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Tribune: La pandémie de Covid-19: de la tension entre science, politique et médias1

   | Dec 13, 2023
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SYMPOSIUM CULTURE@KULTUR
Vom Umgang mit Krankheit im öffentlichen Raum. Ein internationaler Blick. De la gestion de la maladie dans l’espace public.Un regard international

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Journalisme et désinformation à l’époque d’internet

II n’y a de nos jours pratiquement aucun individu âgé de plus de douze ans qui ne s’aventure pas sur la toile – les jeunes générations le font même plusieurs fois par jour. Les applications d’actualités et les moteurs de recherche, les médias diffusés sur des plateformes ou les services de messagerie instantanée leur permettent de communiquer avec le monde extérieur, d’interagir en groupes, de s’informer et de se tenir en permanence au courant de l’actualité (Beisch/Kosch 2011). Internet est pour eux un espace garantissant interactivité, haut degré d’informations, et leur assurant d’être pris en considération dans le cercle des amis et connaissances, et de pouvoir affirmer leur appartenance sociale. Il s’agit là d’un aspect de la réalité.

D’un autre côté, une grande partie des utilisateurs d’internet est livrée pieds et mains liés à cet univers de données. Car internet implique aussi d’être observé en continu, contrôlé, surveillé. Le mode et la fréquence des connexions sont mesurés et interprétés en temps réel par les logiciels agrégateurs, l’objectif étant de stimuler l’attention des usagers et de la conserver le plus longtemps possible. Les opérateurs se livrent une concurrence féroce et s’efforcent de générer le plus de connexions et d’interactions possible à des fins commercials publicitaires (ce qu’on appelle l’économie de l’attention). Un audimat et une interaction élevés ne dépendent pas de la qualité des informations diffusées mais de la charge émotionnelle conférée à des anecdotes – souvent peu véridiques – rapportées par le biais de textes, illustrations ou vidéos. Les usagers sont en outre confrontés à un déluge de nouvelles que les applications préalablement installées et les sites journalistiques adressent non-stop aux smartphones afin d’appâter les internautes : regardez, lisez, restez connectés ! (Haller 2014).

Beaucoup de gens s’égarent dans le brouillard d’une telle quantité d’informations. On peut appliquer à leur cas la prophétie faite il y a des années déjà par un spécialiste des médias nord-américains : « We all are overnewsed but underinformed ». Cette phrase a été si souvent répétée depuis lors qu’elle est devenue un cliché et peut finir par donner envie de s’en moquer à force de la lire partout, y compris sur des T-Shirts (https://www.senzaconfini.at/produkt/overnewsed-underinformed-damen-bio-t-shirt/).

Dans ces circonstances, il incombe plus que jamais au journalisme d’information de dissiper ce brouillard, de circonscrire les événements importants, de les décrire, d’évaluer leur gravité, bref d’aider les gens à s’orienter. Bien évidemment une telle fonction est particulièrement cruciale quand les objets décrits, comme dans le cas de la crise traversée par la société lors de la pandémie de Covid-19, ne se situent pas à un endroit précis, mais apparaissent de façon nébuleuse avant de disparaître puis de resurgir soudain, à un autre endroit.

Les missions du journalisme

La forte demande d’informations journalistiques peut être interprétée comme un besoin d’accéder à des renseignements fiables et de se trouver des repères dans l’opacité que représente la non-connaissance. Répondre à ce besoin est l’une des missions du journalisme d’information au sein de presque toutes les sociétés disposant d’une constitution démocratique et des caractéristiques d’un Etat de doit : à lui de renseigner sur les événements les plus représentatifs possible et de le faire le plus exactement possible tout en gardant la plus grande indépendance possible. Les tâches essentielles du journalisme d’information sont ainsi d’actualiser les connaissances sur des bases sûres, de se les procurer, de les vérifier, de les évaluer et de les transposer pour en faciliter la réception (cf. les descriptifs des associations professionnelles DJV et DJU2).

