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L’Allemagne dans l’Irlande de Hugo Hamilton, ou la mise en film sur le papier d’une Vergangenheitsbewältigung maternelle


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Pourquoi interroger la notion d’espace germanophone en contexte autobiographique, lieu littéraire s’il en est de la mise en scène d’un héritage – qu’il soit parental ou plus largement culturel et national ?

L’œuvre de Hugo Hamilton, journaliste irlandais engagé et auteur de romans noirs, policiers et historiques, est parcourue de trois dualités majeures : entre espace et temps, entre langue et nationalité, entre Allemagne et Irlande. Ses memoirs

Nous conservons ici le terme anglais de memoirs pour désigner les deux ouvrages de Hamilton. Les éditeurs français les ont certes diffusés comme « mémoires », mais ce choix est surprenant. En effet, le terme est en principe réservé en français à une autobiographie écrite par un acteur de l’histoire susceptible de mettre en récit des dimensions publiques et privées de sa vie, ce qui n’est pas le cas de notre auteur.

, intitulés The Speckled People (Hamilton 2003) et The Sailor in the Wardrobe (Hamilton 2005), déploient un héritage familial articulé autour d’une première dichotomie somme toute convenue en contexte autobiographique : celle de l’espace et du temps. En effet, Hamilton porte un regard synchronique sur l’espace germanophone et sur ce que cet espace signifie dans les années 1950 et 1960 pour la diaspora allemande de l’après-guerre

L’Éire est demeurée officiellement neutre pendant la durée du conflit.

, même si cet espace est situé a priori à bonne distance de l’Allemagne et d’un passé national-socialiste. Ce regard synchronique sur ce que serait un espace germanophone en terrain allophone n’empêche pas la construction d’une réflexivité diachronique chez Hamilton : diachronie de la jeunesse allemande de sa mère Irmgard, nécessairement et diégétiquement en décalage, en creux du récit de soi. On voit là que les deux dernières dualités énoncées plus haut (entre langue et nationalité ; entre Allemagne et Irlande), plus rarement liées au genre autobiographique, font la richesse et l’originalité d’une mise en scène d’un héritage.

Hugo Hamilton est un auteur hiberno-allemand, ou germano-irlandais – l’ordre importe peu, tant le sentiment national semble chez lui s’effacer derrière la question des langues d’une part ; et tant, d’autre part, il gagnerait à être connu des germanistes comme des hibernistes. Au-delà de ces deux aires linguistiques et culturelles germanophone et irlandaise, les chercheurs s’intéressant à la notion de récit de soi, notamment de récit de soi entre les langues, mais aussi plus précisément aux aires linguistiques trouveront un intérêt à ses memoirs, dont l’espace narratif comme géographique est singulier.

Penchons-nous sur la délicate définition d’un espace germanophone. Correspond-il aux seuls pays de langue allemande ? L’espace physique défini par une communauté germanophone, l’espace domestique d’un foyer familial de langue allemande, microcosme allophone en terre étrangère, est-il seulement langagier ou se rattache-t-il à des terres loin-taines que l’on n’a jamais foulées ? Questionner les modes sur lesquels un héritage spécifiquement allemand est déployé à distance de l’Allemagne : voilà ce à quoi semble nous convier Hugo Hamilton à chaque page de ses memoirs The Speckled People (2003) et The Sailor in the Wardrobe (2005). Reste à établir sur quels modes un héritage germanique peut être représenté en littérature à distance de l’Allemagne – d’autant plus lorsque la question déjà complexe de la Vergangenheitsbewältigung dans la construction d’une identité allemande

Nous gardons le terme allemand pour renvoyer à l’idée difficilement traduisible d’un double travail de maîtrise du passé national et de son éventuel dépassement, comme le rappellent Nele Wissmann et son traducteur (Wissmann 2011 : 674).

se double de traumas personnels et transgénérationnels.

Né en Irlande en 1953, d’une mère allemande et d’un père « patriote amant des langues » (Hagège 2009 : 541), dont l’amour de la langue irlandaise (gaélique d’Irlande) confinait à l’activisme linguistique, Hamilton décrit une enfance entre les langues dans ses œuvres autobiographiques. Dans une perspective diasporique, la maison de banlieue de classe moyenne de Dublin où grandissent Johannes Ó hUrmoltaigh

Le nom de naissance de Hugo Hamilton – dont le patronyme actuel est l’anglicisation du gaélique Ó hUrmoltaigh – condense les deux héritages linguistiques parentaux allemand et irlandais. Les prénoms des enfants de la fratrie se répartissent équitablement entre héritages celtique et germanique.

et ses frères et sœurs constitue un espace a priori fort restreint : celui d’une famille multilingue dont tous les membres parlent l’allemand et qui habite une île majoritairement anglophone. Première langue de la mère, Irmgard, et de ses cinq enfants, l’allemand est aussi la langue apprise tardivement – à l’âge adulte – par le père irlandais, que la culture germanique passionne. Contraint de parler exclusivement l’allemand maternel et l’irlandais paternel, langue très peu usitée en milieu urbain dans les années 1950 et 1960 à Dublin

Le gaélique irlandais (ou « irlandais » comme nous le désignons ci-après) est pourtant la première langue nationale et la langue officielle de la République d’Irlande. L’enseignement de cette langue celtique, qui dispose d’une riche tradition littéraire (elle possède la plus ancienne littérature vernaculaire d’Europe) est obligatoire depuis la création de l’État libre en 1922. Sa maîtrise est requise pour accéder à l’Université et au statut de fonctionnaire. Paradoxalement, les zones traditionnellement irlandophones de la République se réduisent depuis déjà cinquante ans comme une peau de chagrin lorsque naît Hamilton. L’anglais, quant à lui, est la première langue d’une partie croissante de la population depuis l’indépen-dance de 1921, en même temps que l’irlandais décline comme première langue, mais la langue anglaise est aussi perçue comme celle de l’oppresseur britannique dont l’usage est symptomatique d’un passé colonial dont l’héritage reste problématique.

