C’est vers la fin du XXe siècle que la science de la culture a été spectaculairement revalorisée dans les disciplines littéraires, à telle enseigne qu’elle est destinée dans les premières décennies du XXIe siècle à devenir quasiment une « discipline de référence » bien au-delà des seules disciplines littéraires (Stierstorfer / Volkmann 2005 : 7).
Même en se ralliant à cette manière optimiste de signaler la montée en puissance de la science de la culture
La présente contribution se propose de signaler les difficultés auxquelles est confrontée la science de la culture si elle est appliquée à une « aire culturelle » (faute de disposer d’un autre concept opératoire, nous utilisons le terme allemand
Aujourd’hui encore, presque toutes les facultés de lettres allemandes englobent un département s’intitulant « Institut de romanistique » ou « Philologie des langues romanes ». On entend par là l’étude de la langue, la littérature, et donc aussi de la culture, le plus souvent française, espagnole et italienne, auxquels s’ajoutent, selon l’endroit, le portugais, le roumain, le catalan ou encore le rhéto-roman, le sarde, l’occitan. En outre, sous l’impulsion du colonialisme et des données postcoloniales, Afrique, Amérique latine, Caraïbes et Canada (Québec) sont des aires culturelles devenues des objets d’étude à part entière. Traduction par F. Knopper de l’article, un peu raccourci, de K. P. Walter (2010), « Das Ringen um die französische Kultur, Landeskunde und Kulturwissenschaft in der Franko-Romanistik », in Barmeyer, Christoph (Hg.),
Ces diverses langues dérivant du latin dit vulgaire, la reconstitution de cette famille linguistique a entraîné non seulement une approche comparée des enjeux épistémologiques mais aussi l’apprentissage de plusieurs langues, et le plurilinguisme fut longtemps un requis dans le cadre des études universitaires, ce qui est une spécificité germanique, un
L’émergence de la romanistique dans les universités à l’époque du romantisme allemand est à rattacher à un intérêt accru porté aux langues et littératures romanes : réhabilité et idéalisé, le Moyen Age était censé correspondre à « la jeunesse des peuples et de l’humanité » (Bott 1982 : 9). Il était vu à l’échelle européenne et la mise à l’honneur des épopées, des romans courtois, du Minnesang, n’était pas pensable sans prendre en compte la culture française. La comparaison des productions culturelles française et germanique a débouché sur des analyses philologiques poussées, sur l’édition savante de textes anciens, sur un travail de traduction (Dante, Boccace, Montaigne, Cervantès, théâtre espagnol de l’Age d’Or).
Enfin, comme la réflexion politique se concentrait alors sur le concept d’Etat-nation (il ne faut pas oublier le traumatisme engendré par l’occupation napoléonienne), on réactiva le présupposé qu’une langue commune était nécessaire à la constitution d’une pensée collective et d’une culture commune à la nation. De là découlèrent des recherches étymologiques et grammaticales qui permirent de dégager les spécificités des langues et en particulier celles des langues dites « romanes ». C’est ainsi que Friedrich Christian Diez (1794-1876) a fondé une nouvelle discipline,
Comme les autres disciplines littéraires, la romanistique considéra, à partir de la moitié du XIXe siècle, que la méthode idéale est le positivisme. A l’instar des sciences naturelles, il s’agissait d’observer, collecter, classer les phénomènes afin de dégager des logiques vérifiables empiriquement. Rien d’étonnant donc à ce que les recherches sur l’étymologie, la lexicologie, la grammaire historique et moderne, ainsi que l’édition historique et critique de textes soient passées au premier plan. Le volet culturel ne retenait l’attention que pour ce qui concernait des « faits » et le contexte matériel : par exemple, la configuration géographique et administrative ou bien le système éducatif. Cela relevait de la
Pour les romanistes, une autre considération a également joué un rôle : ils avaient la tâche de préparer les futurs enseignants à exercer leur métier dans les lycées « modernes » qui se différenciaient des lycées « classiques » humanistes. Cette préparation répondait aux projets impérialistes du Reich unifié en 1871. En effet, pour affronter la concurrence commerciale, diplomatique, militaire, il était judicieux de maîtriser des langues étrangères (d’abord le français puis l’anglais) et d’apprendre des données culturelles. Il revint alors aux universitaires, romanistes compris, de diffuser des connaissances sur les aspects concrets des pays et des habitants étudiés.