Cette définition implique évidemment que les sources (acteurs, institutions, fonctionnaires, banques de données etc.) transmettent des indications exactes ou du moins rendues crédibles grâce au travail des journalistes, à des vérifications, à des enquêtes complémentaires (Haller 2017a).

Ces assignations normatives sont liées à plusieurs conditions de fonctionnement dont les principales figurent dans les lois concernant la presse, dans les conventions signées avec l’Etat et dans les affaires jugées, à l’exemple du devoir incombant aux autorités de transmettre les informations et de respecter la vérité et aux journalistes et à leurs rédactions de veiller à traiter ces informations avec minutie (§5 et §4 des Landespresse- et Landesmediengesetze et accord entre les Länder sur les médias).

Dysfonctionnements dans la pratique médiatique

Ce cadre normatif s’avère toutefois souvent inapplicable, notamment quand les acteurs, en l’occurrence les experts, ne connaissent pas le degré de vérité de leurs propres affirmations ou se figurent à tort le connaître. C’est ce qui caractérise la crise de la pandémie de Covid-19. Des hypothèses sont présentées comme faits avérés, des processus complexes sont expliqués à l’aide d’une seule variable ou justifiés selon un simple schéma de cause à effet. Ou bien on publie des pronostics qui s’appuient sur des enchaînements de faits et sur une dynamique relevant du passé. Le journalisme se heurte ici à ses propres limites, même quand il est scientifique : il ne peut pas transmettre des connaissances qui peuvent faire foi, il peut tout au plus montrer où sont les frontières au-delà desquelles commence la zone de ce que l’on ne sait pas. Des erreurs perturbantes ont découlé (et découlent) du fait que des épisodes étranges ne peuvent s’expliquer qu’avec l’aide de connaissances spécialisées mais que ces connaissances spécialisées sont en grande partie de nature purement hypothétique.

Quand il n’y a pas de crise, science, politique et médias sont des systèmes bien distincts, ayant leurs propres paradigmes, fonctions, mécanismes. La science qui est fondée sur des preuves produit un savoir vérifiable, la politique met les mécanismes en action et les médias, qui constituent la sphère publique, transmettent, questionnent, commentent ce qui est élaboré dans les deux autres systèmes. Or, face à la pandémie de Covid-19 et la panique qu’elle engendra, tous les trois ont semblé avoir le même but, celui de trouver le plus vite possible une réponse satisfaisante et rassurante à la question : comment procéder pour, en Allemagne, endiguer l’épidémie, maintenirla productivité économique et empêcher l’effondrement du système de santé ?

Le publique, dans toute sa diversité, attendit des médias d’information la diffusion de renseignements fiables afin de juguler l’incertitude angoissante qui se généralisait. L’audimat des émissions d’information du service public augmenta très vite, atteignant un niveau encore jamais atteint depuis l’unification allemande (Hölig et al. 2021 : 13 et s. ; Kupferschmitt et al. 2021 : 371 et s.) et la confiance dans leur fiabilité s’accrut (Jakobs et al. 2021). Or, pour beaucoup de monde, une consommation accrue des médias ne s’accompagna nullement d’une meilleure connaissance du problème, mais du constat déconcertant que l’on ne savait rien (INSA 2021).

C’est ce dysfonctionnement systémique – telle est ma thèse – qui a aggravé au sein de la société le clivage sur les manières d’envisager la pandémie. Ce qui évolua dans deux directions.

Premièrement l’absence d’un savoir scientifique a été camouflée par les médias sous le prétexte de transmettre des informations. Pendant les premiers mois, les médias de qualité ne sont qu’exceptionnellement parvenus –à partir d’un flot de propos divergents voire contradictoires sur la chaîne infectieuse du virus –à générer des renseignements reposant sur des preuves et des arguments logiques. Ces médias d’information ont repris, en grande partie, des hypothèses, suppositions, interprétations, estimations, qui avaient été formulées par différents porte-paroles, acteurs et institutions, et ils les ont rapportées au titre de faits avérés sans procéder à des vérifications.

