Y-a-t-il encore aujourd’hui des « écoles historiques » ? Et si oui sont-elles seulement thématiques ou idéologiques, mais plus jamais nationales ? La question peut paraître obsolète, à l’heure (théorique) de la mondialisation et de la transdisciplinarité. Le retour sur l’historiographie du culturel la justifie pourtant, dans la mesure où la situation présente ne peut se comprendre que parce qu’il y a eu une voie française d’accès à cette histoire, qui explique la manière dont celle-ci, encore aujourd’hui, ordonne, définit et conduit ses objets de recherche Ce texte prolonge la réflexion engagée dans Ory 2015 [2004] et Ory 2005. On se reportera toujours avec profit aux synthèses développées par Philippe Poirrier (ex. : Poirrier 2004).
Postuler une école c’est postuler une démarche spécifique, fondée sur des prémisses qui ne sont pas la simple reprise d’une démarche antérieure et extérieure, et qui produisent des objets scientifiques propres. Et tout, ici, commence par le nom. C’est en commençant à se qualifier, donc à se définir, dans l’espace francophone, comme « histoire culturelle » que cette voie historiographique-là s’est identifiée, en distinguant dans le champ et en se distinguant dans le temps. À cet égard, l’année 2018 n’aura pas seulement été celle de la commémoration des cinquante ans de Mai 68 mais aussi, beaucoup plus modestement, celle du cinquantenaire du baptême français de l’histoire culturelle. L’article précurseur, portant cet intitulé et signé du grand historien médiéviste Georges Duby, s’il est paru au printemps 1969 (Duby 1969), est en effet explicitement daté d’« avril 1968 ». Pas sans intention, sans doute, comme si son auteur avait souhaité le renvoyer à une configuration déjà historiquement datée, d’autant plus que le périodique dans lequel il paraît s’appelle la
Dans les années qui suivirent, la notion ainsi que la problématique qui lui était associée allaient continuer à être reprises, sans plus d’effet, par quelques rares historiens ayant en commun d’être à l’époque en position d’ Cf., sur cette intraduisibilité, les considérations de Robert Darnton, dans divers textes, dont son Ajoutons-y le tardif et moins remarqué
Mais, au-delà, ou plutôt en deçà de ces usages linguistiques, il n’y a pas d’histoire culturelle, il n’y en a que des preuves, et ces preuves sont livrées au public par l’évolution même de la bibliographie des acteurs les plus en vue de la production historique française à cette époque. À commencer par Duby qui, dans les années 1950, a soutenu une thèse – autrement dit qui a gagné son entrée dans le système universitaire – en respectant la grande tradition des Dès 1958 Duby posait la question de la féodalité comme « mentalité médiévale » (Duby 1958). Les dates indiquées dans ce paragraphe sont celles de la publication d’un ouvrage jugé déterminant pour la suite de l’itinéraire des historiens cités. Pour une thèse, on le verra, soutenue en 1956. François Lebrun, né en 1923, était un contemporain de Jean Delumeau mais diverses circonstances biographiques en ont fait son élève et son disciple. On sélectionne ici son premier travail de synthèse sur
Tout est alors en place pour qu’un terme vienne unifier ces approches que les notions de « psychologie historique » et d’« anthropologie historique » n’épuisent pas. Rien de plus significatif, à cet égard, que Encore préparées dans l’ancien système académique français, autrement dit dans la configuration longue (durée excédant, et parfois de beaucoup, les 10 ou 15 années de recherche, volume excédant, et parfois de beaucoup, les mille pages, etc.). L’ouvrage a connu une réédition en 2018, précédée d’une préface en élargissant le propos (Ory 2018).
Puisqu’on est en France et au XXe siècle, l’explication ne pourra pas passer par l’hypothèse d’une influence des
Autant dire qu’on est ici devant la configuration historiographique la plus opposée qui soit à celle des historiens français de l’époque, enfants d’une culture sous hégémonie catholique – et non protestante, cléricale – et non démocratique, communiste – et non progressiste. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, le processus, remarquable, de légitimation de la
Celle-ci pouvait pourtant se réclamer de la plus ancienne généalogie historiographique, directement issue de la grande révolution culturelle franco-allemande des Lumières. Dans sa modalité française, ce profond changement s’était traduit par la mise en place d’un projet d’histoire de la
Parallèlement à ce rapide épuisement, la traduction allemande de ce projet, cristallisée autour de la notion de
Il est facile, rétrospectivement, de pointer tout ce en quoi cette démarche demeure éloignée des prémisses de ce qui sera dénommé en terre française histoire culturelle à partir du dernier quart du XXe siècle. Cette production croit en un « sens de l’Histoire » ; elle est, dans son ensemble, orientée : aristo-centrée, masculino-centrée, et occidentalo-centrée. Elle pose a priori une hiérarchie mondiale des civilisations, au nom de l’existence d’une civilisation de référence (le titre de la synthèse de Guizot n’est pas, par exemple, On retrouvera encore ce tropisme chez le premier grand culturaliste français d’aprèsguerre, Charles Morazé Ainsi le prestige international de l’histoire de l’art française pendant l’Entre-deuxguerres et celui de la philosophie française après 1945 n’ont-ils rien qu’on puisse rapporter à une invérifiable plus ou moins grande « qualité » de la production, française ou allemande, en ces deux domaines mais tout qui puisse être indexé à la défaite géopolitique allemande, qui s’est traduite à l’époque en termes de propagande plus ou moins efficaces et d’exils plus ou moins définitifs.