Mais la romanistique fait aussi partie des domaines dans lesquels la seule exploitation des faits ne répond pas à toutes les attentes. Depuis l’introduction aux
C’est une orientation culturelle essentialiste qui a été privilégiée durant la Première Guerre et jusqu’en 1939. La dénomination en usage est la
Cette science antithétique de la culture englobe deux aspects, lesquels illustrent les préjugés (dé)valorisants qui, en réalité, conditionnaient cette analyse soi-disant neutre des caractères allemands et français. Le premier préjugé était l’infériorité morale et intellectuelle qui serait congénitale aux Welches, le second était l’utilisation qui pouvait être faite de cet argument pour réhabiliter l’identité allemande et la replacer au pinacle des nations culturelles. Etudier la culture française équivalait à régénérer l’intérêt pour ce qui était national et allemand.
Cette approche a eu une variante qui consista à ajouter la dimension d’un antagonisme, la culture devenant alors agonale. Pris d’un élan martial, des spécialistes de la culture française mirent leur science au service d’un conflit guerrier, qui leur paraissait vraisemblable ou même nécessaire, afin d’obtenir la révision d’un traité de Versailles dont ils estimaient que les clauses étaient dégradantes et afin de restaurer la grandeur, qu’ils disaient ancestrale, d’une Allemagne puissante. Ici, la science de l’être profond possédait deux orientations idéologiques. D’un côté la comparaison systématique avec les formes dans lesquelles se manifestait la culture française se devait de « prouver » la décadence des Français et la supériorité des Allemands et d’ainsi légitimer le recours à la « rationalité » militaire, à une inévitable confrontation armée avec les puissances occidentales, et ce au profit des intérêts géopolitiques et économiques de la nation, en particulier au regard de la reconquête de la prééminence de sa pensée philosophique en Europe et dans le monde. D’un autre côté l’investissement des savants dans l’analyse de la culture française, de ses lacunes et faiblesses, serait une contribution concrète au réarmement national. Un représentant de cette science antithétique de la culture fut Eduard Wechssler (Wechssler 1922, cité d’après Bott 1982). Tout cela fut un terreau favorable à la science de la culture telle qu’elle se présenta et fut appliquée après 1933.
A l’inverse, des personnalités illustres comme Klemperer ou Curtius ont fait partie de ceux qui ont développé une approche humaniste de la culture durant la République de Weimar (…).
Cette approche humaniste de la culture de Klemperer et Curtius ne pouvant plus avoir cours après 1933, plusieurs de ses tenants, en particulier ceux d’origine juive, durent s’exiler ou furent contraints de garder le silence, comme dans le cas de Klemperer. Même Curtius composa avec l’esprit du temps dans la mesure où il réactualisa l’aire géographique des études romanes et se consacra à des espaces qui semblaient plus éloignés, à la littérature italienne et espagnole du Moyen Age et de la Renaissance, domaines moins exposés voire bienvenus puisque l’Italie de Mussolini et l’Espagne de Franco étaient traitées en partenaires fascistes. Cette ouverture fut instrumentalisée pour enrichir l’antagonisme culturel et fut même interprétée comme constituant un engagement concret au service de la guerre à partir de 1939. Cette triste compromission scientifique ne mérite pas une analyse détaillée. Nous nous contentons de mentionner « l’opération Ritterbusch » (Hausmann 1998 : Teil III) qui a été soutenue activement par la romanistique. Sous l’impulsion du ministère de l’éducation (Reichsministerium für Erziehung, Wissenschaft und Volksbildung), le juriste Paul Ritterbusch, recteur de l’université de Kiel, avait lancé, peu avant l’offensive à l’ouest du printemps 1940, un appel à l’intention des universitaires littéraires pour les pousser à prendre part à l’effort de guerre en apportant le témoignage de la supériorité philosophique et littéraire de l’Allemagne et en cautionnant l’idéologie national-socialiste.