Deuxièmement les médias ont flatté l’autorité politico-scientifique. Leur présence médiatique conférait aux chercheurs qui étudiaient le SARS-CoV-2 (virologues, médecins, biologistes, mathématiciens e.a.) le rôle d’experts rigoureux dont la vocation serait de dispenser des conseils (quand ils étaient moins rigoureux, leur compétence était immédiatement remise en question). Les acteurs politiques, vus comme destinataires de ces conseils, se devaient de les mettre en application (ceux qui hésitaient et tergiversaient n’avaient pas bonne presse) ; leurs décisions paraissaient tirer leur légitimation des expertises des scientifiques. Les médias ont ainsi amalgamé bilans scientifiques et incitations politiques et donnéà croire à une bonne maîtrise des connaissances. Les avis divergents et invitant à la nuance furent souvent laissés de côté puis considérés et marginalisés comme des mensonges émanant de personnes ignorantes ou ne voulant pas savoir („Corona-Leugner”, „Geschwurbel”, „Querdenker”) et que l’on traita ensuite, lors de la campagne en faveur du vaccin, de dangereux extrémistes dévoyés.

Les irologues, la politique sur le Covid-19 et les médias « embarqués »

L’examen de différents cas de figure va nous permettre de concrétiser et d’argumenter plus précisément cette présentation très générale de ma thése, et ce non sans esprit polémique.

Commençons par la présentation de la pandémie dans les médias durant les mois de mars à mai 2020, car elle fut décisive pour sa gestion émotionnelle. Son début se situe la nuit du 18 mars 2020, quand un convoi militaire transportant une énorme quantité de cercueils traversa la ville de Bergame. Les actualités télévisées allemandes en diffusèrent une vidéo. Cette vidéo avait été filmée avec un téléphone portable par un riverain qui l’avait mise sur le net. Cette vidéo qui glaçait le sang et bien d’autres images avaient été partagées sur les réseaux sociaux, surtout sur YouTube, et consultées des millions de fois. Des sentiments de peur et de panique avaient donc déjà gagné la population bien avant que les journalistes professionnels aient rédigé leurs propres reportages pour la presse et que les gouvernements et leurs conseillers scientifiques aient réagi. Ces derniers se demandèrent alors comment utiliser cette panique pour inciter la population à réellement se protéger de cette menace virale3.

Sur le mode du reportage de guerre

Les trois secteurs – politique, santé, médias – traitèrent ce sujet non pas en recherchant l’objectivité mais en optant pour l’actionnisme, si bien qu’ils renforcèrent l’effet de panique, s’observèrent réciproquement, se citèrent et se confirmèrent mutuellement. Ce processus récursif, dont la circularité augmentait la pression, conduisit les responsables politiques à pousser à l’action et ainsi à attiser la panique.

En termes de communication, ces trois secteurs présentèrent le Covid comme venant seulement de l’extérieur, comme une menace étrangère cherchant à nous détruire. Le printemps 2020 se plaça sous le signe des quasi reportages de guerre que l’on trouvait dans les médias les plus influents : les statistiques du nombre de cas détaillaient en quelque sorte la situation au front, les médecins étaient montrés comme des combattants sur le champ de bataille, les responsables politiques concernés – en tout premier lieu le ministre de la Santé Jens Spahn – se positionnèrent comme des stratèges examinant d’une hauteur le théâtre des opérations. Mais leurs déclarations, elles, n’étaient pas celles de généraux car le discours témoignait d’un grand désemparement : nous demandons, réclamons, voulons, pourrions…

Amorces d’une prise de distance dans les médias ?

On se rappelle les manœuvres apparemment désordonnées de la chancelière face aux ministres-présidents dont chacun entendait proposer une meilleure stratégie que les autres. Cette incohérence, notamment durant la troisième vague (autour de la question : confiner à Pâques, oui ou non), incita alors certains journalistes à faire usage de leur esprit critique, d’autant que le ministre de la Santé avait des pannes et que les malversations de quelques élus corrompus pour se procurer des masques suscitèrent l’étonnement.

