriste Ernst-Wolfgang Böckenförde (1930-2019) et réciproquement, et d’autre part au traitement de l’image d’art dans le périodique à travers le temps. Le premier exemple permet de mettre en évidence que certains phénomènes d’exclusion, internes au champ catholique et typiques du Kulturkatholizismus du début du siècle, ont pu perdurer jusque dans les années 1960/70 au moins, ravivant sous une forme très adoucie, quelques aspects de la querelle moderniste. Le second exemple abordé montre que l’image d’art, tout en jouant un rôle moins central (et moins étudié) que la littérature dans Hochland, y a fait l’objet d’une attention similaire, typique de la revue (exigence de qualité, intelligibilité, absence d’intérêt pour l’avant-garde).

Sonia Goldblum analyse dans sa contribution les éléments essentiels, à la fois historiques ou plus structurels de la conception juive-allemande d’un Kulturjudentum non univoque et que les traductions littérales en français ou en anglais ne rendent que partiellement. Elle présente la volonté de participation culturelle inhérente à ce terme comme un résultat de l’émancipation civique obtenue dans les années 1860-70 et comme un aspect important de la façon qu’ont eue les Juifs d’Allemagne de concevoir leur place dans ce pays. La réflexion synthétique qu’elle développe sur la notion de Kulturjudentum s’articule autour de trois notions-clefs : la Bildung, la Renaissance juive des années 1910/1920, la mémoire. L’appropriation depuis les Lumières juives (Haskalah) de l’idéal éducatif et de perfectionnement personnel de la Bildung s’est trouvée au fondement d’une volonté de participation culturelle et d’intégration, interprétée par certains auteurs en termes de perte et de renoncement, notamment à partir du moment où l’antisémitisme s’est exprimé avec virulence (1879). L’expérience de l’échec qui s’en est suivi a conduit d’une part, au sein du sionisme notamment, à des interprétations paradoxales du processus d’assimilation ou à une survalorisation de l’élément culturel, synonyme d’une certaine impuissance politique. La critique de l’assimilation a conduit d’autre part, à partir des années 1910/20, à une Renaissance juive liée au mouvement des maisons d’enseignement (Lehrhaus-Bewegung), s’adressant à des adultes et abordant religion, culture et tradition juives dans un cadre séculier, à l’instar de ce qu’avait souhaité la Science du judaïsme à partir de 1819. Le troisième pôle de réflexion proposé par Sonia Goldblum pour éclairer le phénomène de Kulturjudentum touche à l’impératif mémoriel. Intimement lié à la liturgie juive, l’impératif religieux « souviens-toi » (Zakhor) a trouvé non seulement un équivalent séculier dans l’historiographie moderne du judaïsme, mais aussi après 1933 dans le souvenir de la catastrophe relative à la Shoah perpétrée sous le national-socialisme.

Les contributions de Lise van der Eyk et Armin Owzar partagent un contexte commun, l’ère du Kulturkampf, envisagé au sein et au-delà des frontières du Kaiserreich, sous des angles très différents : redéfinition du rôle de l’Etat en matière de culture et de religion dans l’une et perspective ultramontaine, revue par l’historiographie actuelle, dans l’autre. Tels sont les contours du troisième ensemble défini dans ce numéro.