L’examen de la participation des milieux des romanistes aux nombreux colloques et à la publication collective Cf. Werner Krauss (1900-1976), arrêté pour antifascisme après le 20 juillet 1944 et envoyé en camp de concentration ; il jouera un rôle de premier plan parmi les romanistes de RDA.
Comme mentionné plus haut, la romanistique, avant même 1914, avait pris deux orientations : soit elle s’attachait à la connaissance des faits
Il y a deux explications à ce changement d’orientation après 1945. Tout d’abord, on se penchait sur les faits culturels afin de clairement se distancier des errements d’une science de l’être profond qui avait sans vergogne renoncé aux critères scientifiques pour stimuler le bellicisme et servir les prétentions
En outre, il y avait un grand retard à rattraper afin de fournir une base solide à l’orientation maintenant choisie (Bock 1978 : 189, cité par Kolboom 2002 : 376), puisque la présentation de « l’ennemi héréditaire » avait été si caricaturale et lacunaire que les composantes de l’altérité culturelle en avaient été opacifiées. Le terme allemand de
Si l’on tient compte du retard accumulé en matière de corrections à effectuer après la Seconde Guerre et si l’on se réfère à ce qu’Alfred Grosser a considéré comme constituant « l’infrastructure humaine » qui est le socle du rapprochement franco-allemand (Grosser 1997 : 81) Manfred Villinger a eu l’obligeance de nous fournir la référence précise de cette citation.
Les contestations de mai 1968 se sont certes rapidement assagies et la « révolte estudiantine » s’est apaisée suite aux mesures prises par les autorités politiques des pays respectifs. En revanche, le combat mené pour imposer des schémas de pensée alternatifs et la remise en cause de phénomènes sociaux traditionnels ont à moyen et long terme enclenché des changements dans les mentalités et suscité des modernisations structurelles de la part de l’establishment. Cela vaut tout particulièrement pour les activités scientifiques en général et notamment pour les disciplines littéraires, chacune se livrant à un examen approfondi de son fondement théorique. Pour ce qui est de la science de la culture, cette réorientation impliquait forcément que l’on veuille se détourner du fatras de faits réels qui étaient collectés et énumérés par des assistants plus ou moins compétents – si l’on reprend le sévère verdict formulé par Curtius bien avant 1968 –, et que l’on se lance dans un plaidoyer en faveur d’une interprétation critique et analytique des pratiques culturelles étrangères, mais sans pour autant revenir aux objectifs qu’avait eus la science de l’être profond. Des publications programmatiques telles que le numéro spécial d’
Corollairement se manifesta le souhait de réviser le contenu de la recherche et de l’enseignement. Mais ce n’a plus été, cette fois, au nom des futurs enseignements que son orientation a été structurée. Tout au contraire : étant donné la baisse démographique, la carrière d’enseignant, auparavant prisée car censée garantir le bénéfice d’une retraite de fonctionnaire, avait perdu ce prestige aux yeux des nouvelles générations. La crise de l’emploi incita les romanistes à envisager d’autres profils professionnels et à se tourner vers des formations innovantes dont les bénéficiaires pourraient accéder au monde de l’entreprise, grâce à leurs connaissances linguistiques et civilisationnelles ainsi que grâce à une formation interdisciplinaire et à l’acquisition de compétences en matière de communication, ce qui les rendait flexibles et les préparait à la vie active. Cette ouverture délibérée à une professionnalisation autre que celle de l’enseignement a incité, dans les années 1980, à concevoir de nouveaux parcours de formation et à ouvrir des enseignements en science de la culture : citons les universités de Giessen et Kassel ainsi que celle de Passau, dont les cursus de « management culturel » seront ensuite copiés ailleurs plus ou moins ouvertement. Puisqu’il était nécessaire de davantage tenir compte des requis de l’application des connaissances au monde du travail, la maîtrise d’autres langues romanes que le français fut prévue, en particulier celle de l’espagnol pour les liens avec l’Amérique latine. En tout cas, à la suite de cette double innovation, la disciplinaire et la professionnalisante, la science de la culture est désormais devenue, à côté des disciplines traditionnelles que restent philologie et littérature, le troisième pilier de la romanistique.