, l’anglais parlé aux abords du foyer reste interdit à Hamilton par son père, jusqu’à ce que l’auteur-narrateur conquière cet idiome par la force à l’adolescence. Ce choix d’une autre langue pour écrire fait de lui un autobiographe translingue dont l’héritage émane de l’espace déjà ambivalent d’une « mémoire d’ou trelangue » (Ausoni 2018).

Toutefois, l’intérêt que présentent les memoirs de Hamilton réside moins dans leur contextualisation identitaire (familiale et nationale), déjà entrevue par leur réception académique (Ní Éigeartaigh 2010 et Depner 2013 & 2014), que dans un second aspect, dont il sera question ci-après. Les deux volumes permettent en effet d’interroger plus spécifiquement les représentations des langues en contexte autobiographique, au prisme de l’héritage et de ses mises en récit et – dans la dimension performative de l’intermédialité d’une mise en film dont nous postulons le déploiement chez Hugo Hamilton – de ses mises en scène. Il existe en effet autant de variétés de plurilinguisme qu’il existe d’auteurs multilingues à l’âge adulte ; les perspectives heuristiques ouvertes récemment par un concept tel que celui de « biographie langagière » (Molinié 2006 : 131 ; Menguellat 2012 : 153) sont en ce sens fécondes, tant elles permettent de prendre la mesure de tout ce que peuvent représenter les langues au sein du récit de soi — affectivement, intellectuellement, humainement.

Il est vrai que l’approche linguistique et plus précisément multilingue paraît spontanément être une des plus évidentes pour qui veut étudier la représentation d’un héritage historique. Néanmoins, réduire l’héritage allemand chez Hamilton à la seule multiplicité des langues (Barnes 2017 : 99) nous paraît dangereusement réducteur au regard des récentes recherches menées dans le champ du multilinguisme. En effet, faire de la maîtrise de plusieurs langues une exception revient, en creux, à faire du monolinguisme la norme. Il suffit de rappeler avec Pavlenko que le paradigme monolingue (Pavlenko 2005 : 3) menace épistémologiquement le champ des études plurilingues. Suivant la germaniste américaine Yasemin Yildiz, qui propose d’aller « au-delà de la langue maternelle

C’est le titre de son ouvrage Beyond the Mother Tongue. The Postmonolingual Condition(Yildiz 2012).

», nous considérons que la progression des langues en littérature vers un paradigme multilingue équivaut à une désagrégation de l’idée de langue maternelle (Yildiz 2012 : 203–211). Nous garderons donc à l’esprit que l’étude du plurilinguisme en littérature dépasse largement les acceptions d’une langue « maternelle » unique et du seul héritage de la mère, bien qu’il faille d’abord s’y attarder pour mieux en penser les limites et les biais.

Nous cherchons donc ici à réfléchir la place de l’allemand en tant que triple héritage en littérature : un héritage maternel d’abord, puisqu’il s’agit de la langue maternelle de Hamilton, concept hautement problématique en contexte plurilingue ; un héritage historique ensuite, puisque l’histoire d’Irmgard est étroitement imbriquée dans celle de « l’Histoire avec sa grande hache » selon le mot bien connu de Georges Perec (Perec 1993 : 17) ; un héritage linguistique enfin, puisque notre approche se veut bien sûr autant littéraire (et d’un point de vue générique, autobiographique) que langagière. En effet, nous nous penchons ici sur la présence textuelle de l’allemand comme objet narratif, du plus petit niveau métalin-guistique jusqu’au niveau le plus élevé, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’Édouard Glissant et Marie Dollé appellent « l’imaginaire des langues » (Dollé 2002 ; Glissant & Gauvin 2010).

Parallèlement, il s’agit aussi de montrer comment le texte adopte des techniques filmiques pour écrire un double scénario : celui de la mère de l’auteur-narrateur, à l’origine d’une mise en film du passé personnel et national à destination de ses enfants, et celui du jeune narrateur intra- et homodiégétique. Ce dernier est un metteur en scène aux fonctions parfois ambiguës et mal définies, on va le voir. Il est vrai que les chercheurs ayant interrogé les techniques de l’intermédialité ont fait le constat suivant : le bon repérage – par le lecteur comme par le critique – des techniques filmiques en littérature suppose de solides connaissances en matière de techniques cinématographiques (voir Hallet 2015 : 606). Toutefois, notre hypothèse de départ se détache de ces travaux académiques sur l’intermédialité : nous postulons provisoirement, en effet, que cette mise en film sur le papier est un mode novateur et créatif d’actualisation littéraire de la Vergangenheitsbewältigung, héritage d’autant plus délicat à négocier qu’il est pensé et écrit depuis les territoires lointains de la diaspora allemande.

L’ALLEMAGNE DANS L’IRLANDE DE L’APRÈS-GUERRE : UN HÉRITAGE MATERNEL ENTRE CONSCIENCE MÉTALINGUISTIQUE, CONSCIENCE HISTORIQUE ETVERGANGENHEITSBEWÄLTIGUNG

La conscience métalinguistique est avant tout historique chez Hamilton : on ne saurait trouver de hiérarchie entre la langue allemande comme présence textuelle hétérolingue

Nous comprenons le concept d’hétérolinguisme comme mélange physique des langues dans un texte, suivant Myriam Suchet sur l’imaginaire hétérolingue (Suchet 2014), elle-même s’appuyant sur les travaux de Rainier Grutman. Ce dernier définit l’hétérolinguisme comme « la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale » (Grutman 1997 : 37). Cette définition tend à souligner que d’un point de vue langagier, le métissage des héritages parentaux ou nationaux (et faussement monolingues) peut se manifester à plusieurs niveaux.

et l’histoire de l’Allemagne comme représentation littéraire. De la même façon, il serait vain de chercher à établir quel imaginaire prévaut chez Hamilton : celui des héritages linguistiques particuliers, ou bien celui de l’histoire nationale et des récits collectifs tels qu’ils sont imbriqués dans l’identité narrative (Ricœur 1988 : 296) du sujet plurilingue.