Lise van der Eyk analyse dans une étude comparative, qui s’appuie sur les débats parlementaires sur l’éducation en Prusse, en France et aux Pays Bas durant la période dite du “Kulturkampf “ dans les années 1870/80, les conceptions du rôle de l’État en matière d’éducation. Celles-ci mobilisent très explicitement l’articulation entre religion et culture, sujette à des interprétations divergentes selon les forces politiques en présence. L’auteure montre que la façon dont l’État entend se substituer aux Églises dans le domaine scolaire est sous-tendue par des conceptions ou représentations concurrentes de la religion, variables suivant les camps politiques. Se dessine une ligne de partage entre, d’une part, les défenseurs de la souveraineté de l’État en matière d’éducation, incarnés selon les pays par les libéraux ou les républicains, pour qui la religion ne peut jouer un rôle constructif dans la sphère publique que si elle est assimilée à une culture humaniste universelle, et, d’autre part, leurs adversaires catholiques, pour qui ce rôle constructif de la religion dans la société n’est possible que si celle-ci n’est pas identique à la culture nationale et qu’elle a toute liberté de s’exprimer. Les catholiques mettent en garde contre un « État omnipotent », qui s’imagine être le seul détenteur de la vérité ou de la connaissance et plaident pour un rôle nouveau de l’État consistant à protéger la liberté et l’égalité des citoyens, en garantissant les conditions d’une libre concurrence des visions du bien commun, allant jusqu’à la liberté « d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » en cas de conflit. Le Zentrum catholique en Prusse s’oppose ainsi à la souveraineté de l’État en matière scolaire et dénonce l’instrumentalisation de la religion (catholique) par l’État prussien pour servir ses propres objectifs politiques.

A partir d’un état des lieux extrêmement fin de la situation pluriconfessionnelle en Allemagne et dans le territoire colonial de l’Afrique du Sud-Est, à l’époque du Kaiserreich notamment, Armin Owzar étudie les stratégies ultramontaines d’homogénéisation culturelle et religieuse, antilibérales dans leur motivation, mais modernes dans leurs moyens. L’ultramontanisme est compris comme la tentative catholique de conserver ou recréer des milieux homogènes et de restaurer une unité de foi, en luttant contre le pluralisme et le modernisme. Ce faisant, l’auteur analyse les niveaux de conflits observés et les types de stratégies utilisés : si la mobilisation de la mémoire du Kulturkampf ou la lutte contre des ennemis internes ou externes, au moment de la querelle moderniste, relèvent d’un niveau discursif, l’évitement des contacts interconfessionnels renvoie aux conseils pratiques concrets, tandis que la création de nouvelles paroisses ou le militantisme associatif (Bonifatius-Verein) concernent les efforts pastoraux. Dans les colonies cependant, les rivalités entre chrétiens s’estompent en vue de faire front face à un nouvel ennemi, l’Islam. La plupart de ces conflits sont présentés comme étroitement liés à la perception qu’en donnent la presse suprarégionale ou la tradition historiographique qui a respectivement relayé ou forgé certains concepts (Kulturkampf, Milieu).

Enfin dans un dernier ensemble, les contributions de Sébastien Fath, de Sylvie Toscer-Angot et d’Isabelle Saint-Martin analysent à l’aide d’exemples précis dans quelle mesure la culture mondialisée, les phénomènes coloniaux et migratoires transforment en profondeur l’articulation entre culture et religion à l’époque contemporaine en France, dans l’espace francophone, ou des deux côtés du Rhin. Depuis la Réforme luthérienne au XVIe siècle et la Révolution française au moins, les trajectoires respectives de l’Allemagne et de la France mettent en jeu des relations différenciées entre culture et religion : culture chrétienne prédominante longtemps marquée par le pluri-confessionnalisme (catholique-luthérien-réformé) en Allemagne et culture laïque non exclusive en France depuis le XIXe siècle. À la faveur de la pluralisation culturelle et religieuse, de l’individualisation des croyances, de la sécularisation (Willaime 2006) et des recompositions religieuses (Graf 2004 ; Hervieu-Léger 2006 ; Portier, Willaime 2021), ces cultures ont évolué au fil du temps. Alors que le christianisme a façonné des pans entiers de la société en France et en Allemagne – que ce soit au niveau de l’organisation sociale, des mœurs, des normes qui les régissent –, les Eglises chrétiennes historiques sont progressivement sorties du champ des évidences collectives. Nombre de sociologues et d’historiens n’hésitent pas à affirmer que la majorité de la population – des deux côtés du Rhin – ne se reconnaît plus aujourd’hui dans ce monde chrétien (Hervieu-Léger 2003 ; Pollack 2012, 2018 ; Cuchet 2018), longtemps considéré comme un monde commun, où codes et référents culturels étaient largement partagés. La présence relativement récente de groupes religieux, certes minoritaires, oblige à repenser de façon plurielle les relations entre culture et religion. Dans quelle mesure l’immigration modifie-t-elle le rapport à la religion, tel qu’il se présentait dans le pays d’origine, et en quoi joue-t-elle un rôle décisif dans les reconfigurations et redéfinitions identitaires ? La contribution de Sébastien Fath : « Gospel francophone, une histoire culturelle et religieuse entre Caraïbes, Europe et Afrique de l’Ouest » pose la question de savoir comment la culture mondialisée transforme le religieux (d’inspiration protestante) transplanté hors de son contexte d’origine. Elle se veut une « socio-histoire postcoloniale du Gospel francophone ». À partir d’un terrain de recherche axé sur la francophonie, éclairé par une méthodologie socio-historique, Sébastien Fath explore les dynamiques interculturelles qui se déploient à travers la diffusion postcoloniale dans l’espace francophone de la musique Gospel – musique spirituelle nord-américaine née dans une culture anglophone évangélique – et alimentent selon lui un ciment interculturel partagé, transconfessionnel, plus spirituel que religieux. Il met en évidence les potentialités interculturelles – notamment au sein des méga-Églises de type évangélique – de spiritualités portées par le Gospel francophone, qui trouve sa place en dehors des lieux de culte à l’occasion d’événements culturels non religieux, contribuant à la fabrique d’une identité où se rejoignent influences africaines et européennes et invitant à repenser les relations entre religion et culture dans un contexte post-colonial.