Il est à plus forte raison étrange que de grands journaux – par exemple le Spiegel, la FAZ ou la Süddeutsche – aient durant de longs mois renoncé à mener leurs propres enquêtes. Il n’y eut quasiment aucune vérification des données recueillies par les services de la santé et envoyées par Fax au RKI [Robert-Koch-Institut, centre épidémiologique fédéral, n.d.T.]. De même les artefacts élaborés par le RKI – d’abord le chiffre « r » et ensuite l’incidence – ont été un an durant transposés sans modification dans de beaux diagrammes colorés et publiés comme véridiques. Les résultats des testes PCR étaient acceptés tels quels ; il n’y a guère de rédaction qui savait ce que le « Cycle threshold (ou ct) » [nombre de cycles seuil, n.d.T] – qui diffère d’un laboratoire à l’autre – détecte réellement. La synthèse de ces données a été considérée comme reflétant fidèlement la propagation de l’épidémie et mise en exergue à grands renforts d’images et de titres affolants.

Le deuxième facteur qui a accru la panique fut le recours des médias au camouflage de ce qu’on ne savait pas et des artefacts du RKI, et ce en montrant des images d’horreur qui suggéraient que la réalité était encore pire.

D’un sentiment de sécurité à l’incertitude

A la communication récursive et au camouflage informatif s’ajoute un troisième facteur : le choc de constater qu’on manquait de connaissances dans ce domaine. Ce choc affecta non seulement la population mais aussi les trois systèmes, science, politique, médias, qui avaient cherché à compenser les lacunes au moyen de modèles et de pronostics qui devaient être démentis peu après.

Faire l’expérience de ne pas tout savoir a constitué une innovation car, durant les dernières décennies, la conviction que « nous » maîtrisions tout avait été en quelque sorte inoculée à la majorité de la population. A l’échelle mondiale, l’économie de marché de type occidental et sa radicalisation néolibérale était présentée comme panacée universelle ; à notre échelle nationale la Grande Coalition instaura un somnambulisme sécurisant en transformant le secteur politique en espace d’immobilisme et d’attentisme (symbole donné au losange des mains de Merkel ; « Wir schaffen das »érigé en devise). Cette conviction a été renforcée au quotidien par les promesses de la technologie appliquée (« rendre le monde meilleur ») et la soif de consommation : tout serait de plus en plus sûr et pratique, fréquente mise à jour du software, et, tous les deux ans : checkup médical, nouvelle voiture, nouveau lieu de vacances, nouvel appareil connecté. Qu’une minorité croissante de gens ne puisse pas tenir un tel rythme et au contraire s’appauvrisse et se précarise n’intéressait que peu les médias et une majorité qui se croyait en sécurité. Et voilà que, au printemps 2020, ce beau récit se révéla brusquement fallacieux car rien n’est clair, rien n’est sûr.

Pseudo-savoir et absence de savoir

Avouer ouvertement ne pas savoir requiert des compétences assez rares en Allemagne. Beaucoup trouvent plus aisé de transformer des suppositions en faits avérés et d’enjoliver a posteriori des pronostics erronés. Je ne songe pas ici à d’éminents scientifiques retraités tels que Wolfgang Wodag et Sucharit Bhakdi mais à des experts toujours en activité. N’oublions pas les tâtonnements de nombreux spécialistes. Pour donner un exemple, Klaus Püschel, médecin légiste de Hambourg hautement respecté, annonça dans les médias fin avril 2020 que les cadavres qu’il avait autopsiés et avaient le Covid n’en étaient pas morts et que leur décès avait une autre cause organique. Ce qui fit exulter les sceptiques. En fait, Püschel supposait que des malades qui décéderaient du Covid le feraient suite à une défaillance pulmonaire, mais cette supposition a été battue en brèche plus tard (Hamburger Abendblatt du 18 avril et Tagesschau du 21 avril 2020 ; les déclarations de Püschel y ont été consultées 1 200 000 fois).