L’Allemagne est le pays d’origine de la mère de Johannes, Irmgard, arrivée en Irlande après la guerre pour apprendre l’anglais. Victime d’une ironie tragique, elle finira par épouser un homme dont la raison d’être semble consister, précisément, en la haine de cette langue – celle du colon britannique n’ayant quitté qu’une partie de l’île, l’autre demeurant sous occupation

Nous reprenons ici les tropes du nationalisme irlandais dont le père de Hamilton est le chantre.

. C’est avant tout comme Allemande que Hamilton reconstruit sa mère diégétiquement :

My mother's name is Irmgard and she was in a big film once with lots of war and killing and trains on fire. It's a black and white picture that happened long ago in Germany. [...] She can’t talk about it any more than that. [...] One day, when we get older we’ll hear the whole story. But now we’re too small, and some things about Germany are not good to think about. […] “That's a film you can see when you grow up” she says. […] Film over.

(Hamilton 2009 : 16)

Le discours rapporté, ici direct et indirect libre, est identifiable grâce aux inserts de groupes verbaux « introducteurs d’une activité de parole » (Anscombre 2015 : 104). Ces inserts sont plus ou moins aisément repérables par le lecteur : comparons « she says » au plus subtil adversatif « but now » (nous soulignons). Ce sont autant d’indices narratifs déployés par Hamilton pour attirer l’attention de son lecteur sur ce que l’on pourrait qualifier avec Myriam Suchet de « feuilletage hétérolingue » (Suchet 2014 : 87). En effet, Hamilton écrit ses memoirs en s’appuyant sur les journaux intimes de sa mère (Depner 2014 : 131–136), rédigés en allemand mais ici traduits en anglais et retraduits par le narrateur intradiégétique et par la voix d’enfant recréée sur le papier. Mais ce feuilletage hétérolingue est masqué en ce que la langue allemande présente dans la genèse des memoirs a ici disparu : la langue des journaux de la mère de l’auteur est ici traduite, donc travestie, et le fait que ces documents jadis privés constituent un hypotexte des memoirs du fils que le lecteur a sous les yeux, est passé sous silence par l’autobiographe. Ce double artifice linguistique et métatextuel rappelle la technique filmique de montage fait de coupes, de plans minutieusement agencés en séquences savamment articulées. La mère de Hamilton serait donc, sinon la réalisatrice du film que son fils insère dans ses memoirs après la lecture de ses journaux, du moins la monteuse, à l’époque, qui supprime les scènes les plus impressionnantes et les articule en une narration adaptée au jeune public que sont ses enfants. En ce sens, elle semble agir à la fois comme monteuse et comme instance de censure, historiquement et/ou sous la plume de son fils adulte (« That's a film you can see when you grow up […] The end. Film over », Hamilton 2009 : 16–17).

Comment expliquer cette volonté maternelle, réelle ou imaginée par le fils autobiographe, de délicate censure ? Il faut se rappeler qu’Irmgard Ó hUrmoltaigh a échappé à une guerre bien réelle, et non seulement à la language war que son mari impose à femme et enfants dans sa lutte acharnée contre l’anglais. Cette première guerre qui structure l’héritage maternel et la mise en scène de ce dernier en littérature est historique, idéologique, physique. C’est celle qui oppose résistants au national-socialisme (la famille d’Irmgard comptait parmi eux), acteurs et soutiens passifs du Troisième Reich ; c’est celle dont les conséquences humaines et géopolitiques pétriront de culpabilité la fratrie Hamilton en Irlande après la guerre, puisqu’ils seront sans cesse renvoyés à l’imaginaire des camps d’extermination et du conflit armé par les autres petits Dublinois ; c’est celle des bombardements, puis de la dénazification décrite comme superficielle et complaisante qui caractérise l’Allemagne de l’immédiat après-guerre que fuit Irmgard. Cette guerre-là, tangible et mondiale, dans laquelle l’héritage maternel est tout entier immergé, précède la guerre des langues paternelle à l’échelle domestique. C’est cette première guerre, maternelle, que Hamilton met lui-même en film – plus encore qu’en scène – sur le papier.

All we need to know is that at the end of the film, when the war is over, my mother runs away to Ireland to go on a pilgrimage. She meets my father in Dublin and they [...] go back to Germany to get married with the snow all around. They travel through the white landscape and go to a mountain along the River Rhine called the Drachenfelz, and after that my father brings her back to Ireland to another mountain close to the Atlantic called Croagh Patrick. “And that's how the film ends,” she says, because it's time to sleep and she doesn’t want us to keep calling her and asking more questions about Germany that she can’t answer. “The End. Film over.”

(Hamilton 2009 : 16–17)

L’arrivée en Irlande d’Irmgard, digne d’une carte postale, précède le retour en Allemagne et son mariage. Deux montagnes emblématiques s’opposent, épicentres de deux séquences filmiques montées en miroir. Les noms de ces monts, toponymes hétérolingues allemand et irlandais, se détachent sans italiques de l’unité du texte hiberno-anglais : Drachenfelz et Croagh Patrick. Grâce au film de guerre que tourne Hamilton à partir des récits maternels, le mélange des langues est la condition de possibilité du partage de l’héritage parental en deux entités géographiques et narratives. Elles se répondent dans une structure rassurante pour le jeune narrateur recréé rétrospectivement par un auteur ayant grandi dans un foyer en guerre – guerre linguistique cette fois, mais non moins dévastatrice pour l’enfant et l’imaginaire dont il a hérité. La censure évoquée plus haut, dont la mère-monteuse du film est l’instance éthique et métanarrative artificiellement désignée par Hamilton, serait-elle ici une étape sur la voie d’une Vergangenheitsbewältigung transgénérationnelle réussie ? Pour l’auteur, il s’agit sans doute, dans le même temps, de signaler habilement le caractère ineffable des traumas familiaux ou de l’histoire nationale en littérature, imprégnés de honte et de culpabilité.