On a assisté vers le milieu des années 1990 à un nouvel élan qui est dû à la prise en compte de la pluridisciplinarité et de son pouvoir intégrateur. D’importants jalons ont été posés dans ce secteur par Hans-Jürgen Lüsebrink et Dorothee Röseberg, comme cela fut manifeste en 1993, année du 23e Congrès des romanistes à Potsdam. Tous deux, dans une Section à l’intitulé programmatique de « civilisation et science de la culture », ont exposé dans quelle mesure le concept de
Bien qu’il soit impossible de synthétiser l’immensité et les apports de la production scientifique de H.-J. Lüsebrink, retenons ici un pan heuristiquement opératoire de sa définition de
Röseberg (2001) souligne de façon explicite dans quelle mesure, au regard des consternantes expériences que la romanistique a faites à cause des déviations de la science de l’être profond, les manifestations culturelles sont des artefacts qui peuvent se former et se consolider en fonction des configurations sociales et historiques, et qui peuvent en fin de compte aussi se modifier au gré de conjonctures pragmatiques concrètes. Au lieu de choisir comme préalable l’objectif de mettre en lumière des constantes « pérennes », c’est un concept dynamique de la culture qui doit servir de point de départ aux enquêtes que les chercheurs mènent sur la genèse et l’évolution des domaines et des objets de recherche définis par Lüsebrink. La conséquence de cette dynamisation du concept de culture est d’encourager l’étude des implications de la perception de l’autre et de soi, d’autant que l’analyse comparative des cultures, des processus de transferts et d’échange a gagné en importance et joue désormais un rôle central dans l’établissement de la communication interculturelle.
Ce récent changement de paradigmes et cette valorisation herméneutique et épistémologique du sens conféré à la « culture » ont une portée considérable : à la différence des approches précédentes, il ne s’agit plus d’opposer l’étude des faits à celle de l’essence culturelle mais d’intégrer ces deux options. Autrement dit, à l’instar du romaniste Frank Baasner, d’être en mesure de « regrouper la littérature, la langue, l’art, les medias, la configuration sociale, les modes de vie et les mentalités, et de les commenter en fonction de leur contexte » (Baasner / Thiel 2004 : 7).
Glossaire: Bien culturel / Héritage et patrimoine vs Kulturgut / kulturelles Erbe Von der Weltliteratur zum nationalen Erbe? Der Fall der Comtesse de Ségur Les usages politiques de l’héritage antifasciste dans les relations franco-est-allemandes Kanon und Konflikt. Kunst aus dem Nationalsozialismus in deutschen Kunstmuseen Editorial Introduction Entretien L’Allemagne dans l’Irlande de Hugo Hamilton, ou la mise en film sur le papier d’une Vergangenheitsbewältigung maternelleSammeln und Inszenieren: Stefan Zweigs Sammelleidenschaft als Movens seiner Erkundungen künstlerischer Produktivität Acteurs et processus autour de l’héritage : l’Opéra d’État de Vienne, un exemple à plusieurs échelles (1869–1955) La classe de sculpture de Johann F. Duncker à l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, entre oubli et effacement historiographique Stefan Zweig, gardien de l’héritage européen