Autre exemple : Frank Ulrich Montgomery, président de Médecins du Monde, a déclaré à la télévision en avril 2020 que le masque était inutile et ne devrait pas être imposé. C’était peut-être parce qu’à ce moment-là des masques efficaces n’étaient pas disponibles. Les opposants au masque se virent confortés dans leur refus et durcirent leur position. Tandis que nous savons depuis lors que les masques FFP2 sont la meilleure protection envisageable (Bagheria et al : 2021). Ledit Montgomery fit volte-face 18 mois plus tard et recommanda que le vaccin soit obligatoire pour les enfants (interview sur ZDF le 2 décembre 2021) alors que cette obligation est difficilement conciliable avec le respect des droits fondamentaux. De très nombreuses personnes antivax en furent consternées et beaucoup manifestèrent dans les rues. Ou encore : Hendrik Streeck, virologue de Bonn, qui interpréta dans les médias les observations faites à Heinsberg au printemps 2020 en allant tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Ou Karl Lauterbach, le « Monsieur Santé» du SPD, qui revêtit très vite le costume d’une Cassandre ; médias et chaînes de télévision furent enthousiasmés et l’invitèrent plus souvent que quiconque – 43 fois depuis le début de l’épidémie ; devant Christian Lindner qui fut invité 21 fois (meedia. de du 16-12-2021). Les médias justifient cela, maintenant que Lauterbach est ministre de la Santé, par le fait que ses prédictions alarmistes s’étaient confirmées dans une large mesure («überwiegend »). Dans une large mesure ?

Reduction de la reflexion à des considerations biologiques

Comparée à ces experts, la chancelière a paru, avec ses incertitudes, d’une grande sincérité : elle a navigué«à vue », sans stratégie, mais en observant le principe d’opportunité. Ce principe aurait pu être judicieux et adapté au statut de la non-connaissance si seulement le gouvernement fédéral ne s’était pas limité aux questions de biologie et de santé publique ; il ne les a pas associées aux questions sociales, que ce soit celles qui relèvent de la psychologie sociale ou celles qui regardent institutions et structures ; s’il s’était documenté dans ces domaines, il aurait pu amender la panoplie de ses mesures. Or l’ignorance tout autant que son déni concernaient justement au premier chef des pans de la psychologie sociale et individuelle de la politique anti-Covid. Ce qui fut particulièrement dramatique pour bien des acteurs culturels et des familles.

Il y a bel et bien eu des initiatives pour réclamer une telle pluridimensionnalité. Il se constitua par exemple à la fin de mars 2020 une commission interdisciplinaire de 14 scientifiques qui, en avançant de solides arguments, détailla la manière de fonctionner d’une taskforce anti-Covid et les moyens de combattre efficacement la première vague de la pandémie sans pour autant trop rogner sur les libertés individuelles. Sur les 300 journaux et médias d’information qui existent en Allemagne, seuls 14 journaux – imprimés et en ligne – y ont fait une brève allusion. Ce fut si éphémère qu’il n’y eut pas de suites. En revanche, à la même époque (mars-juin 2020), les journaux régionaux et locaux ont mentionné 5250 fois le virologue de la Charité Christian Drosten, et il le fut 258 fois dans les articles de la Frankfurter Allgemeine Zeitung et 253 dans ceux de la Süddeutsche Zeitung. Il n’était certes pas et n’est bien entendu toujours pas question de mettre en doute les compétences de Drosten et la valeur de ses analyses qui reposent sur des preuves et qu’il formule en général de façon nuancée. Mais la fréquence des références faites à son nom montre que les médias reprenaient à leur compte la perspective des virologues spécialisés – lutter biologiquement contre l’ennemi Covid – ; elle servit de caution à cause de sa présence permanente dans le discours public et, passant pour être la seule stratégie valable, elle fut le miroir récursif des décisions politiques.