De bout en bout, l’histoire de l’Allemagne est perçue à distance par le jeune réalisateur intradiégétique de ce film sur le papier : il la met en scène – suite à la mise en film mater-nelle – dans la double altérité diasporique et linguistique de l’auteur-narrateur.

Altérité diasporique, d’abord : le jeune Johannes est, en premier lieu, l’enfant d’une diaspora, et c’est là son mode originel d’identification par les autres. Lui-même étant le fils d’une mère dont la famille a activement résisté au nazisme, il n’a pas participé aux faits historiques qui incriminent les Allemands après la Seconde Guerre mondiale, mais sa seule présence en tant que germanophone dans l’Irlande des décennies d’après-guerre fait de lui un coupable, un représentant voire un complice de l’héritage national-socialiste. De fait, les questions de la culpabilité, du déni et de l’oubli sont au cœur de cette mise en film sur le papier, insérée par Hamilton dans le texte de ses memoirs à partir du script des histoires racontées par Irmgard à ses enfants le soir venu, avant qu’ils ne sombrent dans un sommeil dont les rêves se dérouleront dans une langue librement choisie :

My mother wants us never to be fooled by nice words. She wants us never to have things that we regret, because everybody in Germany has things in their heads that they keep to themselves. Everybody has things they wish had never happened.

When you’re small you can inherit a secret without even knowing what it is. You can be trapped in the same film as your mother, because certain things are passed on to you that you’re not even aware of, not just a smile or a voice, but unspoken things, too, that you can’t understand until later when you grow up. Maybe it's there in my eyes for all to see, the same as it is in my mother's eyes. Maybe it's hidden in my voice, or in the shape of my hands. Maybe it's something you carry with you like a precious object you’re told not to lose.

“That film will still be running when we grow up”, she says.

(Hamilton 2009 : 18)

Le silence est entier, il doit ici se passer de toute bande-son ; seule l’image du film maternel posé sur le papier semble permettre de le signifier au lecteur, tout en libérant l’auteur du choix des mots, et par là du choix d’une langue unique et toujours problématique dans un foyer plurilingue parcouru de tensions et violences langagières. C’est à cette condition que l’héritage maternel allemand, que sous-tend une culpabilité ineffable (« unspoken things »), pourra être surmonté littérairement par Johannes à l’âge adulte – au niveau intradiégétique, l’annonce en est faite par la mère-conteuse : « the film will still be running when you grow up ». On peut être pris au piège de l’héritage maternel : « trapped in the same film as your mother », comme le déplore le jeune narrateur. Est-il pour autant condamné à rester prisonnier de l’histoire allemande par le prisme des récits maternels mis en images ? Non : le salutaire accès au sens se fait par la mise à distance qu’opère à chaque page le récit de soi. Or, ce dépassement se fait sur le mode d’une deuxième forme d’altérité narrative : celle de l’étrangeté linguistique.

UNE DOUBLE MISE À DISTANCE INTERMÉDIALE ET TRANSLINGUE

Cette deuxième altérité, linguistique, est immédiatement identifiable par le lecteur sous la forme d’occurrences hétérolingues en italiques. « De quel héritage parle-t-on ? », semble (se) demander à chaque page l’auteur adulte dissimulé sous les traits de l’enfant plurilingue narrateur : d’un héritage linguistique qu’il s’agit de faire voir, sinon entendre au lecteur par la bande-son de ce film sur le papier. L’héritage audible est celui de la langue d’Irmgard, l’allemand, rythmant le texte dans une matérialité typographique aisément repérable. Les occurrences hétérolingues peuvent être attendues avec plus ou moins d’impatience lorsque, lecteurs dont l’activité cognitive est avant tout structurée par la matérialité du texte, nous tournons une page : ces occurrences sont en italique et interrompent la lecture en donnant à chaque paragraphe un centre de gravité perceptible d’un seul regard à la tourne, comme le seraient les sous-titres d’un film dont l’espace sonore est caractérisé par la multiplicité des langues. Toutefois, il s’agit également d’une langue autre en ce qu’elle est doublement médiée : les journaux d’Irmgard, rédigés en allemand, constituent l’hypotexte du texte de Hamilton. Ils sont traduits et réécrits par son fils dans sa troisième langue (dans l’ordre d’apprentissage) de ce dernier, comme le montre Aoileann Ní Éigeartaigh qui les a consultés en archives (Ní Éigeartaigh 2010). C’est bien dans un imaginaire trilingue que se situe ici Hugo Hamilton. L’allemand de la mère, l’irlandais du père et la tiers-langue que représente la langue d’écriture : l’hiberno-anglais longtemps interdit mais choisi comme langue principale où construire un récit de soi.