Le premier mouvement est de nature profondément politique. On y retrouve le marxisme, à l’origine des
C’est à cette lumière d’une appréhension élargie et approfondie du « social » que se comprennent mieux, à partir des années 1960, aussi bien l’élargissement des perspectives marxistes en direction du symbolique que la contribution de l’anthropologie à l’enrichissement du concept. La première tendance est sensible dans l’évolution de l’oeuvre d’historiens comme Michelle Perrot, Michel Vovelle, Daniel Roche ou Roger Chartier. La seconde tient compte du fait que, jusqu’aux années 1970, la seule science qui use couramment du concept de culture n’est ni l’histoire ni la sociologie mais bien l’anthropologie, héritière après-guerre d’un projet scientifique secoué par les critiques dénonçant son instrumentalisation aussi bien par le fascisme que par le colonialisme. Ici aussi le chaînage des transferts culturels permet de comprendre les lieux et les temps des cristallisations. A partir d’Edward Tylor, c’est de la culture allemande que l’univers scientifique anglophone reçoit le concept Sans surprise, c’est en termes de Cf. là aussi Ory (2016 [1994]). Dès les années 1930 l’Institut International de Coopération Intellectuelle (IICI) organe exécutif de l’OICI, sis déjà à Paris, comme le sera l’UNESCO, s’ouvre à des questionnements culturalistes, comme la muséographie ou les arts et traditions populaires.
Dans ces conditions, le transfert vers l’histoire se fera du côté français en deux temps. Si pendant l’Entre-deux-guerres Lucien Febvre met en avant la notion de « mentalité », c’est qu’il emprunte à l’ethnologue français de référence de sa génération, « notre maître Lévy-Bruhl ». Celui-ci a, en effet, popularisé le concept en l’appliquant aux « sociétés inférieures » mais on a avancé l’hypothèse Cf. Ory 2005. Cf. le dossier constitué par Monique Cottret, Philippe Joutard et Jean Lecuir, associé à la réédition de l’
Le résultat de cette situation polémologique sera sans équivoque. Les personnalités les plus affirmées de la génération de l’immédiat après-guerre qui avaient pris au sérieux le troisième terme du triptyque annaliste modèle 1946, tels un Charles Morazé Morazé est l’auteur méconnu de Dont les textes les plus ambitieux sont presque tous posthumes et dont, en particulier, la thèse de doctorat monumentale sur
Le constat, qui s’imposera peu à peu, de la nécessité de reconnaître enfin une place centrale aux affects et à l’imaginaire dans la détermination des conduites humaines faisait cependant surgir de nouvelles cohortes de chercheurs et ce d’autant plus que si, par exemple, le projet de « sociologie des sens » d’un Georg Simmel (Simmel 1907) restait inconnu du monde académique français, il fallait bien prendre désormais en compte le Norbert Élias du Signe cependant de la forte réticence à cet ouvrage, les tomes I et II (Elias,1939) ne sont, partiellement, traduits qu’en 1973
Que Robert Mandrou, obligé de quitter la rédaction des
L’école française d’histoire culturelle est donc la résultante de plusieurs démarches qui ont renouvelé un vieux projet remontant aux Lumières, françaises puis allemandes : une démarche d’histoire sociale, née d’une évolution critique de la doxa marxiste, une démarche d’histoire politique, née d’une évolution critique des grilles de lecture libérales, enfin, et surtout, une démarche d’anthropologie historique, née d’une évolution critique des hypothèses économistes du groupe dominant de l’École des Qu’il n’est donc pas nécessaire de « démystifier » (Lloyd 1996).
Glossaire: Bien culturel / Héritage et patrimoine vs Kulturgut / kulturelles Erbe Von der Weltliteratur zum nationalen Erbe? Der Fall der Comtesse de Ségur Les usages politiques de l’héritage antifasciste dans les relations franco-est-allemandes Kanon und Konflikt. Kunst aus dem Nationalsozialismus in deutschen Kunstmuseen Editorial Introduction Entretien L’Allemagne dans l’Irlande de Hugo Hamilton, ou la mise en film sur le papier d’une Vergangenheitsbewältigung maternelleSammeln und Inszenieren: Stefan Zweigs Sammelleidenschaft als Movens seiner Erkundungen künstlerischer Produktivität Acteurs et processus autour de l’héritage : l’Opéra d’État de Vienne, un exemple à plusieurs échelles (1869–1955) La classe de sculpture de Johann F. Duncker à l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, entre oubli et effacement historiographique Stefan Zweig, gardien de l’héritage européen