Pour garder une métaphore guerrière, disons que les médias de référence – excepté Die Welt – ont été« embarqués » dans la croisade anti-Covid menée par ces alliés qu’étaient les experts ainsi que les responsables politiques et leurs institutions. Lorsqu’un nombre croissant de journalistes politiques se mit, à l’automne 2020, à critiquer les fausses manœuvres de la Commission européenne, du ministère de la Santé et des ministres-présidents, il ne s’agissait pas pour eux de débattre de la guerre mais des divergences entre officiers sur le front : les différents professionnels des médias redoutaient tous que les chefs d’état-major ne sabotent cette croisade et que, eux, les simples soldats n’en sortent perdants.

Sur les chemins de la croisade

Peut-être ces médias qui couvrent l’actualité ont-ils opté pour le discours des reporters de guerre parce qu’ils ne pouvaient pas gérer autrement l’absence de connaissances. Cette branche du journalisme tire en effet sa légitimité, nous l’avons dit, de la transformation de phénomènes mal connus en faits connaissables. II semblait par conséquent logique que les journalistes préfèrent se tourner, plutôt que vers ceux que le Covid laissait sceptiques, vers des généraux surdoués invitant à suivre leur panache blanc. Quand on est en guerre, il est dangereux de soutenir des positions pacifistes, les-quelles émoussent ou pourraient émousser l’endurance de la troupe. Et les pacifistes, accusés de démoraliser, sont si possible réduits au silence. Gerhard Strate, avocat pénaliste de renom, a écrit en mai 2020 : « Le Spiegel classe les protestations contre les mesures anti-Covid dans la rubrique des tenants du conspirationnisme. Or, pour un de ses projets, ce périodique touche des millions de la part de la Bill et Melinda Gates Foundation. Est-ce encore crédible ? » (Cicero, 20 mai 2020). Même si cette affirmation de Strate relève elle aussi d’une thèse complotiste qui ne résiste pas à l’examen, elle n’en illustre pas moins le mécanisme d’un rejet mutuel.

Ce mécanisme – diffamer les adversaires, marginaliser les sceptiques, réduire les pacifistes au silence –, je l’ai observé de plus en plus souvent au printemps 2020, surtout quand il s’agissait de personnages éminents. Les médias de référence les traitaient comme si c’était le sens même du combat qui risquait d’être remis en cause alors qu’on était en pleine guerre. Ces personnages éminents n’étaient ni des farfelus adeptes de l’ésotérisme ni des extrémistes propageant des fake news, mais des esprits critiques qui raisonnaient. A titre d’exemple : Sarah Wagenknecht, Wolfgang Kubicki, Boris Palmer, Nida-Rümelin, Juli Zeh. Et, au printemps 2021, environ 51 acteurs et artistes rebelles qui diffusèrent des vidéos satiriques sous #allesdichtmachen. On estima que leur indignation ne relevait pas de performances d’artistes mais était une trahison ; leurs porte-parole furent convoqués au tribunal des médias et qualifiés de mythomanes procéduriers (Tagesspiegel, 29 avril et 2 mai 2021). Plus tard à l’automne 2021, quand le nombre des cas de Covid remonta en flèche malgré le fort taux de vaccination, les médias usèrent d’un ton plus incisif : les quelques figures de premier plan telles que Joshua Kimmich, Richard David Precht, Thomas Mertens, Svenja Flaßpöhler e.a., qui avaient oséémettre publiquement des réserves à propos de la vaccination mRNA de Moderna, notamment pour les enfants, furent accusés d’être des traitres à la patrie et de servir les intérêts de l’extrême-droite (Spiegel-online : avec Evers, 2 novembre 2021, et Stikowski, 30 novembre 2021). Il fallut que Mertens fasse amende honorable pour qu’il soit gracié (https://www.tagesschau.de/investigativ/panorama/stiko-mertens-raeumt-fehler-ein-101.html).