Cette relation autobiographique et métatextuelle à la langue d’écriture évoque, en contexte irlandais, l’exemple canonique du double autofictionnel du jeune Joyce dans Portrait de l’artiste en jeune homme (Joyce 1916). Plus d’un demi-siècle avant l’enfance que narre Hugo Hamilton, celle du jeune Stephen Dedalus était déjà marquée par la glottophobie perpétrée par l’élite de Grande-Bretagne envers les locuteurs de l’hiberno-anglais et de l’irlandais. Attiré par le latin, le grec et le français scolaires, le double autofictionnel de James Joyce est en outre travaillé par un tiraillement entre la pauvreté des locuteurs natifs du gaélique irlandais et la fascination littéraro-historique envers la langue gaélique comme marqueur d’identité pendant le Gaelic revival du tournant du siècle. Ce mouvement intellectuel, littéraire et artistique, porté par les élites – et, paradoxalement, par certains milieux protestants et descendants de colons anglais – a eu des retombées politiques. Ces dernières aboutirent, entre autres éléments, à la proclamation de l’indépendance de l’Irlande en 1916, premier pays à s’affranchir du joug britannique (pour un aperçu historique complet du Gaelic revival et des langues de l’Irlande, voir Zingg 2013 : 17–29). Cette ambivalence tant identitaire que nationale et langagière se retrouve dans l’abandon par Hamilton du gaélique, et dans le choix qu’il fait de la langue de l’oppresseur britannique comme langue d’écriture : l’anglais. Certes, son anglais écrit res-sort de l’hiberno-anglais sur le plan des variétés diatopiques, mais les spécificités de cet hiberno-anglais sont bien moins mises en exergue qu’elles n’ont pu l’être dans le récit de soi chez Joyce, et comme élément constitutif du style littéraire de Joyce (Zingg 2013 : 181–199).

Dans les memoirs de Hamilton, la mise en récit d’une autobiographie langagière se fait en parallèle d’une mise en film de l’héritage maternel. Diégétiquement, cette opération tend à une certaine forme d’intermédialité, à notre sens inédite. Attardons-nous sur la mise en scène du film et sur l’un de ses personnages : le père d’Irmgard, Franz Kaiser. Le grand-père maternel de Hamilton, papetier rieur et musicien amateur, meurt prématurément, peu avant son épouse et alors que leurs filles sont mineures. Voici la séquence marquante, hypotypose quasi-filmique, de son décès :

My mother says everybody liked Franz Kaiser's jokes, even the people who were joked about, and maybe the Second World War would not have happened if there were more people like him. Then the Nazis took over and there was no more time for joking in Germany.

Then he was ill and my mother had to tell him what was happening outside on the square. He sat up in a bed in the living room upstairs over the shop, with the big alcove and the piano at the window. She had to look out and tell him who was going by. And every day, her mother played for him to make him better. She sang the Freischutz and all the Schubert songs she had performed at the opera house in Krefeld, when he sent her a bouquet of bananas instead of flowers.

(Hamilton 2009 : 62–63)

L’héritage maternel est d’abord mis en film par des effets de réel (Barthes 1968 : 85), tel celui, exotique, de l’onomastique – comme le seraient les termes en langue étrangère, lisibles par le spectateur et signalant à l’écran que la scène se déroule en terrain étranger (affiches, panneaux indicateurs, noms sur une porte, un magasin, un écriteau). En outre, on remarque aisément dans le texte la présence peu ambiguë des toponymes allemands (« Krefeld ») et d’anthroponymes non-anglophones (« Franz Kaiser », « Schubert »). Première occurrence hétérolingue de cet extrait du troisième chapitre ayant moins trait à l’onomastique, le « Freischutz » (sic), ce Singspiel de Weber que la grand-mère maternelle a chanté à l’opéra de Krefeld, fonctionne à la fois comme exotisme allemand en contexte irlandais et comme double héritage : d’une part, c’est là un héritage maternel – familial et singulier. D’autre part, il s’agit d’un héritage culturel et collectif – romantique et germanique – quelque peu stéréotypé mais attendu par un lectorat cultivé. L’enjeu est également celui d’un équilibre presque historiographique : il faut contrebalancer la Vergangenheitsbewältigung d’un auteur de mère allemande écrivant après le Troisième Reich, réflexivité littéraire nécessaire car inscrite dans l’horizon d’attente du lecteur. Tout se passe comme si Hamilton devait faire montre d’un attachement positif à un héritage bien moins problématique et, du même coup, moins délicat dans sa représentation en littérature autobiographique.

La suite de l’extrait densifie cette mise en scène translingue à la dimension filmique par une autre occurrence hétérolingue. Cette dernière se dégage typographiquement par l’utilisation des italiques, en invitant le lecteur à redoubler d’attention quant à l’environnement textuel de cet intrus linguistique :

Every day, she shaved his face and played the piano, but he didn’t get better. My mother was nine years old and one day he asked her to bring him a mirror so he could say goodbye to himself. He didn’t want to know who was passing by the house any more. All he did was look into the mirror for a long time in silence. Then he smiled at himself and said : “Tschüss, Franz ...” My mother says she will never forget the smell of flowers all around his bed and she will never forget the people of the town all standing outside on the market square. She remembers the shadows around her mother's eyes when the coffin came out of the house. She says that maybe it's not such a good thing to be the child of two people who loved each other so much, because it's like being in a novel or a song or a big film that you might never get out of.

(Hamilton 2009 : 63)

Outre cette première altérité onomastique rappelant les outils filmiques les plus simples pour signaler au spectateur un changement d’aire linguistique par la langue, inscrite dans sa matérialité écrite à l’écran-texte – le lecteur-spectateur est plongé dans le décor filmique lisse et stéréotypé d’une petite ville proprette de Bavière –, la suite de cet extrait nous paraît intéressante à deux niveaux. D’une part, le mélange des sens figuré dans le texte est frappant dans sa simplicité, leur simultanéité évoquant la superposition que permet par essence un support filmique : la musique du piano (ouïe), le miroir apporté par la petite Irmgard à son père pour qu’il puisse se dire à lui-même au revoir (vue frappante dans l’intermédialité quasi-filmique qu’elle déploie sur le papier du livre), le parfum des fleurs (odorat) autour du lit de mort. Immédiatement remarquable stylistiquement, il y a là l’artifice maîtrisé de la langue enfantine, faussement naïve, le narrateur adulte conférant à la voix littéraire de son jeune double une tonalité d’une apparente simplicité – elle évoque à Joseph O’Connor, préfaçant la traduction française, la « limpidité d’une eau claire » (Hamilton 2004 : 13).