Une des questions abordées dans ce numéro porte, en outre, sur les variations et déplacements de sens, les réinterprétations dont font l’objet certains emblèmes investis initialement d’une signification religieuse ou cultuelle et qui perdent cette dernière au profit d’une signification culturelle. Face à la question de savoir quels sont les acteurs qui définissent le religieux légitime – des symboles initialement religieux sont-ils la propriété exclusive des croyants ou des autorités religieuses qui parlent en leur nom ? –, l’évolution du lien entre culture et religion invite à aborder la question de la « culturalisation » du religieux en Allemagne et dans le contexte français de la laïcité. C’est l’objet de la contribution de Sylvie Toscer-Angot, qui dresse un bilan de l’évolution des législations et décisions judiciaires sur le port des signes religieux dans l’espace public dans chacun des deux pays depuis trente ans. Elle met en évidence le rôle des acteurs judiciaires et politiques concernant les interprétations ou réinterprétations de certains objets ou emblèmes religieux, qui renvoient à des traditions culturelles et politico-religieuses spécifiques de part et d’autre du Rhin.

Avec en toile de fond l’arrière-plan évoqué, Isabelle Saint-Martin analyse, quant à elle, les enjeux relatifs à l’enseignement des faits religieux dans le cadre de la laïcité scolaire française, en discussion depuis les années 1980 à la suite du constat de « l’ignorance du religieux » fait par l’historien Philippe Joutard dans un rapport publié en 1989. Afin de combler « une grave lacune culturelle » concernant l’histoire des concepts, du contenu des croyances et des pratiques (Joutard 1989 : 91) et à la suite de plusieurs rapports, dont celui de Régis Debray en 2002, un enseignement des faits religieux a été mis en œuvre au sein des disciplines scolaires, sachant qu’un enseignement religieux à caractère confessionnel n’a pas sa place à l’école publique dans le contexte français (sauf en Alsace et en Moselle). Isabelle Saint-Martin explicite l’approche culturelle retenue en la matière, le choix de l’expression « faits religieux » plutôt que « culture religieuse » et la spécificité d’une démarche transversale passant par les disciplines scolaires existantes. Elle met en lumière les ambitions et les limites d’une telle approche culturelle, qui s’intéresse avant tout aux textes, aux rites, aux représentations, à la symbolique des récits et des mythes, mais évacue le vécu, les pratiques actuelles et la dimension existentielle des religions. Elle souligne que c’est au titre des connaissances générales que des notions sur les traditions religieuses dans leur diversité ont obtenu droit de cité dans les contenus scolaires et que l’introduction de l’histoire des arts en 2008 a contribué à une meilleure compréhension du patrimoine culturel et artistique.