Destruction du discours officiel par les réseaux sociaux

Pour être équitable, il faut revenir sur la situation, mentionnée en introduction, des réseaux sociaux, plateformes et sites envoyant des notifications. Plus que le journalisme d’information, ce sont eux qui ont probablement le plus influencé la société dans ses rapports à la pandémie. Et, surtout, en diffusant erreurs et mensonges, ils ont fait une obstruction de plus en plus violente à la vocation du journalisme qui est d’éclairer et d’expliquer. C’était parfois comme dans la fable du lièvre et du hérisson : à peine une assertion erronée, qui avait fait son chemin sur Facebook, YouTube, Instagram ou Twitter, était-elle modifiée et corrigée par les rédactions des journaux (la liste en figure dans la bibliographie) que déjà une myriade d’autres surgissaient et se répandaient comme une traînée de poudre par le biais des réseaux sociaux.

Une telle dynamique confirme le fait que les algorithmes mis en place sur les plateformes ne produisent pas de l’information mais attisent les émotions parce que ce sont elles qui génèrent plus de circulation sur le Web et donc plus de gains publicitaires : peur et panique suscitent les vagues d’indignation qui enflent et qui sont d’immenses caisses de résonance. Les prisonniers de ces caisses récusent le principe de réalité de la majorité, interagissent et consolident leur point de vue en fonction duquel l’environnement social serait un territoire ennemi.

Il n’est pas surprenant que beaucoup de ces personnes n’aient plus conscience de la différence de catégorie qui existe entre l’agression symbolique dans le cadre des réseaux sociaux et l’emploi de la force physique dans la rue.

Y avait-il des alternatives ?

Le bilan que l’on peut tirer de ces constats ne doit pas faire oublier que la pandémie de Covid a été ressentie, et le reste, comme un tsunami déclenché en quelque sorte « de l’extérieur» et ébranlant le quotidien de notre société industrielle qui s’est éloignée des forces de la nature. Cela change la portée de la question habituelle concernant la marge de manœuvre que les responsables devraient calculer en fonction d’objectifs politiques. Par exemple pour la politique d’accueil des migrants avant et pendant leur afflux en 2015-2016 : les grands médias auraient pu montrer et commenter les motivations qui expliquaient les différentes options. C’était donc aussi pour eux l’occasion de montrer et commenter les points de vue et les valeurs du grand public et d’ainsi rendre possible qu’une information solide permette de se forger une opinion. Et pourtant ce discours n’a pas été tenu, ce qui découle du fait que les professionnels des médias se sont identifiés à la politique migratoire d’Angela Merkel (Haller 2017, 2019).

La pandémie du Covid s’en différenciait puisqu’elle constituait un cataclysme qui semblait exiger de prendre très vite les mesures le plus efficaces possible. Le gouvernement ne disposant d’aucune marge de manœuvre, il prit des mesures d’urgence et créa ainsi chaque semaine une réalité nouvelle, descriptible, mais dont la factualité n’était soumise à aucun contrôle et aucune vérification. C’est justement pour ce motif que les médias journalistiques auraient dû renverser la vapeur et examiner rationnellement ces décisions politiques, et ce non pas en restant dans le sillage des options et des actions officiel-les mais dans le respect des droits fondamentaux ancrés dans le Grundgesetz, ce qui aurait amoindrit ou même supprimé leur collision avec la prise en compte des intérêts. On aurait aussi pu s’attendre à ce que les grands médias prennent des distances, soumettent les considérations politico-scientifiques à leur regard critique et analysent de façon rationnelle les mesures prises, repèrent les incohérences, discutent en continu de leur adéquation et pertince – en somme fassent ce que le tribunal constitutionnel avait prévu il y a un demi-siècle en définissant la mission de la presse.

En d’autres termes, est-ce que cette histoire aurait suivi un autre cours si les grands médias avaient d’emblée brandi le principe « Aufklärung » et, en faisant usage d’objectivité et d’esprit critique, s’étaient opposés aux gens prétentieux et avides de pouvoir ? Cela restera sans doute une question vaine aussi longtemps que les journalistes allemands s’en tiendront au rôle de ceux qui savent tout et donnent des leçons de morale. Et aussi longtemps que les propriétaires de médias financeront leurs rédactions au moyen d’audimètres et de revenus publicitaires, et chercheront à (ou seront contraints de) piquer la curiosité du public au lieu de stimuler la soif d’acquérir des connaissances.

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