D’autre part, cette sobriété d’une langue limpide est dans le même temps complexifiée par la nouvelle occurrence hétérolingue que nous évoquions : le « Tschüss, Franz… » ne nécessite pas de traduction. Linguistiquement, le lecteur est livré à lui-même. Si l’on file la métaphore filmique, il se trouve ici dans la même situation que le spectateur non-germanophone d’un film dont les scènes se seraient jusqu’alors déroulées au sein de différentes aires linguistiques. Le lecteur-spectateur aura désormais gagné la confiance de l’auteur-réalisateur : averti voire aguerri, il aura mémorisé suffisamment de termes allemands en atteignant cette séquence filmique du troisième chapitre pour pouvoir se passer de sous-titres, donc d’une traduction, tout immergé qu’il est dans cette mise en scène convaincante du film de l’histoire maternelle. En outre, l’explicitation translingue de cette occurrence hétérolingue aurait peut-être atténué l’instant émouvant qu’est ce singulier adieu à soi-même par le grand-père maternel sur son lit de mort.

Diégétiquement, le lecteur-spectateur est pris dans les rets du récit, au côté du jeune narrateur (se) figurant l’histoire filmique (ou le film historique ?) de sa mère : cette idée de captivité sous-tend l’imbrication permanente du sujet enfantin dans les deux langues des parents. L’enfant est captif de la biographie langagière que mettent en scène ses parents, de leurs récits linguistiques et de leur représentation fantasmatique des langues. On retrouve ici l’angoisse d’être pris au piège d’un imaginaire et d’une narration qui ne sont pas les siens, qu’ils soient littéraires, musicaux ou filmiques : (« it's like being in a novel or a song or a big film that you might never get out of »). Toutefois, il ne s’agit plus de la crainte hypodiégétique de l’enfant plurilingue recréé à distance par son double adulte écrivain et angoissé par la guerre et par le déploiement du thanatos ; mais de la peur de la mère, appréhension cristallisée a contrario autour d’un éros idéalisé et inimitable, qui unit les deux parents d’Irmgard jusque dans la mort, laissant la fratrie prématurément orpheline. Ce modèle si peu accessible d’ascendants s’étant trop aimés est susceptible d’intimider, dans sa perfection quasi-romanesque, les membres d’une famille sur au moins deux générations, marquées par cet héritage situé au-delà des langues.

Cette prise de distance littéraire d’avec le récit de la rencontre parentale, par essence romancée, a été explorée par Dorothea Depner (Depner 2014). Examinant en archives les journaux de la mère de Hamilton, qu’il a mis à disposition du public, elle a pu établir que la venue d’Irmgard en Irlande est mise en fiction par son fils dans ses memoirs. En effet, au moins une partie du « film en noir et blanc » que raconte la mère de Hamilton, par l’intermédiaire de la voix faussement naïve et artificielle de son fils, est fausse. Il s’agit de ce pèlerinage qu’aurait accompli Irmgard lors de sa première venue en Irlande et qui servirait, selon le scénario du film posé sur le papier des memoirs du fils, à expier les péchés de l’héritage allemand post-hitlérien.

She tells us the story of the pilgrimage instead. She tells us how Ireland was a place where you could trust everyone, where people prayed every day, where you could go and say the rosary and make up for all the things that happened in the war. It was a great way for a film to come to an end, cycling along the small roads with the sun slanting through the clouds […], lighting up the mountains like a stage in the opera house. It was flickering through the stone walls. Everywhere these stone walls and everywhere the grass combed in one direction by the wind. Trees bent like old men and everywhere so empty except for the haystacks in the fields and the monastic ruins. […] Then it started raining and getting dark and she had to find a place to stay quickly.

(Hamilton 2009 : 23 ; nous soulignons)

Suivant les trouvailles archivistiques de Depner (Depner 2013 & 2014), il faut admettre que le lecteur ignore qui affabule, scénarise, ment : la mère extradiégétique dans ses journaux ?... et/ou la mère intradiégétique narrant les histoires ?... et/ou le fils autobiographe adulte ? Ce qui est singulier, d’un point de vue métanarratif, c’est le mode sur lequel les techniques filmiques sont employées dans le récit de soi. En effet, elles abondent dans le récit de la mère, notamment les jeux de lumière qui signalent les changements d’ambiance et les rebondissements

Ces techniques intermédiales visant à rendre ce que nous identifions comme « film sur le papier » aussi « vivant » que possible ont largement été explorées par les études intermédiales. Ainsi, Kuhn et Schmidt déclarent que : « The basic trajectory of the classical Hollywood ideal (also taken over by UFA and other national film industries) involves establishing a cause-and-effect logic, a clear subject-object relation, and a cohesive effect of visual and auditive perception aimed at providing the story with an “organic” meaning » (Kuhn & Schmidt, 2013 : 11).

(se reporter aux soulignements que nous avons effectués dans l’extrait ci-dessus). Deux possibilités s’ouvrent alors. Soit ces artifices se cristallisent à un endroit des memoirs où affleurerait l’inconscient du texte, et l’usage que fait Hamilton des techniques filmiques en littérature autobiographique indiquerait alors que la fictionnalisation de l’héritage maternel est ici non pas seulement artificielle, mais bien symptomatique d’une distorsion calculée de la réalité. Soit la question de la culpabilité allemande doit être inscrite consciemment dans ces memoirs germano-irlandais pour satisfaire l’horizon d’attente de lecteurs des années 2000. Allemands ou non, ces lecteurs sont en tout cas familiers, désormais depuis plusieurs décennies, de la question de la Vergangenheitsbewältigung, et conscients de la nécessité d’un repentir essentiel à la bonne et morale représentation de tout héritage allemand post-Troisième Reich.

Cette alternative ne pouvant être éclairée qu’après un nouvel entretien avec Hamilton, pas encore réalisé au moment où ces lignes sont écrites, il faut donc désormais se tourner vers la mise en scène sur le papier d’un dernier héritage, littéraire et plurilingue.

S’INSCRIRE DANS UN HÉRITAGE LITTÉRAIRE PLURILINGUE : AU-DELÀ DE LA LANGUE MATERNELLE ?

C’est donc précisément par le truchement de cette mise en scène intermédiale et translingue que Hugo Hamilton dépasse la captivité narrative de l’héritage familial, celui des grands-parents maternels, entre amour profond du couple et mort certaine – dualité diégétique parfois manichéenne dans laquelle sa mère est elle-même prise. L’originalité du récit de soi, déployé autour du topos autobiographique que constitue la mise en scène de l’héritage maternel – ici allemand – repose bien, en effet, sur cette intermédialité inédite : Hamilton recrée l’itinéraire de sa mère en Allemagne sous le Troisième Reich comme s’il s’agissait de poser sur le papier le « film en noir et blanc » qu’il voit dans les récits de sa mère et propose au lecteur devenu spectateur. Les images de l’Allemagne qui surgissent de cette mise en film de l’héritage maternel sont développées au cours de ces séquences du film maternel, média hybride inséré de part en part dans le récit autobiographique et qui marquent le lecteur avec plus de force peut-être que le reste du récit, plus classiquement irlandais. Une contradiction finale semble enfin se poser à l’autobiographe : comment dépasser, dans ce récit translingue des memoirs, l’héritage de la langue maternelle ? L’allemand de la mère est présent dans le texte hiberno-anglais, mais il cohabite avec l’irlandais imposé par le père de l’auteur-narrateur : il s’agit alors pour Hamilton de s’inscrire dans une lignée d’autobiographes plurilingues.

On comprend donc pourquoi c’est un extrait de l’incipit canonique du premier tome de l’histoire de vie d’Elias Canetti Die gerettete Zunge (1977) que Hugo Hamilton choisit – dans sa seule traduction anglaise – comme épigraphe du premier tome de ses memoirs :

I wait for the command to show my tongue. I know he's going to cut it off, and I get more and more scared each time.

(Hamilton 2009 : 1)

Ich warte auf seinen Befehl, die Zunge zu zeigen. Ich weiß, dass er sie mir abschneiden wird, und fürchte mich jedesmal mehr.

(Canetti 1994 : 9)

Cette mise en exergue invite aussi à repenser la notion d’héritage culturel et de ce qu’implique sa représentation en littérature – qui ne saurait se réduire au paradigme de la langue maternelle ou à la médiation des histoires de vie des générations antérieures. Que cherche à accomplir Hamilton en plaçant en épigraphe du premier tome de ses memoirs une citation d’Elias Canetti ? Les thèmes de la coercition et de l’interdit y sont présents autour de la langue-organe, menacée physiquement par un adulte moqueur. Or, plus loin dans les memoirs de Hamilton, c’est précisément dans une autre mise en film que celle évoquée plus haut que l’intertexte entre Hamilton et Canetti est le plus subtilement déployé. Il s’agit ici non plus du « film en noir et blanc » dont la mère de l’auteur-narrateur était le personnage, mais d’un film mis en scène au niveau hypodiégétique par l’auteur adulte. Il réalise une véritable séquence filmique, tragi-comique, à partir d’un souvenir où la famille déjeune, attablée autour d’une langue de bœuf :

Inside, my mother is boiling the cow's tongue and there is a strong smell all around the house. That evening we watch as she wraps the tongue up in a white cloth and puts it into the vice. She winds the lever around and presses the tongue as hard as she can. [...] The next day we sit down to dinner and my mother brings out the tongue on a plate, all pink and pressed into a square shape by the vice and some glue around it as well. My father takes the knife and begins to cut. Everybody gets a slice [...] Franz wants to know if you eat a cow's tongue, will you start saying moo. My mother laughs, but now it's time to stop the jokes and eat. I don’t like the taste of tongue. It's like eating rubber. I look around at Franz and Maria and they have stopped chewing as well. Maria is allowed to spit hers out on the plate because she's going to get sick, but we have to keep eating until it's finished and learn not to be afraid of new tastes. “It's just exactly like ham”, my mother says.

She eats it and my father eats it and they nod to each other. “Excellent”, my father says.

But I don’t think they like it either. I think they’re just pretending because they don’t want it to go to waste and people to know they’re wrong. We have to keep chewing, even though I nearly want to get sick, too, and I can’t stop thinking of biting my own tongue and all the glue coming out from inside it. Everything comes to a standstill. There's a big lump in my mouth and I’m like Ita on the potty, not swallowing the last spoon and not saying a word, until my mother says it's all right, we don’t have to eat any more [...] “I suppose you don’t want to eat something that somebody else had in their mouth already,” she says.

(Hamilton 2009 : 162–163)

La langue-organe, renvoyant par une habile synecdoque, comme chez Canetti, à la langue-langage, est torturée : pressée dans un étau par la mère, découpée en morceaux par le père, elle déborde de la colle qui salissait l’outil « vicieux

« Vice » étant polysémique en anglais : le terme renvoie à la fois à l’étau et au vice.

» avec lequel la mère l’avait aplatie sans merci. La langue de l’animal écœure les enfants, invités à ne pas craindre les goûts inconnus, mais finalement autorisés à la recracher. La coercition imposée à la langue, organe ou idiome, du fait des passions linguistiques des parents ou de leurs intérêts économico-culinaires

La plupart des occurrences hétérolingues allemandes recouvrant, par exemple, des hypocoristiques, des moments phatiques et autres références culturelles teintées de tendresse.

semble physiquement insupportable : cet héritage n’est pas celui des enfants, cette langue ne leur appartient pas et n’est qu’un corps étranger greffé violemment sur le corps réel des enfants par les générations antérieures (« you don’t want to eat something that somebody else had in their mouth already » admet Irmgard, dans un rare élan de résistance à la tyrannie de son époux). Recréant rétrospectivement le personnage aimant, aimable, compréhensif et généreux qu’est sa mère, notamment par le recours à la langue allemande comme objet narratif11, symbolisée au même titre que d’autres idiomes par cette langue de bœuf écœurante, Hamilton semble entre autres hériter de l’art du portraitiste qu’on a pu louer chez Canetti (Canetti 1998 : vi). Comme chez Canetti, dont le premier volume des écrits autobiographiques est parcouru d’occurrences de la langue-organe renvoyant par synecdoque à la langue-langage

Une synthèse analytique des premières occurrences de la langue-organe dans Die gerettete Zunge est proposée par Anne Fuchs (Fuchs 2004 : 46–48). Nous proposons une relecture et des ajouts à ce tableau canettien (Sampagnay 2021).

, Hamilton tourne ici des images dont la puissance de figuration n’a rien à envier à celle de véritables séquences filmiques.

L’hypothèse formulée ci-dessus, selon laquelle la mise en scène d’un héritage littéraire est aussi plurilingue que métatextuel, semble être confirmée par le plus récent des récits de Hamilton. En effet, l’auteur a publié en 2022 un roman intitulé The Pages, dont le protagoniste n’est autre que le livre Die Rebellion de Joseph Roth, dont le lecteur suit la destinée depuis les autodafés nazis jusqu’en Amérique.

CONCLUSION

C’est donc sur un mode intermédial singulier que Hugo Hamilton met en scène ce triple héritage maternel, historique et linguistique dans ses memoirs : par cette mise en film sur le papier, l’enfant plurilingue recréé à distance se représente l’histoire de sa mère « en noir et blanc », et au prisme de l’héritage maternel. Il s’agit là d’une histoire de l’Allemagne structurée sur un mode binaire – le noir du national-socialisme s’opposant dans un manichéisme enfantin assumé à l’innocence immaculée des résistants au nazisme, parmi lesquels compte la famille de la mère de l’auteur-narrateur. Nous avons voulu montrer comment la narration se trouve interrompue par une série de séquences filmiques, elles-mêmes construites comme une succession de plans cinématographiques formant un ensemble certes sémantiquement fermé, mais dont la vigueur diégétique semble distiller à chaque chapitre la voix narrative de l’enfant plurilingue recréée à distance par son double adulte écrivant. Il resterait à étudier les instants où ce long-métrage sur le papier, présenté par bribes, est lui-même entrecoupé de moments métanarratifs parmi les plus puissants de ces memoirs hiberno-allemands situés autant en terres bavaroises fantasmatiques qu’en terres plus fermement irlandaises.

La mise en scène de l’héritage est au cœur du récit de Hamilton puisque c’est l’Allemagne toute entière en tant qu’espace distant, ainsi qu’en tant que narration historique (anti)nazie qui est imbriquée dans un contexte étranger, nationaliste, allophone – bien que déjà glottopolitiquement bilingue – irlandais. L’Allemagne perçue à distance constitue une caisse de résonance étrangère d’un récit de soi à première vue très hibernique. Ce qui demeure finalement problématique, c’est bien la situation géographique, idéologique et politique de cet espace germanophone en terrain allophone. L’Allemagne se trouve alors réduite à l’altérité radicale de la langue de l’autre – pour le meilleur et pour le pire, pourrait-on dire – et ce à tous les niveaux de la narration. L’héritage allemand est donc singulier en ce sens qu’il est moins celui de la diaspora ou d’une communauté que celui de l’étrangeté linguistique : l’espace langagier d’un foyer bigarré, germanophone et irlandophone en terrain anglophone. Le père du narrateur-auteur est, en « patriote des langues » (Hagège 2009 : 541), l’instigateur d’une language war (Hamilton 2009 : 255) domestique où se mêlent tyrannie langagière et sincère passion linguistique.

Si Hamilton adopte certaines techniques filmiques pour écrire un double scénario – celui de sa mère, première scénariste et réalisatrice d’un film « jeune public » mettant en scène son passé traumatique et l’histoire nationale d’une part, et d’autre part celui de son jeune double de papier intradiégétique –, la portée générale reste ambitieuse et complexe à l’échelle métanarrative. En effet, l’auteur opère une authentique mise en abyme où sont imbriqués quatre niveaux de mise en scène, dont deux mises en film – premier et deuxième niveaux imbriqués : celui de la mère intradiégétique qui agit comme instance de montage et de censure du film ; celui de son fils adulte autobiographe et créatif –, puis la mise en scène qu’est la réalisation littéraire du scripteur autobiographe (troisième niveau), qui lui-même fait mettre en film par son double enfant intradiégétique les journaux de la mère que l’adulte a lus, et qu’il traduit et réécrit ici (quatrième niveau). Ce degré de complexité semble poursuivre l’objectif diffus de questionner l’authenticité de toute aspiration à la narration: récit collectif au service d’une identité nationale ou simple récit de soi ne sont, on le sait, que des fictions plus ou moins utiles et légitimes visant à conférer un sens, un ordre général aux phénomènes passés et présents. La force d’Hamilton est peut-être de rappeler le rapport au réel distendu qui soustend toute mise en scène, sans pour autant s’ériger en autorité morale voire moralisatrice qui viendrait dispenser aux lecteurs angéliques cette belle leçon littéraro-historiographique. C’est sa position singulière entre les langues et les media qui permet au plus allemand des autobiographes irlandais d’assumer cette mise en film d’une Vergangenheitsbewältigung transgénérationelle.

eISSN:
2545-3858
Languages:
German, English, French